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433 : John Cage ou la généalogie du silence

433 : John Cage ou la généalogie du silence

Depuis son commencement, la musique expérimentale n’a cessé de surprendre. Et de déconcerter les curieux les plus aguerris. Depuis près d’un siècle, en parallèle des nombreux courants musicaux, sont apparus des artistes qui ne se satisfaisaient pas des productions estampillées « grand public ». Investis du besoin impérieux de découvrir d’autres voies, ils se sont donc mis à chercher et surtout ils ont trouvé de nouvelles façons d’appréhender les sons. La démarche recoupe bien des disciplines, cela va au-delà de la seule musique car elle impose une vraie réflexion. Ainsi donc, quantité de compositeurs se sont fait un nom en explorant ce domaine, tout neuf et perpétuellement à découvrir. On peut citer Morton Feldman, Philip Glass, Steve Reich et bien d’autres encore. Au fur et à mesure qu’avançait le siècle, l’expérimentation mutait et s’adaptait à l’évolution de la Musique. On pense à Captain Beefheart, explorateur halluciné du rock alternatif (écoutez son album intitulé Trout Mask Replica (mais asseyez vous avant), Lou Reed s’y est essayé avec son Metal Machine Music, on peut aussi citer Aphex Twin (encore en activité avec ce son caractéristique et reconnaissable entre mille). Au final, on s’aperçoit que les tentatives d’explorer ce monde inconnu sont nombreuses même si, pour la plupart, elles passent plutôt inaperçues. Chacun à sa manière et avec le bagage de ses précurseurs rajoute une brique à l’édifice.
Mais le nom qui revient le plus dans ce domaine étrange et ouvert, c’est John Cage.

John Cage, 1986. Photo credit: Akira Kinoshita, courtesy of the John Cage Trust

Pour Cage, tout est musique. Et tout relève de la recherche des fruits du hasard. L’artiste doit disparaitre pour laisser les sons s’exprimer d’eux-mêmes. Ceci ouvre en permanence des frontières nouvelles. Mais des frontières à dessiner. Jakson Pollock pensait que de nouveaux besoins requéraient de nouvelles techniques. Cage est allé directement dans ce sens. Dès 1938, s’inspirant d’Henry Cowell, il créera son premier piano préparé. Le procédé est simple: pervertir le son classique d’un piano à queue en plaçant des objets entre ses cordes (vis, gommes, morceaux de tissu….). De cette idée naitront ses Sonates et interludes pour piano préparé. Ces pièces relèvent à la fois du naïf et de l’étrange et se voient parfois dotées, au coeur même d’une tendance minimaliste, d’un caractère entêtant quasi tribal.
Et chaque nouveau morceau possède des caractéristiques propres et étonnantes.
Dans Bacchanale transpire une sorte d’urgence maitrisée qui nous frappe d’entrée, comme l’imminence de quelque chose qui nous dépasse et que l’on devrait redouter. La Sonate V est bâtie toute en inquiétude latente, avec l’impression que des bizarreries sournoises rampent invisiblement à côté de nous. Son Variations II m’évoque une version sonore d’un tableau de Kandinsky, une sorte d’évasion émotionnelle éclatée.
Evidemment, on ne va pas passer en revue l’intégrale de John Cage. Mais d’une composition à l’autre on reste suspendu, de plus en plus attentif à l’éventail des possibles.
En quelques sortes, on ne sait plus où écouter.

Beaucoup ne comprennent pas la démarche. C’est sûr, ça donne pas envie d’onduler du « boule » sur le « dancefloor » (pour sacrifier au langage de l’époque). Mais par pitié, que quelqu’un me dise que ce n’est pas que ça le but de la musique. L’absence de structure palpable dérange fondamentalement. Pour bien des personnes ce n’est plus de la musique, c’est du foutage de gueule pur et simple, du bruit. Voilà tout l’intérêt d’ailleurs, car tout n’est alors qu’une histoire de définition. Qu’est-ce que la musique ? Un assemblage de sons structurés pour obtenir une cohérence ? Une façon personnelle d’organiser la vibration de l’air ? Ce ne sont pas les définitions qui manquent.

Ce qui nous amène directement à 4’33 »

C’est le titre du morceau le plus connu de John Cage. Et pour cause. Vous trouverez sans aucun problème plusieurs représentations de ce titre sur internet et pourrez alors en saisir tout l’intérêt. Faites l’expérience sérieusement, prenez 4 minutes et 33 secondes de votre temps pour l’écouter. C’est déconcertant la première fois mais on a vite envie de recommencer. Et au fur et à mesure qu’on écoute des versions de 4’33 » on ne peut plus prétendre qu’il ne se passe rien. Bien au contraire. Car il n’y a pas d’autre moyen de participer davantage à cette oeuvre étant donné qu’elle n’existe que par son silence. En comblant ce silence par le moindre son qu’il émet, volontaire ou pas, l’auditeur lui-même crée le morceau en direct. Et produit donc une pièce unique permanente.
Avec 4’33 » on est obligé d’écouter. Sinon, effectivement on n’entend rien.

Si on extrapole un peu, entrer dans une église vide c’est venir y écouter 4’33 ». Promenez-vous sans parler à 3 heures du matin dans une rue déserte et c’est 4’33 » que vous entendez. Asseyez-vous confortablement chez vous, prenez votre guitare et n’en jouez pas pendant 4 minutes et 33 secondes: Vous voilà interprète du morceau !
Inversement, quand au supermarché, au coeur d’un brouhaha intense, vous vous demandez si cette promo sur le beurre à tartiner vaut le coup tandis qu’une vieille dame râle après son mari qui rêvasse devant les yaourts, le tout sous un déluge de pubs et de chansons en tous genres tombant sans la moindre pitié de haut-parleurs fixés au plafond, si vous le décidez c’est 4’33 » qui se joue.
De même lorsqu’au stade se déroule la finale de foot dans l’explosion biéreuse hystérique de la multitude des supporters.

C’est presque une photo sonore intemporelle. Un instantané d’une banalité affligeante qui se rejoue sans cesse aux quatre coins du monde.
Du bruit que produit un clignement d’oeil à celui du carnaval de Rio à son apogée, c’est 4’33 » que l’on rejoue.

Ce morceau est la démonstration permanente de notre façon d’exister. L’expression la plus directe de la vie car il nous pose au coeur de son propre dispositif. Nous en sommes les éléments constitutifs, indispensables. Le moindre de nos sons devient précieux.

En nous confrontant à nous-même, 4’33 » nous renvoie à notre intimité.

Quel usage fait-on du silence ? Ici et maintenant, en 2015 ? Sachant qu’il nous faut tout remplir en permanence (le caddie, le réservoir de la bagnole, les questionnaires, les statuts facebook, la multitude de nos obligations…et même le silence.). Tout ceci au détriment de notre existence. Concentré sur tout, on passe à côté de soi-même, on ne se laisse pas une chance de se connaitre.
A l’heure du « digital détox », il serait peut-être temps d’envisager un « noise detox ».

Prendre le temps d’écouter…rien, pour découvrir beaucoup sur soi.

Aujourd’hui, juste en ouvrant la radio, on peut facilement se bousiller les lobes frontaux avec le flot de merdes sonores qui s’en échappent. Estimons à 94 % le pourcentage de ces saloperies qui ne sont que les fruits de cerveaux, dérangés par le lucre, qui ciblent des publics de zombies frileux en phase finale de formatage. L’abandon de tout esprit critique de ces drogués volontaires, en manque perpétuel, pose sur les visages un sourire de satisfaction béate tandis que leurs neurones se désintègrent et qu’ils se voient déjà en train de se masturber violemment devant une retransmission des MTV Music Awards.
Les musiques d’aujourd’hui ne nous demandent plus l’effort d’écouter. Seulement d’entendre (et, accessoirement, d’approuver aveuglément en voyant des génies géniaux partout et à chaque nouvel album qui sort). Ces musiques, fruits de notre société actuelle, sont jetables. Elles sont des marchandises comme le reste et une fois qu’on en a épuisé le potentiel commercial, une fois qu’elles ont assez corrompu les cerveaux dans lesquels ont les a injectées, on les jette et on les remplace par de nouvelles.
Mais qui se souvient du(des) « tube(s) » de 2004 ? De 2006 ? De 2009 ?

Quel drogué se souvient d’un de ses shoots d’il y a 4 ans ?

Ceci étant, nul n’est tenu de se vautrer ainsi dans un amas inepte de bruits. John Cage nous démontre qu’on peut donner du sens à un silence que l’on provoque, lui conférer une épaisseur salutaire, même s’il n’existera jamais. L’absence de son deviendra si évidente, en même temps qu’inaccessible, qu’elle s’occultera elle-même. De prime abord, elle nous semble insupportable (puisque la nature a horreur du vide). En la pointant du doigt, Cage la rend indispensable.

Il y a du Marcel Duchamp dans le silence organisé de 4’33 ». C’est un peu la partition soigneuse et appliquée de la célèbre Fontaine du peintre.

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C’était là, sous nos yeux, et pourtant il a fallu que quelqu’un nous le montre pour qu’on le voie.

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La partition de 4’33 »

Ce sujet est presque inépuisable. Pour peu qu’on veuille s’y pencher, on peut encore y trouver maintes significations, maintes interprétations. Et parmi les plus obscures, les plus invraisemblables. Cela dépasse de loin le seul cadre de la musique, même expérimentale. C’est du domaine de l’humain, de l’anthropologie.

Ainsi donc, nous pouvons continuer en toute quiétude à nous agiter, à faire ce que nous avons à faire jour après jour. Quand notre monde (comprendre: notre espèce et tout ce qu’elle a créé) aura disparu, quand toute activité aura cessé, que restera-t’il ?

Probablement l’écho inaudible de 4’33 ».

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