Il est l’auteur de l’une des plus belles BD de 2014. Un pavé qu’il a mis dix ans à composer. Une introspection cathartique sur une relation amoureuse dévorante. Une plongée d’une telle honnêteté que les dessins deviennent des danses rythmées par l’inconscient. Les planches sont décousues et cohérentes. Belles et dérangeantes. Universelles et intimistes. Bref, immensément paradoxales comme peut l’être un cœur humain quand il est sincère.
Rencontre avec un homme qui a créé plusieurs revues et qui, donc, doit avoir envie de donner quelques coups de pied dans son domaine.
Ce titre, Carnation, est assez génial. Comment y as-tu pensé ?
Ah oui, je suis d’accord. Il a quelque chose qui sonne comme un titre rock, ça tape fort. Pour tout dire, je n’y ai pas pensé. Il m’a été suggéré par Hélène Gaudy, ma compagne et brillante jeune écrivain. Je tournais autour de la recherche d’un titre, je ne trouvais pas. Il y avait trop de choses dans cette histoire pour que je puisse la synthétiser en un titre. Je me suis contenté de donner des consignes à Hélène : « Je voudrais un titre en un seul mot, un mot agressif et charnel à la fois… » et c’est le premier mot qui lui soit venu à l’esprit (ce qui est assez étonnant car elle n’avait à ce moment pas lu la totalité du récit).
Dix ans de travail pour faire ce livre. Dès le début, tu voulais le publier ?
Bien entendu… Je n’avais que ça à l’esprit : réaliser un livre. C’est d’ailleurs cet objectif qui a fait que le temps nécessaire s’est de plus en plus allongé. J’avais, juste avant, fait Sainte famille (mon premier album) en 3 ans, je l’avais fait sans penser au livre, à la forme, à la narration, au langage que ça allait prendre. Enfermé sur moi j’avais juste fait une sorte de plongeon au fond de moi, et c’est ce qui a fait que je n’ai jamais assumé Sainte famille, un livre exutoire fait sans considération formelle.
Pour Carnation, je ne voulais pas reproduire ce processus. Je voulais avoir tout le temps le recul sur ce que j’étais en train de faire et surtout, me poser des vraies questions de langage, m’imposer des ruptures pour ne pas stagner dans un choix formel. Alors je pensais au livre que ça allait devenir, et je me rendais compte que ça ressemblait de plus en plus à une sorte d’accumulation de plusieurs livres.
Parlons d’abord de la narration. Très personnelle. Est-ce que tu as vécu cette BD comme une catharsis ?
Bien entendu, c’est le point de départ. Mais j’ai vite réalisé qu’une catharsis ne fait pas une démarche totale (du moins pas la démarche que je recherchais), alors très vite cette dimension s’est estompée. On ne tient pas 10 ans sur un processus de catharsis à moins d’être sérieusement entamé.
Non, petit à petit, mon histoire vécue s’est retrouvée digérée de telle sorte que j’ai pu en extraire quelque chose de romanesque, et c’était ça qui m’intéressait : arriver à produire un récit vivant, prenant, en m’appuyant sur un matériau vécu. D’ailleurs le point final pour moi a consisté à rebaptiser mes personnages (pour des questions de droit avant tout) et ça a été une étape très importante. Tout à coup, les vraies personnes sont devenues totalement « mes » personnages.
Tu parles beaucoup du succès de Kirikou dont tu as eu du mal à te remettre. Quand on est sur le devant de la scène, on comprend que le succès puisse faire mal, mais dans ton cas, explique nous ?
Je n’ai pas eu de mal à me remettre du succès de Kirikou. Ce succès n’a jamais été le mien. Je n’ai été qu’un technicien engagé à 100% dans ce travail, j’y ai mis beaucoup d’énergie et de conviction. Mais c’était juste un « job », un super job certes… Non, j’ai eu du mal à me remettre de ce travail parce que justement, il m’a demandé tellement de conviction qu’en n’y travaillant plus, j’ai ressenti une sorte de culpabilité accablante (j’ai quitté cette production avant la fin du film et j’ai eu l’impression d’avoir trahi des gens. C’est dingue hein ? Aujourd’hui, je me dis simplement que c’était juste un travail pour lequel j’étais payé et que cette culpabilité c’était le fruit d’une naïveté personnelle entretenue par des personnalités très impressionnantes avec lesquelles j’avais partagé cette expérience.
Se mettre en scène en anti-héros, ça ne fait pas trop mal à l’ego ?
Pardon ? Heu… Je ne sais pas trop quoi répondre à ça : « suis-je vraiment un anti-héros ? » En tous cas, je n’ai pas fait le malin en racontant mon histoire et en me mettant en scène d’une façon héroïque. Je ne vois pas l’intérêt de faire ça, ni même comment techniquement on peut le faire. À partir du moment où on se met en scène sous forme d’un personnage, on a à l’esprit que ce personnage ne peut pas être notre reflet, ça n’est pas un avatar. Dans Carnation j’ai raconté des choses que j’ai vécu mais le petit personnage qui s’animait de case en case, ça n’était pas moi, c’était un petit bonhomme que je m’efforçais de rendre vivant en le remplissant de matière qui m’était propre. Au final, quand je relis cette BD, je ne me vois pas à travers le personnage, je ne me reconnais pas, par contre je me reconnais totalement dans ce que j’ai fait dire à cette histoire, dans ses multiples propos. Quand à savoir si ça fait mal à l’ego, je ne vois pas comment je pourrais ressentir une quelconque douleur. Au contraire, je me suis beaucoup plus préservé qu’on ne peut l’imaginer. Je me souviens avoir dit à une attachée de presse de Casterman, il y a peu, que Carnation n’était en rien une « mise à nu » et qu’au contraire c’était un travail très élaboré sur le maquillage, le masque, le déguisement, cette part théâtrale où on joue avec ce qui est caché et ce qui est montré. Bien entendu, cette mécanique, je suis seul à en connaître les subtilités et le lecteur qui ignore tout ça a tendance à « croire » ce qui lui est dit comme s’il s’agissait d’un exercice de franchise absolue, parce que l’espèce humaine souffre d’une malformation de l’esprit : elle veut croire, elle est naïve, et c’est ce qui la rend si manipulable, facile à asservir, politiquement, religieusement, économiquement, professionnellement… Il y a dans Carnation une clé pour aider le lecteur à ne pas appréhender cette histoire sous l’angle de la croyance. J’ai écrit « que cette histoire ne soit pas crue, qu’elle soit lue… ».
Cette intimité du récit, le fait de livrer son inconscient permet aussi un dessin très onirique. Parfois, à deux doigts du test de Roschach.
Ha ha ! Ça aussi c’est une torsion du lecteur. L’impression qu’il a face à lui une immersion dans un inconscient. Ça n’est pas le cas. J’ai essayé de tout maîtriser, de tout creuser, de proposer des formes de dessin évocatrices. Presque chaque évocation est liée à une démarche de langage. Bien entendu il se peut que ce travail comporte par endroits des images de Roschach comme vous dites (en gros qui révèlent des choses de mon inconscient à mon insu), mais pas plus que dans n’importe quel travail de bande dessinée.
Justement, parlons dessin. Généralement, on peut regarder une BD sans la lire et on comprend le principal, avec celle-ci, non. La construction est très déroutante.
Peut-être parce que la tradition en bande dessinée veut que le récit soit inféodé au dessin. C’est le dessin qui généralement mène la danse. Hors, il me semble que l’ambition de la bande dessinée devrait être de créer une narration constituée de langage dessiné et de texte, que ni l’un ni l’autre ne doit inféoder, que l’alchimie doit se faire dans une sorte de stéréo parfaite. C’est en tous cas ce que j’ai essayé de produire. Je me suis dit « si on peut extraire de cette BD un story-board pour faire un film ou un dessin animé, je n’aurais pas poussé le langage de la bande dessinée dans ses retranchements, j’aurais fait juste un story-board ».
Pour toi, la bande-dessinée est souvent trop proche du ciné, trop proche d’un story board ?
Oui, je défends la rupture possible entre bande dessinée et cinéma, l’autonomie de la BD comme médium.
La bande dessinée doit pouvoir s’émanciper de cette sorte de diktat du « cinématographique ». Le personnage « model-sheet » en dessin animé ça peut s’imposer (et encore…), mais en BD ça n’a aucun sens. On raconte aux jeunes auteurs qu’ils doivent apprendre à tenir leur personnage au risque de perdre le lecteur. Le lecteur n’est pas un imbécile et ces diktats le maintiennent dans une lecture infantile (et après les auteurs de BD s’étonnent qu’on les traite de manière infantile parfois). Il faut faire grandir la BD en essayant d’inventer des choses. Rompre avec le cinéma est une méthode qui me parait efficace.
La BD doit inventer sa propre forme ? Ce n’est pas un art nouveau pourtant, ça n’a jamais été fait ?
Fort heureusement, c’est fait par certaines personnes qui impulsent des choses depuis toujours. Mais ceux qui impulsent du nouveau produisent deux choses : ou le déni, le refus d’accueillir ce « nouveau » comme potentialité de langage (ce qui fait disparaître de notre culture collective l’apport potentiel de cette démarche singulière et donc l’annule en tant qu’impulsion).
Ou au contraire, un effet de mode tel que tout à coup, le renouveau devient normatif, et on voit alors émerger une multitude de « paroissiens ».
Idéalement, le langage de la bande dessinée devrait être perçu par tout le monde comme une matière mouvante, non figée, en mutation permanente. Chaque auteur devrait pouvoir se donner le droit de réfléchir à son travail sous l’angle de l’invention (plutôt que de célébrer ce qu’il aime lire et regarder). Ainsi, un lecteur de bande dessinée appréhenderait ce médium en ayant à l’esprit que chaque livre peut être une invention de langage. Mais je ne vais pas jouer les vieux cons aigris : je constate bien qu’aujourd’hui, à coup de 5.000 BD parues en un an, on trouve pas mal d’auteurs qui s’affranchissent. L’histoire de la BD est récente. Soyons patients et indulgents.
Comment expliquer que les dessinateurs (qui existent depuis les grottes de Lascaux quand même) soient tellement influencés par les autres arts ?
Peut-être parce que le dessin est une affaire de rythme musical, de mise en scène théâtrale, d’écriture littéraire, poétique, dramatique, de construction architecturale, de sculpture par le trait, de reproduction du réel… Bref, c’est un peu une jolie réponse à la Edmond Baudoin mais voilà, le dessinateur est capable de se poser toutes ces questions (sans forcément y répondre parce que des fois, le dessinateur est une grosse feignasse).
Tes références artistiques, c’est qui ?
Je n’ai pas de référence, que des influences contextuelles, je m’intéresse à tout, au graphisme, à l’illustration, à la musique, à la typographie, au dessin… J’essaie de tout considérer de manière intéressante et je me refuse de marcher sur les traces de qui que ce soit, sans forcément y arriver d’ailleurs.
Carnation, Xavier Mussat, éd. Casterman, 256 p., 25 €