Elle avait cité Apar sur l’antenne de France Inter pour y avoir découvert un photographe. Nous avions dansé et sablé le champagne jusqu’à l’aube. Eva Bester met la poésie en ondes et c’est un plaisir sans nom d’avoir été, un instant, l’une de ses rimes.
Un nom de star américaine des 50’s, un visage qui aurait fait de l’ombre à Audrey Hepburn, mais un ego qui fuit la mise en lumière et ne cherche que la vérité.
Tout l’été, elle a offert une parenthèse quotidienne de bonheur et d’intelligence avec son Remède à la mélancolie. Un invité qui expose ses petits trucs pour rendre la vie moins insoutenable et l’âme humaine dans son universalité se dessine au son de la voix incomparable d’Eva.
Alors, forcément, nous avons voulu lui parler. Il aura fallu attendre la fin de l’été pour que la stakhanoviste se libère mais nous aurions su patienter plus encore.
Après des centaines d’interviews menés, jamais nous n’avons rencontré quelqu’un d’aussi honnêtement mal à l’aise à parler de soi. Une absence totale d’ego qui frôle la sagesse et fait les gens bons. Oui, nous pouvons l’avouer, nous sommes un peu tomber amoureux d’Eva Bester. Encore un peu plus. Parce qu’il existe une famille de ceux qui ne veulent pas écraser leur prochain et que selon elle, c’est eux qui gagneront.
Sa voix est rapide, presque anxieuse. Une voix qui vole comme si elle avait peur d’être attrapée, mise en cage. Mais des propos qui s’enracinent dans les profondeurs de l’existence, dans des méandres où se cachent les nuances et les légèretés sincères. Un paradoxe vocal. Et quand on s’approche d’un paradoxe, on frôle toujours une vérité.
C’est étrange, quand on tape ton nom dans un moteur de recherche, on trouve très peu de liens vers les réseaux sociaux, très peu de photo.
Je n’aime pas vraiment ça. J’aime les livres, j’aime aller à la bibliothèque. J’ai refusé des projets en télé parce que je déteste ça. En télé, l’image parasite toujours le message. C’est de la timidité, pas de l’hostilité. Si je pouvais vivre avec un carton sur la tête, alors je ferai peut-être de la télé.
J’ai un compte twitter que j’ai fait suite aux vives recommandations d’un des rédac chefs de Slate (du temps où je combinais Arte, radio et presse écrite, afin de rassembler les trois).
Je réponds toujours avec plaisir aux gens qui me contactent sur twitter, mais j’ai toujours une légère appréhension au type de relation que crée l’anonymat.
Les retours sur l’émission ont été bon ?
J’ai été très surprise, parce qu’il y en a eu beaucoup et qu’ils étaient très positifs. J’ai eu un message d’un homme qui m’a écrit : « je viens de me faire opérer, j’ai tellement ri en vous écoutant que j’ai rouvert toutes mes cicatrices », c’est immense comme message.
C’est quoi la mélancolie ?
Il n’y a pas de définition, c’est ce qui est intéressant. C’était ma première question pour ouvrir l’émission et il n’y a pas deux invités qui m’aient donné la même.
Je suis quelqu’un de très très mélancolique et je pense que c’est pour ça que l’émission a touché autant de monde. Si j’étais une gaie luron, ça ne collerait pas et l’émission deviendrait une sorte d’injonction au bonheur. Ce que je veux éviter à tout prix. La vie est horrible, le but c’est de créer des petites parenthèses.
Pour ma première année, j’avais tout lu sur la mélancolie depuis l’antiquité. Et les définitions ont changé au fil des siècles. Parfois c’était une humeur, parfois une maladie, parfois une folie, parfois du génie… La mélancolie peut parfois être comme une musique de fond et parfois devenir très violente.
C’est aussi le meilleur moyen d’approcher l’âme de quelqu’un. C’est presque plus intime de pleurer avec quelqu’un que de coucher avec lui.
La mélancolie est à la fois universelle et parfaitement intime.
Quand on parle de sa mélancolie, qu’est-ce qu’on révèle de soi ?
L’émission est un remède à la mélancolie, on essaie de s’en sortir tout de même. Mais d’un coup, il y a un aspect pur. Les invités racontent ce qui les touche. Je tiens beaucoup à ce que l’émission soit une émission de transmission. Une émission consolatoire. Le premier objectif est d’extraire les gens d’eux-mêmes pendant un moment, de leur mélancolie. Le deuxième, c’est de faire découvrir des pépites. Et la troisième, de faire découvrir des invités comme on ne les avait jamais vus. J’essaie d’ailleurs d’inviter que des gens généreux. Il y en a certains que j’admire mais que je n’inviterai pas.
Le principe de fond, c’est que le bonheur est quelque chose de très personnel, d’unique, alors que la mélancolie est universelle ?
La joie est aussi universelle, puisqu’on a tous connu la joie. Les remèdes des invités parlent à certains et pas à d’autres. On est dans la pureté de l’humain. On ne parle pas à la culture. On se fout de l’âge, du passé, des diplômes… ce n’est pas élitiste, on parle à l’âme directement.
Cet été, on est passé de Dérida aux Grosses Têtes.
Mais à parler tous les jours de choses aussi vraies, les conversations futiles du quotidiens, de la machine à café de la maison de la radio, ont du devenir insupportables pour toi ?
Comme je suis très mélancolique, j’ai aussi l’inverse, je m’émerveille d’un rien. Je suis divertie de tout. J’aime la futilité aussi… et j’adore Will Ferrell. Et les films d’arts martiaux.
On est dans la merde à partir du moment où on est. On est là, c’est trop tard.
En fait, il y a deux attitudes possibles face à la mélancolie. Fuir ou s’enfouir. Quelle est la tienne ?
Bizarrement, je fais les deux. Je suis hyper active, le boulot, le karaté, les bibliothèques… c’est une fuite. Mais quand ça devient inévitable, je m’assieds et je l’embrasse. Je déteste ça, mais ça va toujours mieux après. Sinon, je deviendrai folle. Je connais des gens qui ont fui leur mélancolie toute leur vie et qui sont devenus réellement fous.
Il y a une phrase dans ton générique qui dit qu’il y a toujours une forme de plaisir à pleurer, c’est un peu ça ?
C’est une belle idée, mais dans la réalité, la mélancolie ça fait chier. On préfère tous aller voir une bonne comédie que passer une soirée avec un violoniste virtuose russe dépressif. Mais il ne faut pas fuir, c’est comme le deuil.
Sans la mort, il n’y a pas de mélancolie ?
La mort renforce la mélancolie, mais elle existerait quand même. Ça me fait penser à une chanson de Jeanne Moreau, Au verso de ce monde, qui décrit bien le sentiment spleenétique constant de non-appartenance.
Tout domaine confondu, quel est l’artiste ou l’œuvre qui parle le mieux de mélancolie ?
Les Ambassadeurs d’Holbein. Peut-être à cause du vert, une couleur qui évoque toujours la bile. Avec un plus un crâne en anamorphose.
Bien sur, il a aussi Melancolia de Dürer. Encore une fois, on y voit tous les instruments pour mesurer le temps avec un ange qui tient sa tête dans sa main, la position mélancolique par excellence.
Ah oui, je sais. Alfred Kubin. Un dessinateur, graveur, illustrateur. Gothique, macabre et sublime. Un mélange de Topor et de Tim Burton.
Mais ce sont des mecs qui ne vont pas bien, avec des cernes et tout.
On va faire l’inverse de ton émission. Je vais te demander les œuvres qui te plongent immanquablement dans un état mélancolique.
Un livre ?
C’est compliqué, parce que j’évite vraiment la mélancolie, donc je vais presque te parler plus d’œuvres que je n’ai pas vu ou lu. Mais, il y a tout Shakespeare. J’aime énormément, mais je pleure souvent. Èmile Zola aussi, à coup sûr. Il m’a tendu le pire piège du monde. Il a écrit La joie de vivre, le pire livre de bourdon qui file le bourdon.
Un film ?
Il y en a mille. Je pleure devant les dessins-animés. Peut-être Lars Von Trier. Breaking the waves, je ne m’en suis toujours pas remise.
Un lieu ?
Les hôpitaux, mais ce n’est vraiment pas original.
Si. Tu m’aurais dit le Père Lachaise, ce n’aurait pas été original.
J’aime les cimetières. Ce sont les seuls endroits où on trouve le calme et où on peut être contemplatif. Le plus beau que j’ai vu c’est à Cuba.
Est-ce qu’il y a une personne qui te rende mélancolique ?
Non, pas vraiment. Mais j’aimerai tellement inviter Michel Houellebecq. Il ne me répond jamais. Je voudrai faire un remède au bonheur avec lui.
Il ne répond pas ? Pourtant, il est partout en ce moment. Et beaucoup sur Inter.
Je sais, ça m’énerve.
Tes demandes sont sûrement court-circuitées par une attaché de presse. D’après ce que tu nous dis depuis une heure, tu ne dois pas être très à l’aise avec le grand théâtre des réseaux, des fausses relations professionnelles…
Pas du tout, non, c’est tout ce que je déteste même. Même si j’aime bien m’encanailler dans des événements mondains de temps en temps, c’est un spectacle rigolo.
Mais quand le boulot dépend de ce théâtre, ce n’est plus drôle du tout.
Aujourd’hui, quand on est hyper sensible, on est chiant. Si on est sincère, on n’est pas à la mode. Aujourd’hui, il faut être cool. C’est une prostitution d’être cool. Je ne suis pas cool, je suis du 19ème siècle.
On a tous peur, surtout ce qui paraissent tellement sûrs d’eux. J’ai beaucoup de tendresse pour mon prochain, parce que je sais qu’on a tous peur. La gentillesse devrait être à la mode.
Les méchants ne sont cools que dans les films. Dans la vie, ils rentrent seuls chez eux. Ils sont tristes. Dans la vie, c’est les gentils qui gagnent à la fin.
J’ai une citation pour toi, amoureuse des livres : « les livres sont des amants toujours disponibles ».
Mais… mais, ce n’est pas moi qui ait dit ça ?
Si.
Quel piège. Mais ça fait des années que je le pense. Déjà, les livres sont facile à congédier, ils sont fidèles, toujours disponibles. On ne dépend de rien. Dès qu’on dépend d’un autre être, c’est la merde.
Finissons avec ton émission. Tu vas nous donner tes remèdes contre la mélancolie.
Un livre ?
J’aime les absurdes slaves. Daniil Harms et Sławomir Mrożek.
Les chronique de la montagne d’Alexandre Vialatte, Sayonara Gangsters de Genichiro Takahashi, L’homme-dé de Luke Rhinehart.
Le film ?
Qui êtes-vous Polly Maggoo ? de William Klein
Hot tub time machine, de Steve Pink.
Chansons ?
Use it before you lose it de Bobby Valentin, Mata Hari mambo d’Anna German, Coït de Jean Yann.
Un système de pensée ?
Être un samouraï (mais ce n’est pas évident).
Une activité ?
Apprendre une langue, flâner dans n’importe quelle bibliothèque municipale.
Une chose qui te fait rire ?
Vampiros en la Habana du réalisateur cubain Juan Padrón,
Téléchat de Topor.
Alphonse Allais.
Une recette ?
Je pense qu’il est difficile d’être triste en mangeant une raclette.
Une œuvre picturale ?
Clovis Trouille.
Le lieu idéal ?
Une bibliothèque n’importe où.
Remède à la mélancolie, tous les dimanches à 10 heures sur France Inter.