C’est un penseur à l’ancienne. Et par ancien, on entend Grec ancien. Du quotidien, de la vie, de la boue et de la libido pour nourrir la philosophie. Une approche qu’il a insufflé dans Philosophie Magazine, l’un des rares titres de presse français à s’en sortir. Il existe donc un moyen de sauver la presse : la qualité.
Alexandre Lacroix est aussi écrivain. Pas un penseur assommant comme le sont la plupart des philosophes. Pas plus un penseur donneur de leçon comme le sont quelques porteurs de chemises ouvertes ou autres néo-académiciens. Alexandre Lacroix, pour preuve, a sorti un excellent Ce qui nous relie ouvrage sur internet. Une analyse passionnantes du web sans jamais se départir de la chair. L’humain est là, toujours là.
Et si Alexandre Lacroix était une femme, on ajouterait « en plus, elle est belle ». Comme on n’est pas sexiste chez Apar, on vous le dit, en plus Alexandre est beau.
L’écrivain a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions. Pas toutes, parce que « il y aurait de quoi écrire là-dessus des pages et des pages ! Cela m’aurait emmené trop loin et ne tiendrait plus sur une page web. » On se contentera aisément des mots offerts.
Pour vous, c’est quoi internet ?
Nous venons de vivre une « révolution du signe », d’une importance comparable à l’invention de l’écriture il y a 5.000 ans dans les civilisations du Croissant fertile ou à l’invention de l’imprimerie en Chine au XIe siècle de notre ère. La manière dont les êtres humains inscrivent des traces et les échangent a été profondément changée. Bien sûr, chaque révolution du signe touche à toutes les dimensions de l’existence. C’est ainsi qu’Internet a modifié la manière dont on travaille dans presque tous les métiers, mais aussi le monde de la finance, du commerce, de la recherche, du journalisme, de la géopolitique, de la surveillance, des transports (GPS, géolocalisation), de l’hôtellerie (Airbnb), tout autant que la manière dont on aime, dont on entretient des amitiés, dont on vit chez soi. À ce stade, je vais tout de même faire une précision de vocabulaire : Internet et le Web ne sont pas synonymes. Internet, c’est le réseau mondial des télécommunications. Il existait déjà à la fin des années 1960. Le Web, ce sont les plateformes des sites et le protocole que nous utilisons tous universellement (ou presque), et il date de 1989. C’est le Web, à mes yeux, la vraie révolution, et pas tout à fait internet. Le monde vient donc de changer en vingt-cinq ans, sous nos yeux. C’est ça qui est passionnant et dont nous n’avons pas encore pris complètement la mesure. C’est un défi pour la pensée, aussi.
Une amie d’Apar, Titiou Lecoq, a écrit un roman sur internet. Il se termine par cette phrase : « Internet c’est juste des codes informatiques qui ont failli améliorer le monde. »
Vous êtes d’accord ?
La formule est bonne, mais je ne dirais pas les choses ainsi. Le réseau est difficile à penser, précisément parce qu’il est ambigu. Regardez le parcours de Julian Assange ou celui d’Edward Snowden : aujourd’hui, un individu seul, sans ressources financières, sans appartenir à un média ni être un élu politique, peut déstabiliser la première puissance du monde, les États-Unis, en publiant des informations scandaleuses et vraies. C’était inconcevable avant le Web. Nous avons un espace public mondial, ce qui donne des possibilités inouïes. Mais en même temps, le réseau est le plus grand outil de surveillance jamais mis au point. C’est cela, qui est difficile à comprendre : le même support technologique est à la fois un outil de liberté et de contrôle. Cela déjoue notre conception traditionnelle du pouvoir. « Là où est le danger, croît aussi ce qui sauve », disait le poète Hölderlin.
Quand j’ai fermé votre livre, ma première impression a été que la France sentait la poussière. On est vraiment à la bourre non ?
Oui, c’est vrai, on s’englue dans des polémiques pas très intéressantes. La perspective des prochaines élections présidentielles n’enthousiasme personne. Et puis il y a une atmosphère de déclin, de stagnation… Nous n’avons plus d’image de l’avenir à proposer. Nous manquons de souffle pour imaginer ce que pourrait être la France en 2100. Le paradoxe, c’est qu’au même moment, des ingénieurs et des médecins convergent de tous les pays du monde vers la Silicon Valley et qu’il y a une grande gamberge mondiale pour créer une nouvelle civilisation, un homme nouveau. On ferait bien de tourner les yeux dans cette direction, et d’essayer de comprendre ce qui est en train de se passer au niveau philosophique, au lieu de se contenter d’importer leurs technologies passivement dans notre « maison de vieux » hexagonale. C’est un peu l’Ipad contre Epad.
J’ai l’impression qu’internet impose une disparition des intermédiaires, dans tous les domaines. Les derniers à tomber seront certainement l’argent et les élus. Vous pensez que le phénomène peut aller jusque là ?
Là encore, je ne dirais pas tout à fait les choses ainsi : ce sont moins les corps intermédiaires qui tremblent, que les États. Vous parlez de l’argent. Qu’est-ce que le bitcoin ? Une monnaie qui n’est pas battue par un État. Cela n’a jamais existé. Quant à Facebook et aux réseaux sociaux, ils créent des communautés pour lesquelles les frontières territoriales et les nationalités n’existent pas. Cela rejoint un souhait de beaucoup des investisseurs de la Silicon Valley, qui adhèrent à une philosophie libertarienne. En clair : ils veulent que le marché mais aussi la vie sociale et politique soient dérégulés, avec le moins d’État possible.
Je ne reviendrai pas trop sur Assange, parce qu’on a beaucoup médiatisé son combat, même si on le redécouvre ici. Parlons plutôt de Philippe, le conspirationniste. On met souvent l’accent sur l’avantage de ces théories de simplifier notre compréhension du monde. Vous ajoutez que cela apporte une narration logique au monde. En créant une causalité artificielle. Il y a quelque chose d’enfantin dans tout cela non ?
J’ai pris un risque dans mon livre : je donne très longuement la parole à Philippe, le conspirationniste comme vous l’appelez. Sur les sociétés secrètes, les Illuminatis, le Bohemian Club, le projet HAARP, les chem trails, les camps de la FEMA, il déroule une vision du monde totalement absente des grands médias et de la littérature publiée par les maisons d’édition officielles. Or, cette vision du monde est partagée par des centaines de millions de personnes dans le monde. Vous avez, à coup sûr, dans votre entourage, des gens qui adhèrent à telle ou telle théorie des truthers, terme par lequel les conspirationnistes se désignent eux-mêmes. Pourquoi leur donner la parole ? Parce que ce n’est pas seulement enfantin, cela nous amène à réfléchir sur le statut de la vérité en Histoire. Ou, ce qui est plus inquiétant, sur le brouillage croissant de la frontière entre le vrai et le faux dans l’histoire contemporaine.
Est-ce qu’on peut dire que le FN reprend les mêmes processus pour construire ses discours ?
Non, je ne crois pas. En fait, ce discours des truthers n’est présent ni dans les médias officiels ni dans les partis politiques classiques. Il tire d’ailleurs sa force de son opposition à toutes les « élites ».
Parlons du libertarisme. Passionnant sujet. On est passé de la preuve de son existence, avec le cogito cartésien, au refus de la non existence. C’est une sacrée révolution.
Ces gens remettent en cause les lois de la nature. Mais c’est quoi la nature ?
En fait, à côté du libertarisme, il existe un autre courant de pensée influent en Californie et chez tous les passionnés de la technique, le transhumanisme. Qu’est-ce que c’est ? C’est, en un mot, la volonté de mettre à profit tous les progrès scientifiques pour prolonger au maximum la vie humaine. Les transhumanistes réclament la levée de tous les interdits, sur la manipulation du génome humain, l’expérimentation sur les cellules souches, etc. Ils nous proposent une anthropo-ingéniérie, une refabrication de l’homme. Mais ils n’estiment pas remettre en cause les lois de la nature. Ils prétendent seulement que l’homme de l’avenir sera une sorte de co-création du génie humain et de la nature. Dans cet esprit, certaines recherches donnent le vertige. Les scientifiques sont déjà capables d’imprimer sur imprimante 3D de la fibre musculaire humaine ou du cartilage. Leur rêve, ce serait qu’un jour on puisse, en cas de maladie, vous scanner l’organe malade, le réimprimer et le remplacer. Et c’est ainsi que l’humain deviendrait transhumain…
Je finis avec une question qu’on a dû vous poser mille fois : à quoi ça sert la philo ?
La philosophie aide à comprendre. Je ne sais pas si comprendre est vraiment du domaine de l’utile, mais c’est important. Comment s’orienter dans le monde, sinon ? La philosophie est la discipline de tous ceux qui cherchent le sens des choses tout en se méfiant des dogmes.