Je revendique le choix d’être mille fois plus proche d’Huxley que d’Hayek. En l’occurrence, le droit de ne pas accepter le progrès – qui m’invite à abjurer le sexe pour ne jurer que par le genre – sans m’interroger sur son sens effectif et sur ses effets civilisationnels à plus ou moins long terme. C’est-à-dire sur ce que l’Homme va devoir payer comme prix de ce « progrès ». Pour le dire autrement : les magnifiques perspectives offertes par l’utopie de l’« État total » (nazi) qui devait durer mille ans ou du « Marché total » (néolibéral) dans lequel nous sommes pris depuis déjà quarante ans m’ont toujours glacé.
`Je me propose donc, dans ce livre, d’examiner la forme qu’a prise le progrès aujourd’hui, une forme qu’Huxley ne pouvait pas imaginer en 1948 : le fait de vaincre la nature en l’Homme en le « libérant » d’un élément-clef de son réel, l’assignation sexuelle consistant à être homme ou femme. Un séisme civilisationnel, une mutation anthropologique, dont il faut évaluer sans tarder les conséquences. * Quant au droit de parler des Noirs sans être noir, ou des femmes sans être femme, ou des trans sans être trans, il découle de trois considérations.
Premièrement, l’identité (par exemple, être femme) n’existe pas sans altérité (être homme) : « Tout énoncé est réponse à ceux qui se sont adressés à moi un jour et contient en lui-même un dialogue […]. Ce qui veut dire que, qu’on le veuille ou non, l’autre est toujours déjà là dans ce que je dis. Je parle en anticipant et en supposant ce qu’un autre pourrait penser ou dire de ce que je dis11. » C’est là ce qu’oublient trop souvent les communautés identitaires actuelles qui s’affirment absolument singulières, fières de l’être et inaccessibles au regard de l’autre, quel qu’il soit. J’y vois une subversion parfaitement compatible avec le relativisme généralisé prôné par la culture néolibérale. L’histoire récente a connu les totalitarismes stalinien ou nazi ou fasciste ; nous entrons dans un nouveau totalitarisme, avec quantité de sectes qui prétendent chacune incarner l’unique façon légitime de parler et de penser. Ce qui se solde par une prolifération de ghettos n’ayant plus pour ennemis que d’autres ghettos. Nous sommes là au cœur de la stratégie néolibérale. Son principe est connu depuis les Latins (« Divide ut regnes ») jusqu’à Machiavel (« Divide et impera »). « Diviser pour régner » a toujours été la meilleure des stratégies pour semer la discorde parmi les opposants et continuer de régner. Deuxièmement, je ne doute pas que « le Noir » ou « la femme » puissent être affectés par des morceaux de réalité (souvent « coupants » et discriminatoires) que moi, homme et blanc, je ne peux pas ressentir parce que je n’en suis pas destinataire. Cela produit ce que Deleuze appelait des affects dans Qu’est-ce que la philosophie ?, ouvrant une série affect / percept / concept12.
L’affect est en effet le premier temps d’un enchaînement qui peut conduire au percept. Car enfin, que je sache, ce Noir ou cette femme sont des humains, doués comme tels de langage. Ils parlent, ils photographient, ils filment, ils écrivent des poèmes, ils peignent, ils musiquent, etc. C’est-à-dire qu’ils se saisissent de l’impression qui s’est gravée en eux, l’affect, pour la transformer en un percept (une phrase, un dessin, un poème…). Sachant que le percept est ce qui survit à celui qui l’a éprouvé, attrapé et fixé dans telle ou telle forme. Il se transmet alors à l’autre, moi, qui peut ainsi avoir indirectement accès aux contenus « Noirs » ou « femmes ». Ce qui nous ouvre la route vers le concept – ce que l’on peut essayer de concevoir ensemble. « Ensemble », car troisièmement, tous les êtres ont, en tant que parlants, le droit inconditionnel de parler de ce qu’ils veulent, sans être limités par des conditions ou des préjugés racialistes, ou biologiques, ou de sexe ou de genre. Depuis que la philosophie existe, notre seul devoir est, en tant qu’être parlant, d’argumenter et de soumettre nos propositions à la critique, indépendamment de la couleur ou du sexe ou des orientations sexuelles de celui qui parle. Pour le dire autrement, je ne reconnais aucune hégémonie à aucun groupe humain sur un autre : ni celle des maîtres sur les esclaves, ni celle des hommes sur les femmes, ni celle des Blancs sur les Noirs – de même que je ne crois nullement à l’inversion volontariste de ces rapports puisqu’elle crée d’autres hégémonies, plus ou moins durables ou crédibles, en miroir des précédentes. * Je jacte, tu jactes, nous jactons. À tort et à travers… Et c’est bien ainsi car la jactance (au sens littéral, « parler, raconter ») est notre seule démocratie. Préservons-la contre les groupes qui, se croyant investis par la vérité, ou se posant en parangons de vertu (old ou new fashion), veulent faire taire les autres ou imposer, comme dans l’Océania du roman de George Orwell, 1984, des novlangues ou des néoparlers destinés à empêcher les individus de folâtrer dans le discours et d’en recueillir les doux fruits : des traits, des maximes, des pensées, des lois… * Qu’on le veuille ou non, je vais donc m’autoriser à parler, en tant qu’Homme, doué comme tel de la faculté de parler, du phénomène trans dans ses deux versions (les « non-op » récusant la « binarité » homme / femme et les opérés) qui, au nom du progrès (échapper aux déterminations de la nature) et de l’émancipation, est en train de se répandre comme une traînée de poudre dans le monde occidental. Je le ferai sans intention de blesser quiconque. Notamment pas les transsexuels. Il existe peut-être quelques trans opérés heureux, mais la plupart d’entre eux sont en souffrance. Dans une enquête sérieuse et récente menée à l’université de Colombie-Britannique, on lit qu’« au cours des douze derniers mois, près des deux tiers des jeunes [ayant subi une réassignation, c’est-à-dire un “changement de sexe”] ont déclaré s’être automutilés ; un nombre semblable (deux sur trois) a déclaré avoir des pensées suicidaires sérieuses ; et plus de un sur trois a tenté (une ou plusieurs fois) de se suicider13 ».
Je commenterai ces chiffres plus loin, mais il est clair que je n’ai nullement l’intention d’ajouter aux drames qu’une bonne partie de ces personnes vivent car, pour moi, même si certains s’en sortent tant bien que mal, beaucoup me semblent être avant tout des victimes d’un système que je vais essayer de nommer. Ils ont mordu à l’hameçon du progrès et de l’accomplissement de leurs désirs et se trouvent plongés dans un cauchemar dont ils ne peuvent plus sortir, sinon en se faisant propagandistes du voyage sans retour, souvent une impasse, dans lequel ils se retrouvent engagés. Si ces lignes pouvaient aider certains d’entre eux à mettre des mots sur leurs maux, j’aurais atteint une partie de mes visées. Mais c’est aussi aux personnes tentées par le changement de sexe, aux éducateurs et aux psys qui font face à une demande grandissante, aux parents d’enfants et d’adolescents troublés par cette possibilité et à tous ceux que le phénomène trans questionne que je m’adresse. J’aimerais essayer de les aider à réfléchir aux tenants et aboutissants de cette offre récente, changer de sexe, sidérante en tant qu’elle fascine aujourd’hui les Hommes en les conduisant, sous couvert de liberté et de libération, à une dépendance technologique totale débouchant sur une redéfinition de l’humanité. Offre peut-être un peu trop sidérante pour être vraiment honnête. Dans Le Meilleur des mondes d’Huxley, la natalité passait sous le contrôle des scientifiques. Huxley voyait venir ce qui se profilait déjà à l’horizon, le rêve transhumaniste où le soma, une drogue bienfaisante, permettait d’être éternellement heureux. Roman d’une exceptionnelle puissance qui décrit une dictature ayant les apparences de la démocratie. Bref, une dictature parfaite. Presque cent ans plus tard, non plus dans un roman mais dans la réalité, c’est la sexualité qui passe sous nos yeux, sous le contrôle du Marché en sidérant les individus par la promesse de les sortir de la fatalité de leur condition sexuée. Et, à nouveau, la question de la dictature (celle d’un Marché devenu total) se présente sous les traits d’une démocratie parfaite (« C’est mon choix », « C’est ma liberté »). Je propose d’interroger cette sidération, sachant que « sidérer » dérive du latin siderari (subir l’influence néfaste d’un astre). Quel astre mauvais – ou quel génie huxleyien malfaisant – est donc en train de nous sidérer ? Question qu’il faut instruire pour tenter de nous dé-sidérer. Mais pourquoi nous dé-sidérer ? Tout simplement pour désirer à nouveau. L’étymologie est sans équivoque : « désirer », c’est se « dé-sidérer ». Pour que le regard devienne libre à nouveau : « Ta tête se détourne : le nouvel amour ! / Ta tête se retourne : le nouvel amour ! » chantait Rimbaud dans Les Illuminations (« À une raison »). * J’aimerais donc que ce petit essai fonctionne comme un manuel de désidération. Je pose en somme que désirer, c’est cesser de contempler l’astre fatal promettant d’en finir avec la différence sexuelle, de façon à interrompre la fascination que cette abolition fictive exerce pour revenir enfin à soi et reposer la grande question humaine, celle du désir (tant hétérosexuel qu’homosexuel ou bisexuel) en tant qu’il est soutenu par l’existence de deux sexes14. Je n’ai pas trouvé de meilleure voie pour tenter de désidérer / désirer que de nouer, d’entrelacer l’analyse théorique précise et l’ironie philosophique, non pas du tout aux dépens de telle ou telle personne, mais à l’encontre de propositions intenables et cependant de plus en plus répandues, dont j’ai entrepris ici de montrer la vanité, la contradiction ou l’inanité. Je me suis donc autorisé, dans cet essai, du jeu fondateur de Socrate pour qui bien philosopher implique de rire afin de secouer la doxa qui paralyse les esprits. Rire non pas pour se divertir et oublier, mais pour penser sérieusement ce qui nous arrive. Si j’avais à faire comprendre le projet de ce livre à un journaliste, je lui dirais que je tente d’y montrer en quoi l’idée trans, inventée dans les campus américains, est saturée d’apories et d’impasses qui jettent dans les affres ceux·celles qui s’y laissent prendre. J’ajouterais que j’aimerais essayer de faire ma petite Blanche Gardin puisqu’elle réussit si bien à déglinguer la doxa actuelle, et à me réclamer en même temps du bon docteur Lacan qui excellait à révéler les discours cachés, afin de montrer sous quels commandements nous vivons désormais.