1. Retraites, assurance-chômage, inflation : c’est une rentrée sur les charbons ardents qui attend Emmanuel Macron. Quelle analyse faites-vous de ce moment politique ?
Macron est un être sans pensée. C’est ce qui explique qu’il a fait le choix d’une politique économique strictement dictée par des critères de marché. Je m’explique : au moment de la crise COVID, se présente une opportunité historique pour la France, qui consisterait à mobiliser massivement la création monétaire et les dépenses budgétaires que requiert la situation pour mener à bien une transformation radicale de notre pays. Grands travaux, réinvestissement massif dans les services publics, financement de la transition énergétique.
En d’autres termes : rendre à nouveau notre pays vivable, lui rendre sa souveraineté industrielle et productive, enfin en faire un havre environnemental pour les décennies qui viennent.
Macron et Le Maire ont préféré jouer la politique du carnet de chèques. Pire, ils l’ont fait, contrairement aux Etats-Unis, en collant aux revenus passés, c’est à dire en aggravant les inégalités. Le plus riches était engraissé par l’Etat, le plus pauvre, qui ne disposait déjà pas de ressource, réduit à rien.
Rappelons qu’aux Etats-Unis, l’administration fédérale et la grande majorité des états fédérés ont fait le choix d’un revenu fixe pour tous les foyers, d’à peu près 3000 dollars, quelles qu’ait été le revenu de départ. Merveilleuse intuition égalitariste, pourtant décidée par Donald Trump, qui a permis aux plus favorisés de découvrir les contraintes d’un revenu réduit tout en préservant un confortable seuil ; et de soulager les plus en difficulté, en leur faisant découvrir, un temps, et pour certains pour la première fois de leur vie, ce que cela fait de vivre apaisés.
Les utopistes socialistes du XIXe siècle auraient apprécié !
Nous avons fait le choix de distribuer, selon les revenus passés, de zéro à dix mille euros par mois aux Français, sans compter les aides massives aux entreprises. Cela a acheté temporairement une forme de paix sociale, mais ouvert, avec une série d’autres mesures, à une inflation galopante dont on paye aujourd’hui le prix.
Cela a surtout encore un peu plus déstructuré la société, et aggravé les failles qui la traversaient.
La préservation à tout prix d’un tissu industriel en partie déphasé a a fortiori aggravé nos insuffisances. Aujourd’hui, la machine à produire est relancée, mais c’est une machine infernale, sans tête. Ayant fait le choix conscient de ne pas réorienter l’appareil productif, nous courons vers l’abîme. Nous avons raté une opportunité unique de réparer notre pays.
Il aurait pour l’éviter des gens intelligents, avec un sens de la responsabilité et une vision au pouvoir ; et non des petits freluquets paniqués, qui ne cherchaient à éviter qu’une chose, de se faire décapiter. Or le mode de sélection de nos « élites », que j’ai décrit notamment dans Crépuscule et mon Discours à polytechnique, ne laissait pas d’autre choix que de la soumission à l’existant, c’est-à-dire à un marché qui, avec sa fiction de la main invisible, a fini par nous épuiser. L’Etat dans son sens le plus plein, celui qui oriente, investit, construit, est devenu l’adjuvant des puissants. La fonction de nos dirigeants, s’assurer que l’Etat siphonne les ressources produites par les populations et les concentre entre les quelques mains qui l’ont porté, s’est vue ainsi remplie.
Je les connais pour avoir grandi avec eux depuis l’enfance : vous ne vous imaginez pas le niveau de leur inanité. Il suffit de voir les agitations de Darmanin sur un imam de troisième catégorie pour se rendre compte de leur impéritie. S’il pense résoudre la question de l’Islam de France en agissant ainsi, alors que l’on laisse le Qatar, l’Arabie Saoudite et sur la question des retraites, et qui pensent pouvoir faire payer leurs orgies aux français qui travaillent et qu’ils se sont habitués à exploiter.
Cercle vicieux. Imaginez que cette fois, le peuple de gauche, fonctionnarisé, se rebelle de sa précaire servilité, et se joigne aux gilets jaunes radicalisés.
Imaginez, une population enragée, face à un Etat devenu archaïque, monstre bureaucratique incapable à la fois de nous protéger, d’assurer notre bien-être, et simplement de nous aider à créer, transformant en enfer la vie du moindre opérateur économique privé.
Imaginez, ce que cela donnera, lorsque la jeunesse, complètement dévastée, décidera de s’emporter. Imaginez, ce que le petit peuple de paris, incapable désormais de s’y loger, fera lorsqu’il décidera de se rebeller.
La situation est très simple. Nous avons un appareil éducatif effondré, une perte complète de contrôle sur l’espace public, mis entre les mains d’opérateurs américains privés (les GAFAM), qui décident ce qu’on peut ou doit voir, et donc en conséquence, ce que l’on peut et doit penser – et voter…
En somme, un pays effondré, et une puissance politique dont on interroge l’utilité.
Je vous donne des exemples. Avec des amis, je me suis toujours interrogé : comment sont-ils si nuls qu’ils n’aient jamais pensé à, par exemple, créer une plateforme alternative à Uber – une des choses les plus faciles à faire, bidouillable en quelques jours par le premier polytechnicien donné – constitué en service public national, et accompagné d’une interdiction de toute concurrence internationale ? Cela nous permettrait de récupérer les 30% de marge qui partent sur chaque course en Californie, pour une simple et bonne raison : non parce que ce sont des génies, mais parce qu’ils ont su créer plusieurs dizaines de milliards de dettes pour écraser toute concurrence et créer un monopole artificiel qui leur assure une rente pour l’éternité.
C’est le propre du pouvoir politique que d’intervenir face à des stratégies prédatrices de cet ordre-là, pour défendre la souveraineté nationale et les intérêts des français.
Passons, et venons-en à la politique politicienne : si Macron est intelligent, il continuera sur la lancée de cet été, en laissant se polariser ces forces contradictoires au sein de son gouvernement et du parlement, sans ne plus prétendre jouer le rôle à la fois de Président et de Premier Ministre. Mais il faudra pour cela rapidement autre chose qu’une technocrate sans âme au sommet de l’Etat, faute de quoi cela va tourner au jeu de massacre. Je crois que cet être sans pensée ne va pas résister à l’idée de tout contrôler. Ce que cela donnera ? Du théâtre, et de l’abîme, c’est la seule chose qu’ils sachent féconder.
Un mot sur la Russie, tout de même : début 2022, Poutine avait besoin de montrer qu’il n’était pas isolé et Macron avait besoin de se faire réélire. C’est ce qui explique leur valse ridicule, sur fond de campagne massive de propagande états-unienne concernant le « héros » Zelinski afin de piéger ses alliés. Quiconque s’est laissé avoir par ces pantomimes doit réfléchir sérieusement à sa condition de citoyen, et le droit qui lui est attribué de voter.
Cette conscience mutuelle du théâtre auquel ils se livraient, c’est ce qui explique également le dialogue cocasse entre Macron et Poutine lors duquel ce dernier explique au premier que tout cela est très bien, mais qu’il s’apprêtait à jouer au hockey, en d’autres termes qu’il ne prend pas du tout au sérieux leur appel et l’initiative de Macron, qui consiste à obtenir la garantie d’une rencontre avec Biden. Macron va feindre de croire, ou croire – ce serait encore plus accablant – que cela équivaut à un accord de la part de Poutine pour tenter de différer une opération militaire préparée depuis des années et alors que des dizaines de milliers de soldats sont déjà prêts à avancer. Documentaire intéressant d’ailleurs, que je recommande à tous, pour se rendre compte de la médiocrité de notre haute fonction publique et de notre Président. L’absence de tenue, dans le langage, dans les corps, dans la vestime
ntaire de nos « élus » et leurs conseillers, a de quoi inquiéter. Ce sont vraiment des insignifiants.
Cette valse hypocrite, menée sur les cadavres de milliers d’européens, a participé à la ruine d’un pan entier de nos industries et la mise à mal de nos populations. Macron, comme toujours, s’agitait, plutôt que de penser. Quelles étaient les cartes en main de la France ? Quel pouvait être son rôle, quels y étaient ses intérêts ? Pendant ce temps, Erdogan, sous-terrainement, avançait. On voit la différence entre un homme d’Etat et un roitelet.
L’absence d’anticipation a été flagrante, mais aussi de pensée sur les raisons et les conséquences du conflit. Nous allons avoir droit à de jolis effets boule de neige : la circulation d’armes légères sur le continent, avec un renforcement des réseaux mafieux et terroristes conséquents, va s’accroître lourdement. Cela va s’accompagner d’un renforcement des agents idéologiques particulièrement néfastes, autour de la nébuleuse Azov, parfaitement institutionnalisée en Ukraine, qui va étendre son emprise sur le territoire ukrainien, puis déborder : on voit déjà aujourd’hui les effets sur le continent. J’étais hier à un restaurant où deux tables visiblement liées à des réseaux mafieux pré-existants criaient « Slava Ukrainia ». Dehors, trois mercedes Class G flambant neuves, immatriculées UA-HH88…
Et bien entendu, les conséquences économiques, qui vont encore retarder la transition énergétique. On a renforcé des monstres qui vont durablement nous déstabiliser. Et l’on a rien fait pour défendre nos intérêts.
2. Les élections législatives ont marqué un tournant dans la recomposition politique. Plus représentative des équilibres politiques du pays, l’Assemblée nationale semble avoir retrouvé son rôle. Partagez-vous ce constat ?
Le politique retrouve sa médiocrité habituelle, celui propre à toute démocratie représentative. J’ai eu honte pour ces représentants élus pour certains avec 85% d’abstention et de votes nuls, se gargarisant de leurs victoires, de leurs querelles de pacotilles en une assemblée où tout respirait l’insignifiant, le partisan, la satisfaction de soi et la pourriture que 6000 euros par mois de salaires, on ne sait combien d’indemnisations, et le double en rémunérations pour des collaborateurs parlementaires étaient attribués à 577 personnes et leurs partis, sans effort et de façon garantie, pour les cinq ans qui viendraient.
Combien d’entre eux savent, ont conscience, ont même réfléchi à combien il est difficile de produire de telles sommes, arrachées par l’Etat auprès de l’ensemble des français pour les leur attribuer ? Ce que leur petite satisfaction narcissique vaut en litres de sueur et déplétion d’énergie vitale pour les français ?
Le peuple majoritaire est le peuple abstentionniste. Et cette abstention est toujours plus active. Reste à la rendre révolutionnaire.
3. « Tout ce qui est excessif est insignifiant », selon le mot attribué à Talleyrand. Ne pensez-vous pas être parfois tombé dans cet écueil à travers votre critique systématique du président ? Vous avez pu donner l’impression de vouloir vous payer Macron…
J’ai tenu mon rôle, à un moment où un désert politique, qui a notamment enfanté les gilets jaunes, étouffait le pays et menaçait ses populations, s’accompagnant d’une violence et d’un mépris que l’on imaginait enterrés depuis longtemps. On peut me reprocher beaucoup de choses, mais je pense que peu de personnes ont, avec cette constance et ce courage, tenu cinq ans durant cette position, malgré ses violentes conséquences, notamment en termes d’isolement à un moment où tous les contre-pouvoirs étaient morts, et que le prix à payer était particulièrement lourd.
Je crois que peu de personnes qui ont pris des risques professionnels, personnels, et judiciaires comparables aux miens.
Je crois que peu peuvent s’en réclamer, alors qu’ils avaient tout entre leurs mains pour « réussir » au sein de ce régime avarié, prévenant dès 2016 le peuple de France de ce qui venait.
Nous n’avons pas été nombreux, dans ma classe sociale, à se dresser côtés des gilets jaunes pour les protéger, au moment même où ils se faisaient massacrer. Peu nombreux, à dénoncer la tentative par le pouvoir macronien de faire payer la transition énergétique à ce « peuple de rien ». Peu nombreux à s’ériger face à la violence dont le pouvoir faisait usage pour les écraser.
Peu nombreux à avoir pris des risques personnels pour les accompagner par la suite, allant de Toulon à Pontoise en passant par Cusset et Annecy pour défendre ici un gilet jaune poursuivi par Brigitte et Emmanuel Macron parce qu’il avait osé se baigner devant Brégançon sur un homard gonflable ; là un citoyen placé en détention provisoire pour avoir organisé une manifestation pacifique ; publié une caricature contre Darmanin ; fait un jeu de mot sur Lallement…
Je ne parle pas des affaires plus sérieuses, de personnes qui se sont vus privés de leur vie et de leur intégrité physique, qui ont perdu des yeux, ont vu leurs jambes rompues, se sont vus dévastés à jamais par une institution policière gangrénée par ses syndicats et obsédée par les primes et la défense d’un régime qui les gavait.
Je les ai vu, ces frères d’armes des gilets jaunes, trembler à l’idée de les frapper, avant de se voir débordé par des fous furieux de la BAC, de la BRAV et d’autres groupements constitués à la hâte dans le seul but de palier au refus des véritables force de l’ordre de procéder à la mise en œuvre des violentes méthodes qu’on leur inculquait.
J’ai vu, ce que la gauche, bêtement qualifie, de violences policières : des violences politiques, ordonnées par un gouvernement aux abois, dans le seul but d’écraser un peuple qui se révoltait. Et j’ai pensé à Pasolini qui plaignait les gendarmes et policiers, et qui auraient mérité d’autres dirigeants, d’autres procureurs, d’autres syndiqués, qui, les protégeant, leur fasse dire « stop », et retourne leurs armes contre le pouvoir qui les ordonnait.
Je les ai vus et je me suis tenu du côté de ceux qui prenaient des risques croissants pour faire entendre leurs pensées. Ce n’était en toutes circonstances pas par inconscience, et j’ai considéré qu’il s’agissait de mon devoir, au regard de ce que je savais de ce pays et de ses « élites » qui m’ont formé.
A leurs côtés, j’ai retrouvé la vie qui partout dans nos élites consumées par leur avanie, manque. La capacité à aimer. Crépuscule a joué un rôle extraordinairement important, parfois mal compris de la part des parisiens, non seulement pour déchiffrer les jeux oligarchiques qui déterminent le devenir de notre nation, mais pour rendre sa fierté à ce « peuple sombre » qu’on exploitait. Je suis passé des salons du Ritz loués par Bernard Arnault aux maisons du peuple de Jupilles et Saint Nazaire pour porter ce message, et je le referais. Personne ne s’est interrogé : comment, en quelques mois, ce livre et mon soutien acharné auprès des gilets jaunes, m’a fait passer d’invitations régulières sur l’ensemble des médias (du Figaro Live à BFM en passant par Canal +, Arte, France Culture, etc) à une disparition parfaitement orchestrée ? Nous avons vaincu, et doublement, en démontrant que tout cela était avarié, mais aussi, que l’on pouvait survivre sans se soumettre à ce qu’ils exigeaient Et cela, les journalistes, petits serfs du système que je décrivais, petits soldats mal fagotés, ne me l’ont pas pardonné.
C’est intéressant, tout de même, la puissance de la parole et de l’écrit. Ce que l’on a réussis à susciter. Valeurs actuelles s’est beaucoup amusé de mon engagement et de la puissance qui s’en dégageait. Mais rappelez-vous Aurore Bergé qui appelait à m’emprisonner en dénonçant « ceux qui arment les esprits », et me signalait au Procureur de la République pour incitation à la commission de crimes et délits. Combien « d’intellectuels » ont été placés face à une telle situation ces dernières années ? Un an après, le piège de l’affaire Pavlenski – un mois de harcèlement continu, filatures inclues, pour tenter de me faire tomber. Un an encore, et cette affaire ridicule de « viol » dont tout indique, qu’une fois échouée, elle donnera lieu à d’autres excès. Il faut mesu
rer la violence que tout cela produit, et qui s’ajoute aux pressions de la part de mon ordre professionnel, les menaces, intimidations, tentatives de délégitimation dont la presse s’est faite le meilleur vecteur. Le pouvoir serait-il pouvoir, s’il procédait autrement ? On s’y attendait, et lorsque l’Elysée m’a dépêché un ancien camarade de classe, circa janvier 2019, pour tenter de me raisonner, la réponse avait été sans ambages : si vous pensez m’intimider en menaçant de m’emprisonner, vous vous trompez.
Si ce parcours en a fait rire certains, c’est que la politique n’est pour eux qu’un amusement, une distraction. Ceux qui la vivent dans leur chair et en payent la conséquence au quotidien, de ces décisions iniques, de ce pillage des ressources publiques, ceux qui savent ce que cela fait, de se retrouver seul face à un montre froid, ont très bien compris le sens de mon engagement, et sont restés à mes côtés. Il n’y a eu du reste, nulle impulsion. L’hypothèse révolutionnaire était la plus raisonnable, et par de nombreux aspects, le demeure. C’est un travail très construit et pensé, sur lequel je m’appuie pour l’énoncer, qui a commencé avec Contre Macron, texte proposant une déconstruction théorique de notre régime, qui va bien au-delà de ce personnage insignifiant, et qui s’est poursuivi, suite à Crépuscule, avec Treize pillards et Abattre l’ennemi, proposition de refondation de notre patrie, à partir de mes expériences à la Cour pénale international, au quai d’Orsay, et surtout, de Wikileaks et de Julian Assange, que j’ai eu l’honneur de représenter.
4. Où vous situeriez-vous politiquement ?
En France, aux côtés des français.
5. Dans Abattre l’ennemi (Michel Lafon), vous écrivez : « Violence, sang, gestes maudits. La France, en guerre contre elle-même, ne reconnaissait plus ses pays. Alors qu’une apocalypse se préparait, nous rentrions en nos tanières, conscients de la suspension qui s’imposait. » Pourquoi dites-vous que la France est en guerre contre elle-même ?
Les gilets jaunes ont été une révolte inaboutie, mais qui a eu le courage de ses ambitions, contrairement à Mai 68. C’est intéressant d’ailleurs, car l’ensemble de ses figures, moi y compris, a refusé ce que Cohn Bendhit avait en son temps accepté. J’ai encore les messages de Paris Match me proposant de me suivre lors des premiers actes sur les Champs Élysées, dans l’idée de procéder à cette « conversion du contestataire » qui permet, en jouant sur l’égo, de neutraliser l’adversaire. Nous avons tous refusé, et c’est ce qui nous a permis de préserver notre dignité.
Sur le fond, la violence sociale qui demeure latente au sein de ce pays est extraordinaire. Les français n’en peuvent plus d’être pillés par des inconséquents sans âmes, qui ne sont là que par intérêt. Si vous prenez un peu de champs et vous regardez, y compris d’un point de vue esthétique, ce que dégage le couple présidentiel, tant dans les mots que dans leur phrasé, la tenue corporelle que leurs idées, vous vous retrouvez plongé en ce que le 19e siècle fécondait de plus rance, au moment où la bourgeoisie, après avoir vaincu la royauté, croyait à jamais régner. Les questions identitaires ne sont qu’un succédané de cette violence ressentie, doublée d’un mépris propre à un régime politique devenu si insupportable que l’on se sent obligés soit de le rompre par la violence, soit d’en déporter la violence sur plus vulnérables que soit. Ce dernier déport est par ailleurs le fruit de l’inconséquence de notre Etat, incapable d’assurer avec un minimum de sérieux les flux migratoire et l’intégration des nouvelles populations, et explique la résurgence des questions confessionnelles, plus brûlantes que jamais.
La décapitation de Samuel Paty a marqué un tournant bien plus important, selon moi, que Charlie Hebdo ou le 13 novembre. Notre société se retourne contre elle-même, contre des piliers jusqu’ici incontestés. J’aurais pu défendre Salah Abdeslam – je lui avais écrit en ce sens, vous en aviez parlé. J’ai eu beaucoup plus de scrupules lorsque j’ai été approché pour cette affaire. On est, à mon sens, ave
l’atteinte à cette institution fondatrice de la République, sur quelque chose qui sort des luttes théologiques qui ont amené Daesh à cibler le Bataclan et les bars du 11e arrondissement. On rentre dans quelque chose de beaucoup plus grave et profond. On n’est plus sur ce qu’alors je considérais être le fruit des compromissions de nos dominants avec des régimes avariés. Moi qui travaillais sur ces sujets au Quai d’Orsay, j’avais vu comment nos diplomates se vantaient d’avoir passé des accords avec l’Arabie Saoudite et le Qatar pour financer les groupes terroristes, et j’avais démissionné en prévenant que cette violence, contre nous, se retournerait.
J’avais prévenu, et c’est sur ce fondement que je voulais participer à ce procès, pour démontrer notre responsabilité, dans ce sang par notre jeunesse versé.
Mais aujourd’hui les enjeux se sont diffractés. Nous ne sommes plus dans cette perspective. Ce pays a rompu soudainement avec sa tradition catholique. Cimentée sur plus d’un millénaire, elle a, du jour au lendemain, cessé d’être enseignée. La laïcisation s’est accompagnée d’un aveuglement complet vis à vis de notre passé. Comment comprendre qui nous sommes et pourquoi de telles haines nous sont vouées, si nous ne savons plus même ce que sont les évangiles, qui ont fondé notre action politique et notre cohésion sociale pendant des siècles ? Comment construire une République en niant le passé ? C’est là peut-être, avec la corruption et l’avilissement indécent de nos élites, la principale faute de notre pays le siècle dernier. Avoir trop cru en le progrès, sans prendre en compte la nécessité de continuer à expliquer, raconter, explorer ces racines chrétiennes, y compris d’une façon laïcisée.
Cela nous a abêti, exposé, et déstructuré. Aujourd’hui, nous en payons le prix.
6. À certains égards, votre critique du pouvoir semble culminer en une détestation du pouvoir. Le pouvoir est-il toujours et nécessairement tyrannique ?
Le pouvoir est un mal nécessaire. Je suis sorti de l’illusion de pureté, qui consistait à croire en des révoltes destituantes. Pour frapper dans la chair l’ennemi, il faut certes le dessaisir, mais aussi le remplacer. Mais pour le faire, il faut trouver les cordes sur lesquelles frapper pour resynchroniser le pays. On ne peut procéder à une révolution ou un coup d’État partiels, qui laisse une partie de la population sur le côté.
J’ai grandi dans un monde privilégié, où tous avaient le réflexe d’oublier la raison de leurs privilèges, et même l’idée qu’ils bénéficiaient de privilèges, usant et abusant de leur pouvoir pour exploiter, abuser, humilier ceux qui sous eux se trouvaient, recouvrant le tout sous des principes factices et avariés. Qu’est-ce que le mérite à l’heure où 90% des étudiants de l’ENS et de Polytechnique sont des enfants de CSP+ et de chefs d’entreprise ? Se rend-on compte du gâchis de potentiel, lorsque la sélection de nos dominants se fait sur une base à ce point resserrée ?
Cela m’a apporté un dégoût profond pour toute forme de complaisance. La hiérarchie ne saurait être tolérée, comme mal nécessaire, entre êtres humains, qu’au prix de grandes sacrifices pour celui qui occupera des responsabilités. Il faut que le politique et le pouvoir soient des sacerdoces. Je m’astreins à une exigence brutale et croissante à mesure que ma parole prend du poids et que mon rôle social s’accroître. C’est à cette seule condition que je peux tolérer cette notion. Il faut retrouver un sens de la responsabilité.
Si j’ai pu donner l’impression d’arrogance et de suffisance, c’est au contraire du fait d’une ravageuse exigence vis à vis de l’autre, d’un quelconque autre qui se penserait appelé à participer aux affaires de la cité, que je m’applique avec une rage accrue à mon propre sujet.
7. Vous n’avez pas de mots assez durs contre « nos élites » que vous accusez des pires vilenies en plus d’être hors-sol ? N’avez-vous pas le sentiment de grossir le trait ?
Je pense que poser cette question, c’est être dans une forme d’aveuglement ahurissant au regard de la dégradation de notre pays. Il suffit de voir nos paysages, nos villes, dévastées par les ZAC, vidées de leur suc, dévastées par une architecture préfabriquée. La difficulté que cette société génère pour tant de personnes, à l’idée de simplement se lier, au-delà même d’aimer, est l’enjeu le plus cardinal auquel nous soyons confrontés. Mes parents sont venus de petits villages espagnols et portugais, alors fermés au monde, après s’être vus enseigner la littérature et l’histoire de France, en croyant en une promesse d’exigence et de liberté. La France leur a immensément offert, et ils ont su s’exiger pour tenter de lui rendre ce qui nous venait. Aujourd’hui, la France, en tant qu’idée, est réduite au néant. Notre langue, piétinée, a perdu toute fonction et toute créativité. Des centaines de millions de personnes nous parlent, mais nous ne parlons à personne, et plus rien en ce pays ne semble engendré.
Il ne faut pas sous-estimer la souffrance que cela produit en ce peuple autrefois admiré, qui acceptait par de son exploitation de par les lueurs qu’elle engendrait. La violence de ce déclassement est immense et déstabilise l’ensemble de l’édifice social. Le peuple voit ses « élites » tenter de les transformer en purs consommateurs, tandis qu’ils demeureraient les contre-maîtres d’une mondialisation qui nous place entre l’enclume et le marteau, à mi-chemin des ouvriers exploités du Bangladesh et de nos maîtres sino-américains.
Ils nous veulent gavés et avilis, errant en une civilisation effondrée. Paris, sa folie spéculative et ses nuits mort-glacées, en est le symptôme le plus marqué.
Qui aujourd’hui rêve de Paris, comme naguère Picasso et mille autre génies ? Qui vient à Paris espérant rencontrer les plus grands intellectuels, artistes, scientifiques, et ainsi, féconder ?
Qui vient aujourd’hui à Paris, si ce n’est des cohortes de touristes avinés, des modeux avariés, et des hommes d’affaires qui ne cherchent qu’à nous piller ?
8. Attendez-vous encore quelque chose de la politique ?
J’attend tout de la France, qui sut un jour incarner la beauté. Sa régénérescence passe par la reconstruction d’un système symbolique, qui précédera une refondation générale, de l’éducation à l’armée. Comment y procéder, via l’élection, alors que le corps social est fragmenté ?
Il faut une révolution.