Pourquoi lui ?
Si vous cherchez un argumentaire social pour sortir avec des filles qui ont trente ans de moins que vous, il faut lire « Oona et Salinger ». L’auteur offre un argumentaire convainquant pour se dédouaner de tout effet pervers. En plus Beigbeder imagine, pour expliquer les causes de la disparition de J. D. Salinger en 1953, une histoire d’amour impossible mais merveilleuse avec Oona, la fille du dramaturge américain Eugene O’Neill. Un voyage dans le temps bouleversant.
Où le lire ?
Au lit avec sa maitresse en lui disant : « Salinger, comme moi, aimait les filles beaucoup plus jeunes ».
Le passage à retenir par cœur ?
Cherbourg, 19 juin 1944
Chère Oona,
Je t’écris des lettres dans ma tête, que je n’ai pas le temps d’écrire sur papier, et que tu ne liras donc pas. Ceci n’en représente qu’une infime partie, que j’ai à peine eu le temps de coucher sur ce chiffon. Autour de moi, ils sont tous plus jeunes ! 19, 20, 21 ans : avec mes 25, je suis le vieillard de la troupe.
Ce matin il y a eu une messe. L’aumônier a distribué le corps du Christ au milieu des obus et des blessés. Il a fait communier les morts. Je suis resté à jouer aux dés avec Mathias, qui vient du Dakota du Sud, et à rouler des cigarettes avec Owens, du New Jersey. Il m’a fait penser à toi. Que devient la plage de Point Pleasant ? Je me suis fait cette réflexion : au fond, la Normandie, c’est le New Jersey d’en face. Finalement, c’est comme si j’avais débarqué sur la plage de ton enfance, en remplaçant le boardwalk par des blockhaus.
Sous la pluie, un Noir de ma section chante des blues qui dépriment tout le monde. Je me demande tout le temps : « Qu’est-ce que je fous là ? » mais il faut lutter contre cette question, la repousser sans arrêt, l’empêcher d’agir contre les jambes. C’est la question qui suicide tout. Même à New York on pouvait se la poser, au Stork ou ailleurs : « What the fuck am I doin’ here ? » Si l’on y pense, on ne fait rien. Je préfère penser à toi, Oona. Ton visage est ma religion. Je ne suis pas bouddhiste, je suis ooniste. Je sais que c’est peine perdue, que tu vas accoucher de ton premier enfant, mais je m’accroche à cette souffrance romantique qui me fait oublier la douleur physique et la peur panique. On ne décide pas de ressentir : on ressent ce qu’on peut, le coeur se sert de ce qu’il a en magasin, et le mien est encore gorgé de toi. Tu m’aides. Pas toi, l’idée de toi. Ton principe de bébé pur qui se plaint de tout et envoie des baisers salés sur les planches, de l’autre côté de l’Atlantique, sur fond d’orgue de Barbarie pourri. Tu n’étais pas une femme, tu étais un concept : l’amour impossible, perdu, l’amour gâché, une briseuse de coeur qui n’arrive pas à cesser d’attendrir. Tu m’as fait tellement de mal que je ne t’en veux pas, c’est insensé comme tu es forte, tout de même. Ton visage est devenu le masque de Dieu. Tu es sa doublure, une remplaçante pour une perfection supérieure, le reflet charnel d’une autre vérité. Ton front bombé, ton regard mouillé, ta voix sucrée, ton coeur pur trompent ma soif de sainteté sous le ciel de métal en fusion.
J’ai cessé de te détester dès que j’ai posé le pied sur cette plage française. Il faut faire attention où l’on marche, les mines-S font clic et ensuite boum : plus de jambes. Tout à l’heure, un pauvre gars a entendu le déclic sous sa chaussure et après il ne pouvait plus bouger, il sanglotait, tétanisé, tremblotant debout sur une assiette de ferraille, comme une grenade dégoupillée mais plate, attendant de lui arracher les couilles. À partir de cet instant, il vivait toujours mais on pouvait déjà parler de lui au passé. Ensuite, je me suis retourné, et après l’explosion, il ne restait plus rien que ses deux rangers remplies de boyaux comme deux vases en cuir. Je ne sais pas comment le gars s’appelait. L’autre truc pénible, c’est quand une grenade tombe à tes pieds. Il faut vite la ramasser et la renvoyer. Parfois le bras part avec.
C’est difficile d’expliquer ce qu’on ressent au milieu de ce foutoir. On n’ose pas trop regarder autour de soi. On craint de s’attacher à tel ou tel mec et ensuite de ne plus le trouver. Curieuse impression de baisser la tête, de rester courbé, non pour échapper aux tirs, mais pour ne pas voir ce qui se passe. Un troupeau d’autruches qui zigzaguent, voilà ce qu’est le débarquement. Des milliers d’hommes en chaussettes mouillées qui slaloment désespérément afin de ne pas être choisis pour cible. Je ne me suis jamais dit : pourvu qu’ils prennent le voisin. Jamais. Je me disais plutôt : oubliez- moi, je ne vaux pas la peine d’être visé, ne me regardez pas, je ne suis pas intéressant et je ne veux tuer personne. Ne tirez pas sur moi et je ne tirerai pas sur vous. En allemand « Leave me alone » se dit « Lass mich allein ».
Je finissais par réciter des prières en courant de cratère en cratère par-dessus les geysers de carotides qui peignaient mon treillis en rouge vif. L’idée qu’on meurt par hasard et survit par coup de bol est trop humiliante ; la prière fournit une structure au chaos. Souvent la bataille tourne à la bagarre rangée à coups de casque dans la tronche. Il suffit d’un pistolet enrayé par un grain de sable – et crois- moi, les grains de sable, ce n’est pas ce qui manque sur une plage – et on revient aux bonnes vieilles méthodes de baston à l’ancienne, comme dans les pubs de Berlin ou New York : coups de poing, de crosse, coups de pied dans la tête d’un homme à terre, écrasement des couilles avec des cailloux, coups de baïonnette ou de poignard dans le ventre… Parfois certains psychopathes pimentent les choses (coupent la langue, le nez ou les oreilles, arrachent les yeux avec une cuiller, etc.). Pourquoi dépenser tous ces milliards en logistique et transport de munitions si c’est pour que ça se finisse comme une dispute de poivrots sur Times Square, à base de nez cassés qui saignent, d’yeux crevés, de dents pétées à coups de planche ou de canons de fusil sur la glotte ?
A qui l’offrir ?
A vos ami(e)s fidèles du Café de Flore pour faire plaisir au tenancier du lieu.
Frédéric Beigbeder, Oona & Salinger, Grasset, 20 août 2014, 336 pages.