A peine douze heures après le drame qui a ôté la vie à 130 personnes à Paris, l’Etat islamique revendiquait les lâches attaques perpétrées sur le sol français par une poignée de ses membres. Immédiatement, les mots aussi surréalistes que glaçants des terroristes ont envahi les rédactions: Paris, « capitale des abominations et de la perversion, qui porte la bannière des croisés », resterait encore la « cible numéro 1 » de l’EI. « Vous ne vivrez plus en paix », ont lancé ces hommes par la voix de celui qui a été identifié par le SITE comme étant Fabien Clain, un Français acquis à la soi-disant « cause » djihadiste.
Des gouvernements qui ménagent la sensibilité de leurs ressortissants
Si tous ces messages de haine et menaces arrivent si rapidement jusqu’à nous, cela a tout à voir avec le SITE, première source mondiale d’informations sur les événements et protagonistes les plus médiatisés depuis la vidéo de décapitation du journaliste américain Steven Sotloff et après lui de James Foley. Car si ces terroristes veulent semer la panique, cela ne peut se faire en s’adressant directement aux autorités: le contact avec les médias sociaux sont là d’un grand soutien pour disséminer les messages de terreur et les menaces les plus glauques qui soient et ce au coeur du public.
Or, les gouvernements sont trop soucieux de préserver la sérénité de leurs populations et filtrent ce genre de menaces et revendications qui sont autant d’outils de propagande à l’étranger. C’est pourquoi le choix de l’EI se porte sur la communication directe avec les internautes, notamment sur Twitter comme on a pu y assister hier, dernier exemple en date, durant les opérations en Belgique. Le but: faire peur, souvent, mais sans se faire localiser et à cette fin, les terroristes jonglent avec le « dark web » – sites cachés car non référencés par les moteurs de recherche, chaînes djihadistes ou Telegram, ligne de chat cryptée très prisée par l’EI.
ASBL d’une Irakienne as du screening
Que ce soit Time ou le New York Times, toutes les publications même les plus renommées se fient alors toutes à la même source, SITE, soit Search for International Terrorist Entities, une discrète ASBL de recherche d’informations basée dans le Maryland aux Etats-Unis et indépendante des services de renseignements gouvernementaux. Fondée et gérée par Rita Katz, une juive irakienne de 52 ans dont le père a été exécuté car soupçonné d’espionnage pour Israël, SITE fournit en temps réel tous les renseignements sur les groupements terroristes à des clients payants du milieu des affaires ou étatiques, relate le Washington Post, mais sans que le citoyen ne perçoive son existence.
C’est Rita Katz elle-même qui publie sur son compte Twitter le contenu jugé le plus capital, central pour les citoyens et dont l’information doit être relayée: menaces sur la Maison Blanche, décapitations, attaques de Paris. A l’origine de ces informations, le travail de screening effectué par l’organisation, qui maîtrise toujours avant tout le monde le who’s who de l’organisation terroriste et pour cause: elle guette les moindres faits et gestes des djihadistes (entre autres sur internet) afin d’alerter notamment les USA sur la gravité et la dangerosité de certains groupuscules (comme l’EI).
Dix ans de terrain
Vivant dans la plus totale discrétion, Rita Katz a malgré tout donné une interview au New Yorker en 2006, dans un lieu tenu secret et que le reporter a été interdit de citer. Elle a décrit sa mission: « convaincre les Américains du sérieux de la menace en constituant un pont entre eux et la pensée terroriste ». Un succès, certainement depuis que SITE a publié, en septembre de l’année dernière, les images de Steven Sotloff, vêtu d’une combinaison orange, victime de décapitation. La réaction de John Kerry ne s’était pas fait attendre: il avait aussitôt obtenu le soutien de ses alliés de l’OTAN pour mener des frappes contre l’EI en Syrie et en Irak.
Selon SITE, Rita Katz a étudié, traqué et analysé des terroristes internationaux, le réseau djihadiste dans son ensemble et le financement du terrorisme et ce durant plus de 10 ans. Bien avant le 11 Septembre, elle était par ailleurs déjà active dans le milieu et avait briefé le gouvernement américain et les agences d’espionnage sur le risque qu’elle pressentait.
Appui reconnu du FBI
L’espionne ne s’est pas contentée de suivre de loin la naissance de groupes comme l’EI. Elle a été amenée à participer, sous couverture, à de nombreuses réunions de terroristes de premier plan, collectant sur place des informations cruciales et obtenant de quoi informer les USA des positions de ces groupes. Son travail a été assez apprécié outre-Atlantique pour qu’elle reçoive, en 2004, toute la reconnaissance du FBI lui-même pour l’incroyable assistance apportée au Bureau grâce à ses efforts d’investigation.
En 2003, elle a également couché ses mémoires sur papier dans l’étonnant livre: « Chasseuse de terroristes: l’extraordinaire histoire d’une femme qui a infiltré les groupes islamistes radicaux opérant en Amérique ». Pour promouvoir cet ouvrage, Rita Katz n’a pris que 60 minutes de son temps, affublée d’une perruque et d’un faux nez, sa voix modifiée, pour préserver son anonymat et la sécurité de ses activités.
Accusation de propagande pour la guerre et de porte-voix pour les terroristes
Mais tout le monde n’est pas conquis par les motivations de cette qinquagénaire qui ne connaît pas la peur. Ses détracteurs (et ceux du SITE en général) lui reprochent notamment de constituer une réelle plateforme de communication encore plus puissante pour des organisations comme l’EI, qui propulsent ainsi leurs messages dans des sphères encore plus hautes et gagnent ainsi en assise et en notoriété. Pire, la gauche l’accuse d’être à la base de la propagande pour la guerre au Proche et au Moyen-Orient.
Ensuite, il y a les conspirationnistes, qui depuis le début remettent en cause la véracité des vidéos de décapitation et accusent la CIA de les avoir elle-même montées pour insuffler au public l’envie de soutenir les opérations armées en Irak ou en Syrie. La vidéo de décapitation de James Foley a en effet, à de nombreuses reprises et par de nombreux experts, été qualifiée de mise en scène de l’EI pour terrifier les Occidentaux, tandis que l’exécution réelle a dû avoir eu lieu mais autrement et plus tard. Bref, Rita Katz est autant respectée qu’accusée de tout… et son contraire. Personne n’est cependant jamais parvenu à prouver quel serait son intérêt personnel dans l’affaire.
Manipulation vénale ou véritable aide utile et désintéressée?
Sur Facebook, Naomi Wolf, une écrivain féministe et militante pro-Palestine, a pour sa part invité à remettre les motivations profondes du SITE en cause, en déplorant à quel point les médias en ont été dépendants au lendemain des attaques de Paris (voir post Facebook sous l’article). Notamment parce qu’ils ont préféré citer le SITE évoquant des tweets de l’EI ou les traductions faites par l’organisation plutôt que de retrouver les tweets originels et d’en chercher une traduction propre. « C’est honorer la mémoire des victimes de cette terrible tragédie que de s’assurer que de tels contrôleurs d’accès, avec leur propres desseins, ne transforment pas les événements pour servir leurs propres causes lucratives », a-t-elle ainsi commenté.
Les gouvernements et l’opinion publique, par les médias, sont-ils donc manipulés par des associations de « confiance » comme SITE, que ce soit par manque de moyens ou de rigueur? Pour Warren Reed, ancien espion australien et expert en terrorisme, décrier ainsi SITE est typique du commentaire, qui ne parvient souvent pas à comprendre la nature même de l’espionnage. « Les gens qui n’ont jamais travaillé pour les renseignements croient toujours que tout est blanc ou noir. Mais la plupart des renseignements ne sont ni noirs ni blancs, ils sont plutôt gris ». Selon lui, le travail offert par des organisations comme SITE sont d’une valeur inestimable dans la lutte contre le terrorisme.
« Au-delà des intérêts individuels des bureaucrates »
« Leur valeur extraordinaire tient au fait qu’elles sont habiles et rapides et obtiennent de la sorte des renseignements que les agences n’auront elles que tard, souvent trop tard. Leur utilité essentielle est d’être des outsiders qui marchent en dehors du système de silo habituel ». A ses yeux, les renseignements américains sont notamment sont plombés par la bureaucratie et les contraintes politiques qui freinent le flux et la portée des informations. « Il est très rare que l’information brute émanant d’espions soit distribuée telle quelle. Cela passe au travers d’un filtre d’analystes qui s’en nourrissent comme des requins », dénonce-t-il.
Pour lui, on est face à « une tour d’ivoire de bureaucrates qui ne filtrent les renseignements fournis que sur base de leurs propres intérêts, ne supportant pas qu’un espion vienne contredire leurs précédentes thèses. Quand vous travaillez dans une agence de renseignements, vous faites partie d’un état d’esprit, de dispositions particulières » qui peuvent altérer la vérité et le bon acheminement des informations, précise-t-il encore. « Le group de Rita, lui, s’est affranchi de tout cela ».
Nuances culturelles et linguistiques à la portée de peu d’espions
L’un des avantages majeurs de l’organisation est à ses yeux « sa maîtrise tant linguistique que culturelle nécessaire pour saisir toutes les nuances qui portent justement l’essence de la signification des conversations entre djihadistes ». Une finesse, une expérience, un luxe que les agences fédérales n’ont bien souvent pas. « Ce qu’ont voit que Rita arrive à faire, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il y a une foule d’autres choses dont on n’entendra jamais parler », conclut-il pour défendre le SITE de Rita Katz. Rita Katz qui s’attache aussi très régulièrement, sur son fil Twitter, à lutter contre les amalgames et les raccourcis trop souvent faits entre les terroristes et les pays d’où ils proviennent, entre informations et rumeurs anxiogènes.
Source : 7sur7.be