Pourquoi lui ?
Il y a des choses qui ne changent pas. Quelque soit l’époque, quelque soit le lieu. Celui qui maîtrise le mot possède un don. Dans les cultures ancestrales, il est le chamane. Dans la cosmogonie, il est Dieu, et au commencement était le verbe. Dans les cultures modernes, il est celui qui maîtrise les esprits. Le mot n’est pas un outil comme les autres. Il donne la vie. Il crée la réalité. Il est la frontière entre le pensée et l’action. Entre le rêve et sa déception.
Voilà pour la perception collective. Mais pour l’écrivain, il en est tout autrement. Il est la roche du sculpteur. La couleur du peintre. Il est l’ami et l’ennemi.
Il faut penser à Joseph Grand, ce personnage de La Peste, à la recherche de la phrase parfaite. Ce personnage que Camus lui-même parlait comme de « ce héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté de cœur et un idéal apparemment ridicule ».
Où le lire ?
Pas respect pour son auteur qui ne lit jamais au lit, lisez le dans un fauteuil.
Incipit.
J’ai toujours regretté, depuis ma naissance, de n’avoir pas été le premier bébé du monde à parler.
Le passage à retenir par cœur.
que je vous raconte mes journées à batailler avec les mots. Après je vous raconterai mes nuits…
J’aime beaucoup les mots puisqu’ils me font vivre et que, grâce à eux, j’ai acquis une certaine notoriété dans la République des lettres. Les mots sont à l’écrivain ce que son l’argile et le marbre au sculpteur, la farine au boulanger ou les cartes au joueur de poker. L’ennui avec les mots, c’est qu’ils sont très nombreux. il faut choisir les bons, et ce n’est pas facile. Proust en a choisi beaucoup et il ne s’est jamais trompé. Que ce soit au tirage ou au grattage. Marguerite Duras a toujours sorti les mots gagnants. On reconnaît les grands écrivains à ce qu’ils ne se trompent jamais dans le choix des mots.
Ensuite, ils ont l’art ou l’habileté de les assembler pour leur donner du sens, du charme, de la force, de l’humour ou de la beauté. On appelle cela le talent. Mais ce talent ne sert à rien si, au départ, vous avez choisi des mots qui ne sont pas compatibles les unes avec les autres.
Un matin, je me mets à mon bureau et, reprend le manuscrit du roman auquel je travaille, j’écris cette phrase : « Dans un grand élan de sincérité, elle lui dit qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
Parfait.
Enfin, non, pas parfait, parce que « dans un grand élan de sincérité », c’est un cliché, un lieu commun. La sincérité se manifeste toujours par de grands élans.
Peut-êetre vaudrait-il mieux parler de franchise ? D’autant qu’«un grand élan de franchise » est moins conventionnel. Mais quelle différence entre franchise et sincérité ? Entre franc et sincère ? Quelles nuances ? Là-dessus je consulte tous les dictionnaires qui sont à portée de main, et il y en a beaucoup. Le Littré, Le Dictionnaire de l’Académie française, Le Grand et Le Petit Robert, Le Grand et Le Petit Larousse, le Hachette, le Quillet, le Furetière, le Vaugelas, et même le Dictionnaire des Jésuites de Trévoux. Oui, parce que sur la franchise ou la sincérité, les Jésuites sont assez calés…
Et puis c’est finalement dans Le Petit Larousse que j’ai trouvé les meilleurs définitions.
« Sincère : qui s’exprime sans déguiser sa pensée.
Franc : qui ne dissimule aucune arrière-pensée. »
Pensée ou arrière-pensée ? En refusant de l’accompagner à la chasse en Finlande, elle a des arrière-pensées. Donc : franchise plutôt que sincérité.
J’ai donc écrit :
« Dans un grand élan de franchise, elle lui dit qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
Et c’est alors que je découvre, avec consternation, que s’il va à la chasse en Finlande, c’est pour tirer des cervidés, c’est-à-dire des chevreuils, des cerfs, des ÉLANS. Et moi qui, dans une inconsciente association d’idées, au commencé ma phrase par un élan, mais un élan de franchise. que je supprime immédiatement. Ce qui donne :
« Avec franchise, elle lui dit qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
Oui, mais on ne sent plus l’effort qu’elle a dû faire sur elle-même pour lui annoncer sa décision.
Autant écrire :
« Elle lui dit franchement qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
Franchement ou sincèrement ? Sincèrement puisqu’elle n’a plus d’arrière-pensées.
« Elle lui dit sincèrement qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
Pourquoi sincèrement ? Cet adverbe est devenu inutile, comme le sont la plupart des adverbes.
« Elle lui dit qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
La journée était finie. Ma femme est rentrée de son travail. Elle m’a demandé si j’avais bien écrit. Eh bien oui, mais pas beaucoup. Une seule phrase.
-Elle doit être belle et longue ?
-Plutôt précise, ferme, définitive.
Ma femme a lu : « Elle lui dit qu’elle ne l’accompagnera pas à la chasse en Finlande. »
-C’est tout ? Ton travail de la journée ?
-Ben oui…
Allez donc expliquer à quelqu’un pour qui les mots ne sont que de la conversation et jamais de la littérature, allez donc lui expliquer le dur combat de l’écriture.
Le défi à la page blanche, le corps-à-corps avec les mots, le domptage de la phrase.
Le choix existentiel du temps de conjugaison.
Le recours décoratif à l’adjectif ou son bannissement monacal.
Et qui, du verbe ou de l’adverbe, se fera chair ?
la preuve ontologique de la digression par la parenthèse.
La question philosophique du point à la ligne.
Allez donc expliquer tout ça à un homme ou à une femme pour qui les mots ne sont qu’un moyen de vivre, alors que pour l’écrivain ils sont sa raison de vivre. L’écrivain sera toujours considéré comme un être étrange qui entretient avec les mots des relations plus intimes et plus passionnées qu’avec sa femme, ses maîtresses, ses enfants, et même qu’avec ses chiens et ses chats.
Après le dîneer, je susi revenu à mon bureau, j’ai relu ma malheureuse phrase de la journée et je me suis dit : Pourquoi ne l’accompagnerait-elle pas à la chasse en Finlande ? Ils sont finalement partis tous les deux.
À qui l’offrir ?
À tous ces écrivains qui parlent du mot comme s’il s’agissait d’un objet sacré, un Veau d’Or. Oui, achetez beaucoup d’exemplaires parce qu’ils sont quelques-uns ces écrivains.
Au secours ! Les mots m’ont mangé, Bernard Pivot, éd. Allary, 102 p., 18,90 €