Pourquoi lui ?
Parce que Chuck Palahniuk revient au meilleur de sa forme avec un roman sous forme de pastiche des romances érotico-soft en version plus ou moins orgasmique. Autrement dit, vous allez pouvoir lire ici un conte de fée gynécologique, sous le prisme de Penny Harrigan, jeune femme modèle et aspirante avocate, travaillant dans un prestigieux cabinet new-yorkais…
Où le lire ?
Dans toutes les maisons qui arbore fièrement Cinquante nuances de Grey sur une table basse.
L’incipit ?
« Pendant que Penny se faisait molester, le juge se contenta de la regarder. »
Le passage à retenir ?
Les jurés eurent un mouvement de recul. Les journalistes se firent tout petits. Personne, dans la salle du tribunal, ne vola à son secours. Le greffier, consciencieux, continuait de taper sur sa machine, consignant les paroles de Penny: «À l’aide, il me fait mal! Arrêtez-le!» Ses doigts agiles tapèrent le mot : « Non ! » Il transcrivit un long ahanement phonétique, un gémissement, un cri. À quoi succéda une liste des suppliques de Penny.
Ses doigts tapèrent : « Au secours ! »
Ils tapèrent : « Arrêtez ! »
Les choses se seraient passées autrement s’il y avait eu d’autres femmes dans la salle ; or il n’y en avait aucune. Au cours des derniers mois, elles avaient toutes disparu de la circulation. La sphère publique était vide de femmes. Les personnes qui regardaient Penny se débattre – le juge, les jurés, les spectateurs – étaient toutes des hommes. Ce monde était un monde d’hommes.
Le greffier tapa : « S’il vous plaît ! »
Puis : «S’il vous plaît, non! Pas ici!»
Seule Penny bougeait. Son pantalon fut violemment baissé jusqu’aux chevilles. Afin de la montrer nue à quiconque osait regarder, ses sous-vêtements furent déchirés. Elle donna des coups de coude et de genou pour tenter de s’enfuir. Assis au premier rang, les dessinateurs d’audience la croquaient à grands traits pour saisir au mieux son corps-à-corps avec son agresseur, ses vêtements déchirés qui pendouillaient et ses cheveux emmêlés qui fouettaient l’air. Des mains timides se levèrent dans le public ; elles tenaient toutes un téléphone portable et volaient qui des photos, qui quelques secondes de film. Les cris indignés de Penny semblaient pétrifier toutes les autres personnes présentes, et sa voix brisée résonnait d’un bout à l’autre de la salle silencieuse. Ce n’était plus le bruit d’une femme qu’on violait; les vagues de son qui se réverbéraient donnaient à croire que dix, que cent femmes se faisaient molester. C’était le monde entier qui hurlait.
À la barre des témoins, Penny ne se laissa pas faire. Elle parvint à serrer ses deux jambes et à repousser la douleur. Relevant la tête, elle essaya de croiser le regard de quelqu’un – de n’importe qui. Un homme plaqua ses mains de chaque côté de la tête pour se couvrir les oreilles et ferma les yeux très fort, le visage aussi rouge qu’un petit garçon apeuré. Penny regarda le juge, qui poussa un soupir plein de pitié face à sa détresse mais refusa de rétablir l’ordre avec son marteau. Un huissier, dont l’arme était rangée dans son étui, baissa la tête et prononça quelques mots dans le petit micro accroché à sa veste. Visiblement nerveux, il se tortilla et grimaça en entendant ses cris.
D’autres hommes consultaient pudiquement leur montre ou leurs SMS, comme mortifiés par le comportement de Penny. Comme si elle avait mieux à faire que de hurler et de saigner en public. Comme si cette agression et ses souffrances étaient sa faute.
Les avocats semblaient se ratatiner à l’intérieur de leurs coûteux costumes rayés. Ils s’affairaient à trier leurs papiers.
Même le petit ami de Penny restait assis, incrédule, bouche bée devant cette agression brutale. Quelqu’un avait dû appeler une ambulance, car deux infirmiers finirent par surgir dans l’allée centrale.
En larmes, se défendant à coups de griffes, Penny faisait tout pour garder le contrôle. Si elle arrivait à se remettre debout et à enjamber la barre des témoins, elle pourrait partir en courant. S’enfuir. Le tribunal était bondé comme un bus à l’heure de pointe, mais personne n’empoigna son agresseur ni ne tenta de l’éloigner d’elle. Ceux qui étaient debout firent un ou deux pas en arrière. Tous les spectateurs reculèrent jusqu’aux murs, laissant Penny et son violeur de plus en plus seuls à l’autre bout de la salle.
Les deux infirmiers se frayèrent un chemin parmi la foule. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, Penny ruait dans tous les sens, toujours en train de se débattre et de sangloter; ils la calmèrent en lui disant de se détendre. En lui disant qu’elle était tirée d’affaire. Le pire était passé, qui la laissait glacée, en nage, toute tremblante. Partout autour d’elle, un mur de visages cherchait les angles morts où leurs yeux n’en croiseraient pas d’autres, tout aussi emplis de honte.
Les infirmiers la couchèrent sur une civière. Pendant que l’un enveloppait son corps tremblant dans une couverture, l’autre fixait des sangles pour la maintenir. Finalement, le juge tapa avec son marteau et annonça une interruption de séance.
L’infirmier qui serrait les sangles lui demanda : « Vous pouvez me dire en quelle année on est ? »
À force d’avoir crié, la gorge de Penny la brûlait. D’une voix éraillée, elle indiqua la bonne année.
« Vous pouvez me dire qui est le président actuel ? »
Penny faillit répondre Clarissa Hind, mais se ravisa. La présidente Hind était morte. La première et unique présidente de l’Histoire du pays était morte.
« Vous pouvez nous dire votre nom ? » Les infirmiers, bien sûr, étaient des hommes.
« Penny, fit-elle. Penny Harrigan. »
Les deux hommes penchés au-dessus d’elle laissèrent échapper un petit cri. L’espace d’une seconde, ils perdirent leur air professionnel et affichèrent un sourire béat. «Je me disais bien que je connaissais votre visage », dit l’un, ravi.
L’autre claquait des doigts, exaspéré de ne pas trouver les mots qu’il cherchait. «Vous êtes… Vous êtes la fille! Celle du National Enquirer ! »
Le premier pointa un doigt vers elle, ligotée et impuissante, scrutée par tous ces yeux masculins. «Penny Harrigan! cria-t-il, comme une accusation. Vous êtes Penny Harrigan, la “Cendrillon du Geek” ! »
Les deux hommes soulevèrent la civière. La foule se fendit en deux pour leur permettre d’accéder à la sortie.
Le deuxième infirmier hochait la tête. «Mais oui, le type que vous avez largué, ce n’était pas, comment? L’homme le plus riche du monde ?
– Maxwell, précisa l’autre. Il s’appelle Linus Maxwell.»
L’infirmier n’en revenait pas. Non seulement Penny venait d’être violée devant un tribunal fédéral rempli de monde sans que personne lève le petit doigt pour arrêter son agresseur, mais voilà que les infirmiers la prenaient pour une idiote.
«Vous auriez dû vous marier avec lui, ma petite dame, n’arrêtait pas de répéter le premier sur le chemin de l’ambulance. Si vous aviez épousé ce type, vous seriez plus riche que Dieu…»
Cornelius Linus Maxwell. C. Linus Maxwell. Eu égard à sa réputation de play-boy, les tabloïds l’appelaient souvent «Orgasmus Maxwell». Le multimilliardaire le plus riche de la planète.
C’étaient ces mêmes tabloïds qui avaient surnommé Penny la « Cendrillon du Geek ». Penny Harrigan et Corny Maxwell. Ils s’étaient rencontrés un an auparavant. Une éternité. Un autre monde.
Un monde meilleur.
Jamais il n’y avait eu, dans l’histoire de l’humanité, meilleure époque pour être une femme. Penny le savait.
Dans sa jeunesse, elle se répétait cette phrase comme un mantra : Jamais il n’y a eu, dans l’histoire de l’humanité, meilleure époque pour être une femme.
Son monde était alors un monde parfait – plus ou moins. Elle venait de décrocher son diplôme de droit, classée dans le meilleurs tiers de sa classe, mais elle avait raté deux fois l’examen du barreau. Deux fois! Ce n’était pas à cause de son manque de confiance en elle, pas vraiment; mais une idée avait commencé à s’insinuer en elle. Penny s’agaçait de voir que, grâce aux victoires durement acquises par les mouvements de libération des femmes, devenir une avocate ambitieuse et dynamique n’avait rien d’une prouesse. Plus maintenant. Cela ne paraissait guère plus audacieux que d’être une ménagère dans les années 1950. Deux générations plus tôt, la société l’aurait poussée à être mère au foyer. Aujourd’hui, il fallait devenir avocate. Ou médecin. Ou spécialiste des fusées. En tout cas, la valeur de ces rôles avait plus à voir avec la mode ou la politique qu’avec Penny elle-même.
Pendant ses premières années à l’université du Nebraska, elle avait tout fait pour susciter l’admiration de ses professeurs du département des gender studies. Elle avait troqué les rêves de ses parents pour les dogmes de ses enseignants mais, au fond, aucune de ces perspectives d’avenir n’était vraiment la sienne.
En vérité, Penelope Anne Harrigan se comportait encore comme la gentille fille – obéissante, brillante, consciencieuse – qui faisait ce qu’on lui disait. Elle s’en était toujours remise aux conseils des autres, des gens plus âgés. Pourtant, elle rêvait d’autre chose que de l’admiration de ses parents et de leurs substituts. Avec tout le respect qu’elle devait à Simone de Beauvoir, elle ne voulait pas être quelque chose de la troisième vague. Sans vouloir offenser Bella Abzug, elle ne voulait pas non plus être une post-quelque chose. Elle n’avait pas envie de rééditer les victoires de Susan B. Anthony et d’Helen Gurley Brown. Elle voulait pouvoir choisir autre chose que femme au foyer ou avocate. Madone ou putain. Une voie qui ne soit pas enlisée dans les vestiges boueux de quelque rêve victorien. Penny voulait aller bien au-delà du féminisme lui-même !
Elle était taraudée par l’idée qu’un élément profondément ancré en elle l’empêchait de réussir à l’examen du barreau. Cette part enfouie d’elle-même n’avait aucune envie d’exercer le droit, et elle espérait sans cesse qu’un événement viendrait la sauver de ses propres rêves médiocres et prévisibles. Ses ambitions avaient été celles des femmes radicales un siècle auparavant : devenir avocate… pour affronter les hommes face à face. Mais comme toute ambition de seconde main, elle pesait sur ses épaules comme un fardeau. Ce rêve-là, dix millions d’autres femmes l’avaient exaucé. Penny, elle, voulait un rêve bien à elle; quant à savoir à quoi ressemblerait ce rêve, elle n’en avait pas la moindre idée.
Elle ne l’avait pas trouvé en jouant les filles sages. Elle ne l’avait pas trouvé non plus en régurgitant l’idéologie étriquée de ses professeurs. Elle se consolait en se disant que toutes les jeunes femmes de sa génération étaient confrontées au même problème. Elles avaient toutes reçu la liberté en héritage et il leur revenait de tracer une nouvelle frontière pour les générations suivantes. D’être à l’avant-garde.
Tant qu’un rêve entièrement neuf, inédit et original ne montrerait pas le bout de son petit nez, Penny poursuivrait obstinément l’ancien : un poste au bas de l’échelle au sein d’un cabinet d’avocats. Elle irait acheter les donuts, déplacerait les chaises, préparerait l’examen du barreau.
Même aujourd’hui, du haut de ses vingt-cinq ans, elle craignait qu’il ne soit déjà trop tard.
Elle n’avait jamais fait confiance à ses instincts ni à ses impulsions. Parmi ses plus grandes angoisses, il y avait la hantise de ne jamais découvrir et exploiter ses talents ou ses intuitions les plus profonds. Ses dons uniques. Elle allait gâcher sa vie en courant après des objectifs fixés pour elle par d’autres personnes. Au lieu de ça, elle souhaitait détenir un pouvoir et une autorité – une force primitive, irrésistible – qui transcenderaient les rôles dévolus aux hommes et aux femmes. Elle rêvait de maîtriser une magie pure, plus ancienne que la civilisation elle-même.
A qui l’offrir ?
A toutes les Cendrillon du XXIe siècle qui aiment le godemiché !
Orgasme. Chuck Palahniuk.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude