Nous n’avons de cesse de répéter que le monde de l’art a été infiltré par le monde de la mode au point où il s’agit aujourd’hui d’une industrie du cool et non du monde réel. L’artiste français Stéphane Simon vient indirectement de le prouver en élevant le selfie au rang d’art. Sa vision nous a semblé intéressante, il était important de vous la faire partager.
L’entrée dans l’ère du numérique a modifié et va continuer de modifier considérablement la nature même de nos comportements humains et de nos relations aux êtres et à notre environnement. Nous sommes à un moment anthropologique majeur de notre développement, en tant qu’individu et en tant que société. Le selfie, mise en scène de soi digitale instantanément partagée sur les réseaux sociaux, est le symbole planétaire du large mouvement d’autonomisation des pratiques culturelles qui résulte de la transition numérique.
La pratique du selfie, aujourd’hui totalement assimilée par le collectif, concentre l’attention sur le statut du sujet sur fonds de désinvestissement de la sphère publique et de crise de confiance dans les institutions politiques et sociales. Elle apparaît comme un moyen de réassurance et d’ancrage dans le monde, là où l’individu ne trouve plus nécessairement d’espace de libre expression et d’échange au sein duquel exprimer son besoin vital de jeu (social notamment) et de théâtralité à travers la mise en scène de ses passions.
Le selfie, est donc devenu un rituel incontournable. Cette mise en scène de soi, prise à bout de bras, a généré l’apparition d’un nouveau catalogue de gestes inédits à l’échelle planétaire, don t l’expression, le sens et l’usage sont sans équivalent au regard de l’histoire de l’humanité. Son esthétique, glorifiant la posture, le corps, l’expressivité héroïque et la volonté de fixer une action immédiate renoue avec la tradition de la représentation des dieux et des personnalités telle qu’elle était pratiquée dans l’antiquité, notamment à l’époque hellénistique.
Les messages véhiculés et recherchés sont-ils les mêmes ? Recherche de sacralité, d’exemplarité, besoin d’identification, d’admiration, d’offrande et de culte ? Il est un fait certain, c’est que la gestuelle propre à la pratique du selfie, que l’artiste Stéphane Simon a cataloguée et référencée pendant plus de trois ans, constitue la création d’une nouvelle forme de langage non verbal, compris de tous, qui abolit, ici encore sans précédent dans l’histoire humaine, toutes les barrières sociales, ethniques, religieuses, de sexe, d’âge, d’activité professionnelle…qui sont susceptibles d’opposer les individus.
Dans cette quête de la construction de soi, un autre phénomène se développe de manière parallèle, de façon toute aussi exponentielle que la pratique du selfie et à la même échelle planétaire : le tatouage.
Il s’agit d’une autre forme de communication non-verbale, toute aussi puissante, qui a git comme un véritable révélateur de nos sociétés contemporaines. Les motivations qui animent ces deux phénomènes sont très proches. Tous deux revendiquent une approche esthétique, une forme d’authenticité et le refus de l’impersonnalité.
Le désir de proximité avec l’autre est sous-jacent, que ce soit à travers la diffusion de son image vue par des millions de personnes dans le monde, ou par le simple lien qui unit tatoueurs et tatoués. Au centre, on trouve la main, la pratique du geste, le sens tactile, l’effleurement, le souhait de se raconter. Ces formes nouvelles d’expression de soi participeraient-elles d’un enrichissement de nos perceptions et sentiments esthétiques et politiques ? Ou bien, s’agit-il de nouvelles formes du narcissisme où le sujet, obsédé par l’idée de se rapprocher de l’autre, finirait finalement par s’en éloigner ?
L’œuvre de Stéphane Simon interroge ce moment clé de notre civilisation.
La question semble bien celle de l’image, de son rôle, de la relation que nous entretenons avec elle ; c’est aussi celle des mutations du virtuel et de la transition numérique, de ce qu’elles révèlent sur le statut du sujet, de l’espace public, de nos besoins de mythes, de la politique et de la façon de la faire désormais. Cette œuvre est aussi une invitation à se pencher sur un monde probablement en quête d’une autre forme d’être ensemble, à la recherche d’une autre image de soi – même pour les millions d’êtres humains qui le compose. Elle pose aussi la question de la place de la sculpture aujourd’hui, du rapport au temps et à la mémoire.