Pavel Durov : "Je préfère mourir plutôt qu'agir contre mes valeurs"
ENTRETIEN. « Le Point » a rencontré le cofondateur et PDG de la messagerie sécurisée Telegram, mis en examen en août 2024. Confidences. Propos recueillis par Guillaume Grallet
ENTRETIEN. « Le Point » a rencontré le cofondateur et PDG de la messagerie sécurisée Telegram, mis en examen en août 2024. Confidences. Propos recueillis par Guillaume Grallet
Qui connaît vraiment Pavel Durov ? Arrêté en France et mis en examen pour des accusations aussi explosives que controversées - complicité trafic de drogue, de blanchiment, d'escroquerie en bande organisée entre autres -, le créateur de Telegram, la messagerie chiffrée utilisée par plus d'un milliard de personnes dans le monde, dont Volodymyr Zelensky et Emmanuel Macron, dénonce une machination, un déni de justice, et affirme être déjà puni sans avoir été jugé.
Dans cet entretien fleuve, le plus long qu'il ait jamais accordé, celui qui a fondé VKontakte (le « Facebook russe ») avant de quitter la Russie en 2014 pour préserver son indépendance revient sur son combat pour la liberté d'expression, son refus catégorique de vendre Telegram, ses inquiétudes quant à l'avenir de la démocratie, son attachement profond à la France.
Il livre des révélations sur plusieurs puissances et services de renseignements, dont le FBI et la DGSE. Il partage aussi son regard sur Elon Musk, Mark Zuckerberg et Sam Altman, le créateur de ChatGPT. Pour la première fois, Pavel Durov se confie sur son admiration pour les combats de Malcolm X, les lectures qui l'ont façonné, les figures qui l'inspirent, et dévoile des souvenirs familiaux intimes, longtemps gardés secrets. Un homme traqué, qui affirme être prêt à mourir plutôt que de trahir ses valeurs.
Le Point : Vous êtes mis en examen pour 17 chefs d'accusation très graves qui touchent à la pédopornographie, au trafic de drogue, au blanchiment d'argent... Est-ce que vous comprenez ce que l'on vous reproche ?
Pavel Durov : C'est totalement absurde. Ce n'est pas parce que des criminels utilisent notre messagerie parmi tant d'autres que cela fait de ceux qui la dirigent des criminels... Rien n'a jamais été prouvé qui montre que je suis, ne serait-ce qu'une seconde, coupable de quoi que ce soit. Mais il semble que je sois déjà puni à ce stade à travers l'interdiction de quitter le territoire. Comme si les juges français avaient compris qu'il n'y a pas assez de substance pour une vraie condamnation plus tard et qu'ils voulaient me punir aujourd'hui. On dit que Telegram a refusé de coopérer. C'est faux. C'est la police française qui n'a pas suivi correctement la procédure internationale. Les équipes de Telegram ont même été obligées de leur montrer de quelle manière il faut procéder.
Avez-vous été convoqué par la justice ?
J'ai rencontré à deux reprises la juge qui s'occupe de mon affaire, en décembre 2024 et en février 2025. Et j'ai un autre rendez-vous à venir en juillet. Mais c'est fou... Je comprends que les choses prennent du temps. Mais pourquoi dois-je rester en France en attendant ? Mes avocats ont soumis à la justice tous les documents qui nous avaient été demandés.
Les premiers jours ont été difficiles...
J'ai été interrogé sans relâche dans les locaux de la douane judiciaire. Durant quatre jours, j'ai répondu à toutes les questions. La nuit, une lumière vive éclairait la pièce de 7 mètres carrés, dans laquelle je dormais sur un lit en béton. C'était propre mais il n'y avait pas d'oreiller. Et le matelas [il rapproche le pouce de l'index pour mimer son épaisseur, NDLR] n'était pas plus gros qu'un tapis de yoga.
Vous semblez très affecté par votre interdiction de quitter le territoire français...
Oui, énormément. Mes parents ont de très graves problèmes de santé, et, statistiquement, ils n'ont plus que quelques années à vivre. On m'a privé de mois précieux avec eux. Enfin, j'ai un fils qui vient de naître et je suis en train de manquer les premiers mois de sa vie. Il n'a toujours pas de passeport, car je n'étais pas présent à sa naissance à Dubai. J'ai également un fils adolescent qui est dans un internat à Dubai, qui vient de se casser le bras, et qui n'a aucun parent à ses côtés pour le soutenir.
On dit que Telegram a refusé de coopérer. C'est faux.
Cette situation a-t-elle eu un impact sur vos activités ?
Oui, en effet. Par exemple, je devais prendre la parole au Oslo Freedom Forum qui s'est déroulé en mai dernier. La présidente de ce forum est Ioulia Navalnaïa, la femme d'Alexeï Navalny. Je voulais la rencontrer, ainsi que des militants venus d'autres régions du monde, pour comprendre comment ils utilisent Telegram et ce que nous pourrions améliorer. Les juges m'ont interdit d'y aller. Nous avons dû faire une interview en direct par visioconférence. Je défends la liberté d'expression depuis presque vingt ans. Navalny disait parfois des choses avec lesquelles j'étais d'accord, et parfois d'autres avec lesquelles je ne l'étais pas - mais son droit fondamental a toujours été de pouvoir s'exprimer librement.
Soit je faisais ce que les autorités russes attendaient de moi, soit je vendais mes parts et quittais le pays.
Une question revient souvent à votre sujet : êtes-vous proche de Vladimir Poutine ?
Je n'ai rencontré un haut responsable russe qu'une seule fois, en 2013. J'étais alors à la tête de l'entreprise VKontakte, le « Facebook russe », et j'avais refusé de fournir des informations sur des opposants au régime. La réunion n'a pas duré plus de quinze minutes. Le haut responsable russe a insisté sur le fait que, selon lui, les réseaux sociaux devaient être des outils du gouvernement. J'avais alors deux options : soit je faisais exactement ce que les autorités russes attendaient de moi, soit je vendais mes parts dans l'entreprise et quittais le pays. Le pouvoir russe me laissait libre de mon choix. Alors je leur ai dit : « Je comprends, merci beaucoup. » Deux mois plus tard, j'ai vendu mes parts dans VKontakte. Je n'ai pas remis les pieds à Moscou depuis plus de dix ans.
Avez-vous collaboré d'une manière ou d'une autre avec les autorités russes ?
Non. Nous traitons les signalements venant de Russie et d'autres pays afin de pouvoir supprimer les contenus manifestement illégaux (comme les annonces publiques de vente de drogues illégales), mais nous n'avons jamais satisfait de demandes relevant de la censure politique ou de la persécution politique. À l'époque de VKontakte, j'ai publiquement refusé de collaborer pour cette raison. J'ai même été convoqué par la justice russe. En 2014, j'ai tout quitté.
D'après le média Important Stories, vous continuez malgré tout à voyager en Russie. Certains disent : s'il est encore en vie, c'est qu'il a un accord avec le Kremlin...
Je me suis rendu en Russie entre 2015 et 2017 pour voir ma famille qui est à Saint-Pétersbourg - ce qui n'a jamais été un secret, je l'ai même publié sur mes réseaux sociaux. J'y suis également allé pendant le Covid pour soutenir mon père. Mais je n'y suis pas retourné depuis quatre ans, depuis la parution des premiers articles évoquant une possible guerre avec l'Ukraine en 2021.
Avant de venir à Paris en août dernier, je me suis rendu en Azerbaïdjan, après être passé par le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Kirghizistan. Je me suis arrêté à Bakou, où le président Poutine est arrivé deux jours après que je suis parti dans les montagnes. Je ne l'ai vu ni lui ni personne de son entourage. Lors de ce voyage, j'ai seulement rencontré le président de l'Azerbaïdjan, avec qui nous avons discuté du rôle de Telegram dans le pays.
Vous savez, en trois ans, j'ai rencontré 16 chefs d'État. Je n'étais pas toujours d'accord avec eux.
Cela veut dire que vous approuvez la politique d'Ilham Aliev, considéré comme autoritaire ?
Vous savez, en trois ans, j'ai rencontré 16 chefs d'État. Je n'étais pas toujours d'accord avec eux. Ainsi de Paul Kagame au Rwanda. On peut critiquer ses méthodes, mais ce qu'il a fait au Rwanda est impressionnant. Je m'en suis rendu compte en me rendant dans les villages. J'ai vu des personnes qui, malgré la misère et l'histoire qu'a connue ce pays, sourient, veulent s'en sortir.
Comment, selon vous, la guerre en Ukraine a-t-elle influencé la perception de Telegram ?
En Russie, on dit que Telegram soutient l'Ukraine. En Ukraine, on dit que Telegram diffuse la propagande russe. En réalité, nous avons un devoir de neutralité. Telegram est une plateforme où des idées opposées peuvent s'affronter, où chacun peut accéder à différents points de vue et décider en toute liberté de ce qu'il veut croire. Je ne donnerai jamais mon opinion sur un conflit géopolitique, car cela serait immédiatement interprété comme un soutien à l'un des deux camps, ce qu'une plateforme neutre ne doit pas faire si elle veut rester un arbitre impartial appliquant les mêmes règles à tout le monde. Mais je lutterai toujours pour un accès juste à une information libre et indépendante.
Une fois qu'on légitime la censure, il est difficile de revenir en arrière.
Vous avez exprimé vos inquiétudes au sujet du règlement européen sur les services numériques, qui vise à lutter contre la désinformation, le contenu haineux ou illégal sur les plateformes en ligne...
Ces lois sont dangereuses car elles peuvent être retournées contre ceux qui les ont créées. Aujourd'hui, elles visent ceux que l'on qualifie de complotistes. Demain, elles viseront peut-être leurs propres auteurs. Ce sont des précédents qui affaiblissent la démocratie sur le long terme. Une fois qu'on légitime la censure, il est difficile de revenir en arrière
On vous compare parfois à Elon Musk...
Oui, mais nous sommes très différents. Elon dirige plusieurs entreprises à la fois, alors que je n'en dirige qu'une seule. Elon peut être très émotif, tandis que j'essaie de réfléchir en profondeur avant d'agir. Mais cela peut aussi être la source de sa force. L'avantage d'une personne peut souvent devenir une faiblesse dans un autre contexte.
Quels sont selon vous les qualités et les défauts de Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook ?
Mark s'adapte bien et suit rapidement les tendances, mais il semble manquer de valeurs fondamentales auxquelles il resterait fidèle, quels que soient les changements de climat politique ou de mode dans le secteur technologique. Là encore, le point fort de Mark et son point faible peuvent avoir la même origine. Supprimez la faiblesse, et vous supprimez aussi la force.
Et ceux de Sam Altman, le créateur d'OpenAI, maison mère de ChatGPT ?
Sam possède d'excellentes compétences sociales, ce qui lui a permis de nouer des alliances autour de ChatGPT. Mais certains se demandent si son expertise technique est encore suffisante, maintenant que son cofondateur Ilya [Sutskever, NDLR] et de nombreux autres scientifiques ont quitté OpenAI. Il sera intéressant de suivre l'évolution de ChatGPT et leur capacité à rester en tête dans un environnement de plus en plus concurrentiel.
Je tiens à préciser que je ne fais aucune différence entre mes enfants.
Vous évoquez souvent votre famille. Quelle place a-t-elle dans votre vie ?
Elle a une très grande importance. J'ai rédigé mon testament très récemment... J'ai décidé que mes enfants n'auraient pas accès à ma fortune avant qu'une période de trente ans ne se soit écoulée, à compter d'aujourd'hui. Je veux qu'ils vivent comme des personnes normales, qu'ils se construisent seuls, qu'ils apprennent à se faire confiance, qu'ils puissent créer, pas qu'ils soient dépendants d'un compte en banque. Je tiens à préciser que je ne fais aucune différence entre mes enfants : il y a ceux qui ont été conçus de manière naturelle et ceux qui sont issus de mes dons de sperme. Ils sont tous mes enfants et auront tous les mêmes droits ! Je ne veux pas qu'ils se déchirent après ma mort.
Combien d'enfants avez-vous ?
Six dont je suis le père officiel, que j'ai eus avec trois compagnes différentes. Les autres sont issus de mon don anonyme. La clinique, où j'ai commencé à donner du sperme il y a quinze ans pour aider un ami, m'a dit que plus de 100 bébés avaient été conçus ainsi dans 12 pays.
J'aime être dans l'eau froide. Il m'arrive de nager en Finlande ou dans le lac Léman en plein hiver.
Pourquoi rédiger ce testament maintenant ? C'est rare à l'âge de 40 ans...
Mon travail comporte des risques - défendre les libertés vous vaut de nombreux ennemis, y compris au sein des États puissants. Je veux protéger mes enfants, mais aussi l'entreprise que j'ai créée, Telegram. Je veux que Telegram reste pour toujours fidèle aux valeurs que je défends.
Vous avez l'air très jeune...
Je m'astreins à une vie disciplinée et je fais du sport, 300 squats chaque matin. Je ne bois ni alcool, ni café, ni thé, je ne fume pas et je me tiens à distance du sucre. Bref, de tout ce qui peut rendre dépendant. J'aime être dans l'eau froide. Il m'arrive de nager en Finlande ou dans le lac Léman en plein hiver - ce qui peut susciter de l'incompréhension (Il sourit).
Que deviendra Telegram après vous ?
Si je disparais, une fondation à but non lucratif prendra le relais. Mon objectif est d'assurer la continuité de la plateforme : je veux qu'elle continue à exister de manière indépendante, respectueuse de la vie privée et de la liberté d'expression.
Par le passé, vous avez été visé par le logiciel espion Pegasus. Or vous arrivez à vous passer de téléphone portable...
Je ne me déplace pas en permanence avec un téléphone. Je gère l'application Telegram et les réunions de travail en visioconférence avec mon iPad. Je préfère lire, réfléchir et écrire plutôt que d'être rivé à un téléphone. Cela me libère. Mon équipe sait comment me joindre, et moi, je peux rester concentré.
L'attention est aujourd'hui notre bien le plus précieux. Les notifications sont des parasites dans nos vies.
C'est une forme d'ascèse numérique ?
Exactement. L'attention est aujourd'hui notre bien le plus précieux. Les notifications sont des parasites dans nos vies. Je préfère préserver mon esprit. C'est aussi une forme de respect envers les gens avec qui j'échange : je suis là, avec eux, vraiment.
Faut-il interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans ?
Ce type d'initiative me paraît inefficace. Les enfants peuvent facilement utiliser des VPN. Ce n'est pas viable. Le plus important est d'inculquer la discipline. Il faut leur montrer que la réussite par l'effort donne une confiance inestimable. Interdire ne sert à rien si les adultes eux-mêmes ne donnent pas l'exemple.
Considérez-vous que vous êtes un entrepreneur qui fait de la politique ?
Je suis apolitique. Je n'ai jamais voté. Mais je défends inlassablement la liberté.
Donald Trump participe-t-il à la fébrilité actuelle de la planète ?
Je ne suis pas fan de tout ce qu'il fait, mais je considère que bannir Donald Trump des réseaux sociaux a été une erreur, et que c'est même très dangereux. Cela a constitué un précédent. Et si on peut se permettre d'agir ainsi avec un ancien président américain, alors cela signifie que tout le monde est vulnérable.
C'est pour cette raison que vous défendez la liberté d'expression ?
Exactement. Aujourd'hui, ce sont peut-être les mauvais garçons qui sont censurés. Mais demain, ce sera peut-être vous. La liberté ne se défend pas à moitié.
Comment expliquez-vous la forte croissance de Telegram en l'absence de publicité ?
Notre application consomme très peu de mémoire ou de bande passante, ce qui la rend très populaire dans des pays comme l'Afghanistan et l'Iran. Et ce malgré le fait que Telegram y est interdit par le gouvernement iranien depuis 2018 pour avoir refusé de bloquer les chaînes de manifestants.
Nous n'avons pas et n'avons jamais eu d'infrastructures en Russie.
Même si cela passe en partie par des infrastructures ou des data centers basés en Russie ?
Nous n'avons pas et n'avons jamais eu d'infrastructures en Russie.
Vous vous sentez copié par certains concurrents ?
WhatsApp copie tout ce que l'on fait avec cinq ans de retard... Mais ça ne me dérange pas, cela valide nos choix. J'ai déjà rencontré Mark Zuckerberg. Je le respecte en tant que patron d'entreprise, mais, avec de tels moyens, je pense quand même qu'ils pourraient faire preuve de plus d'imagination. J'ai appris récemment qu'une équipe chez WhatsApp était spécifiquement chargée de nous observer...
Vous avez davantage d'estime pour la messagerie Signal...
Oui, j'ai rencontré sa dirigeante, Meredith Whittaker, l'an dernier à Paris. Elle m'a semblé être une personne intelligente et raisonnable. Bien sûr, on débattra de qui utilise le meilleur chiffrement. Et je continuerai à me demander pourquoi toutes les messageries américaines (Signal, WhatsApp, Facebook Messenger, Google Messages) utilisent exactement la même technologie de chiffrement, comme si en utiliser une autre était interdit. Mais, au fond, Telegram et Signal sont du même côté face aux défis que nous devons relever.
Telegram a reçu plusieurs propositions de rachat...
Google a tenté de nous racheter au tout début de l'aventure. J'avais rencontré Sundar Pichai à Mountain View, c'était en 2017. Il m'a proposé 1 milliard de dollars. Google voulait acquérir un service de messagerie après avoir raté WhatsApp, finalement acheté par Facebook. Ils ont essayé de créer leur propre application de messagerie, mais c'est très difficile. C'est comme de faire pousser un arbre, cela prend du temps et beaucoup de soin.
Ce n'est pas une question de prix, Telegram n'est tout simplement pas à vendre.
Pourquoi avoir refusé ?
Je n'ai pas hésité une seconde. Ce n'est pas une question de prix, Telegram n'est tout simplement pas à vendre. Car Telegram n'est pas une marchandise, c'est un projet. Une idée. Une promesse d'indépendance, de confidentialité, de liberté faite aux utilisateurs. Si on vend, on trahit cette promesse. Et ça, c'est impossible, je ne le ferai jamais.
Vous êtes toujours l'unique actionnaire de Telegram ?
Oui, je détiens 100 % de la société. Il n'y a pas d'actionnaire extérieur et ainsi aucune interférence. C'est la seule façon de garantir l'indépendance totale de Telegram. J'ai retenu la leçon de l'histoire de VKontakte. Dès que vous partagez le contrôle, vous perdez votre liberté.
Avec le recul, avez-vous des regrets quant au développement de Telegram ?
Pas vraiment. Nous disposons d'une équipe d'une cinquantaine de personnes installée à Dubai - et cela suffit amplement. Les petites équipes peuvent avancer plus vite. Nous collaborons aussi avec plus de 1 000 prestataires dans d'autres régions du monde (principalement des modérateurs de contenu), mais le nombre de développeurs n'a pas besoin d'augmenter avec le nombre d'utilisateurs. On engage parfois de nouveaux ingénieurs, en les sélectionnant parmi les gagnants des concours de code que nous organisons régulièrement. Le dernier que nous avons recruté a gagné 17 de nos concours en huit ans - et il n'avait que 22 ans.
Mon frère Nikolaï travaille actuellement sur une vraie IA - une IA capable de penser logiquement et de comprendre le monde.
L'intelligence artificielle vous impressionne-t-elle ?
Le problème, c'est qu'aujourd'hui l'IA générative de type LLM [grand modèle de langage, NDLR] ne pense pas. Elle ne comprend pas. Elle se contente de lire énormément de textes et de recracher une version consensuelle. Ça semble crédible, mais ça ne l'est pas forcément. Et nous, les humains, on se laisse tromper, parce qu'on associe le langage sophistiqué à l'intelligence. Mais ces modèles ne sont pas intelligents. Ils sont juste sophistiqués. Mon frère Nikolaï travaille actuellement sur une vraie IA - une IA capable de penser logiquement et de comprendre le monde.
Va-t-elle remplacer certains métiers ?
Nous vivons une accélération technologique sans précédent. Pour un adolescent, s'adapter est naturel. Mais pour des professionnels expérimentés, comme les avocats ou les médecins qui touchent des salaires élevés, la transition sera brutale. Leur valeur perçue sur le marché pourrait diminuer, même s'ils sont excellents. Oui, des emplois vont disparaître. Mais l'histoire montre que d'autres apparaîtront. Ce qui compte, c'est la richesse créée. Vivre comme un roi sans devoir travailler comme un esclave, c'est une forme de progrès. Et tant qu'on a envie de créer, d'apporter quelque chose à la société, il y aura une place pour chacun.
Et pour Telegram ?
L'IA nous permet une modération efficace. Grâce à elle, on peut par exemple supprimer jusqu'à 99 % de contenus problématiques. Des millions de posts par heure, c'est impossible à traiter à la main. Chaque utilisateur peut également résumer des fils de discussion, des documents, corriger du texte, traduire, trouver une aide à la rédaction...
Quel rôle joue votre frère à vos côtés ?
Nikolaï est un génie, mais il ne participe plus aux activités opérationnelles de Telegram depuis de nombreuses années. Ces dernières années, il s'est concentré sur la recherche fondamentale, comme la conception d'une architecture blockchain infiniment « scalable ».
Pour moi, Telegram est une source de dépenses, pas de revenus.
Telegram, qui dégage 500 millions d'euros de profits, vous a permis de faire fortune...
Telegram ne m'a jamais versé de dividendes, et je n'ai pas de salaire - pour moi, Telegram est une source de dépenses, pas de revenus. Je voulais que ce projet existe, alors j'ai dépensé presque tout l'argent que j'avais obtenu en vendant mes parts de VKontakte (plus de 200 millions de dollars) pour construire Telegram. Ensuite, on a levé des fonds pour le projet de blockchain de Telegram, mais on a dû rembourser les investisseurs en 2020 après son interdiction par la SEC. On leur a tout rendu. Mais, pour cela, on a dû s'endetter à hauteur de 2 milliards de dollars. Telegram porte encore cette dette.
À Paris, vous avez beaucoup résidé à l'hôtel de Crillon, un palace. Vous avez pris goût à cette vie luxueuse ?
Je ne possède ni maison, ni yacht, ni jet privé - même s'il m'arrive d'en louer un -, et j'aime séjourner dans de beaux hôtels. Je pense que posséder des choses peut me détourner de ma mission : construire Telegram. En octobre dernier, je me suis rendu compte que je portais les mêmes paires de chaussures toute l'année depuis quatre ans (mes amis m'en ont offert une nouvelle pour mes 40 ans). Je n'ai qu'un seul costume formel, mais la plupart du temps je porte des vêtements de sport - généralement Adidas ou Nike. Les médias disent que ma fortune est estimée entre 15 et 20 milliards de dollars, mais ce n'est qu'une estimation théorique de ce que Telegram pourrait valoir. Comme je ne vends pas Telegram, cela n'a aucune importance. Je n'ai pas cet argent sur un compte en banque. Mon patrimoine liquide est bien inférieur - et il ne vient pas de Telegram : il provient de mon investissement dans le bitcoin en 2013.
La pauvreté que vous avez connue, enfant, vous a-t-elle aidé à réussir ?
Je me rappelle très bien du blouson noir que je portais adolescent. Je n'en avais qu'un seul et je l'adorais. Ma mère l'avait acheté d'occasion dans un petit magasin de quartier. Elle avait deux jobs : interprète en allemand et assistante juridique dans un cabinet américain à Saint-Pétersbourg. Mon père a longtemps enseigné sans être payé. L'État russe était en faillite dans les années 1990. C'était dur, mais formateur. Je n'ai jamais manqué l'école, même malade. Ma mère disait : « Tu n'es pas malade, tu vas à l'école. »
Ma réponse [à la DGSE] a été très claire : je n'ai pas réduit au silence les manifestants en Biélorussie, en Russie, en Iran ou à Hongkong, et je ne vais pas commencer à le faire en Roumanie.
Le 18 mai, vous avez accusé la France d'avoir influencé les élections en Roumanie, ce qui a été démenti par le Quai d'Orsay et la DGSE...
C'était lors d'une conversation privée au Crillon, dans le salon des Batailles, que j'ai eue avec Nicolas Lerner, le chef de la DGSE, et un agent de la DGSE qui avait auparavant travaillé à l'ambassade de France aux Émirats arabes unis. Nicolas m'a dit : « On pourrait avoir un problème en Roumanie », et m'a demandé si je pouvais supprimer des chaînes Telegram animées par des partisans d'un candidat conservateur à l'élection présidentielle roumaine - celles déjà existantes et celles qui pourraient apparaître à l'avenir. Je me souviens qu'il a mentionné qu'il pensait que ces chaînes risquaient de commencer à organiser des manifestations. Ma réponse a été très claire : je n'ai pas réduit au silence les manifestants en Biélorussie, en Russie, en Iran ou à Hongkong, et je ne vais pas commencer à le faire en Roumanie. Je leur ai dit que, s'ils pensent qu'à cause du fait que je suis coincé ici en France je vais obéir à tout ce qu'on me demande, ils se trompent lourdement. Je préfère mourir plutôt que d'agir contre mes valeurs et de trahir mes utilisateurs.
Avez-vous déjà eu des échanges avec les services secrets français ?
Oui, j'ai toujours été joignable par les autorités françaises, puisque mon bureau se trouve dans le même immeuble que le consulat de France à Dubai. Un agent de la DGSE travaillant pour l'ambassade de France, accompagné de ses collègues, venait parfois me voir au bureau pour demander l'aide de Telegram dans le cadre de leurs efforts de lutte contre le terrorisme en France - plus rapidement que ce que permet la procédure légale habituelle, car la situation était urgente. En juillet dernier, il m'a de nouveau demandé de l'aide pour prévenir un possible attentat lors des Jeux olympiques. Nous avons apporté notre aide, et il m'en a remercié. Et un mois plus tard... je me suis fait arrêter à Paris.
Nous n'avons jamais divulgué un seul message privé dans toute notre histoire.
Telegram transmet-il des données aux autorités ?
Les employés de Telegram ne peuvent ni voir ni lire les messages des utilisateurs, ce qui explique pourquoi nous n'avons jamais divulgué un seul message privé dans toute notre histoire. Si nous recevons une décision de justice indiquant qu'un identifiant est suspecté dans une enquête criminelle, nous analysons les métadonnées, ce qui permet de fournir une adresse IP et un numéro de téléphone. C'est tout.
À quand remonte votre dernière conversation avec Emmanuel Macron ?
Pendant longtemps, il pouvait m'envoyer des messages sur Telegram sur tout un tas de sujets. La dernière fois, c'était le jour de ma sortie sur les élections roumaines et la DGSE. Il m'a envoyé un message (Il sourit). Je ne lui ai pas répondu.
Et s'il vous proposait de le voir ?
Je refuserais.
Emmanuel Macron ne fait pas les bons choix. Je suis très déçu. La France devient toujours plus faible.
Pour quelles raisons ?
Il a compris certaines choses mais aurait pu faire beaucoup mieux. J'avais placé de grands espoirs en lui, il portait une vraie vision. Mais, alors que la fin de son second mandat approche, je constate qu'il ne fait pas les bons choix. Je suis très déçu. La France devient toujours plus faible. Il y a une obsession pour la communication, alors que la vraie force ne se montre pas, elle se prouve. La réalité est devenue une illusion, comme un décor de village Potemkine.
Le président Macron a tout de même permis votre naturalisation française en 2021 en tant qu'étranger éminent, tout comme Evan Spiegel, le cocréateur de Snap...
Oui, cela rend ma position d'autant plus délicate. J'admire profondément la culture et l'histoire françaises. C'est un honneur d'être associé à la France. Mais la direction prise par le président me préoccupe.
Vous mettez en cause sa vision à long terme ?
La prospérité vient de la concurrence entre les idées, les entreprises, les politiques. Et, aujourd'hui, elle n'est pas encouragée en France. Le pays perd en compétitivité. C'est paradoxal, car les Français ont un talent unique, une capacité à faire les choses avec équilibre et beauté. Ils pourraient contribuer tellement plus efficacement à l'économie mondiale.
Et ils échouent à le faire ?
Oui. Beaucoup des meilleurs talents partent. On en voit de plus en plus à Dubai, Abu Dhabi, aux États-Unis, à Milan... C'est une vraie fuite des cerveaux.
Pourquoi avoir choisi Dubai plutôt que Paris ?
J'ai choisi Dubai parce que je peux y gérer une entreprise mondiale de manière bien plus efficace. Contrairement à la France, où la bureaucratie est pesante, Dubai offre un environnement agile. Les procédures y sont automatisées, appuyées par l'intelligence artificielle, et tout ou presque se fait en ligne. Même la justice y est plus rapide. En France, une simple enquête fiscale peut geler les comptes d'une entreprise pendant des années, jusqu'à l'étouffer, même si elle est ensuite blanchie. Ce genre de lourdeur tue l'esprit d'entreprise.
Et pourquoi pas les États-Unis ?
L'une des raisons principales, c'est la pression que le gouvernement américain peut exercer, notamment sur les entreprises tech. Certes, les États-Unis ne sont pas le seul pays à vouloir contrôler les plateformes. Mais j'ai déjà eu des pressions du FBI. Et, aux États-Unis, il existe une procédure légale qui permet au gouvernement de forcer un ingénieur à installer une porte dérobée dans un logiciel, sans qu'il ait le droit de prévenir qui que ce soit, même pas son employeur. Ce mécanisme s'appelle un « gag order ». Si un ingénieur divulgue cela à son patron, il peut aller en prison. Ce genre de loi donne au gouvernement la possibilité de transformer légalement vos propres employés en espions, sans que vous soyez au courant. Et puis il y a aussi eu cet incident à San Francisco - la seule fois où j'ai été agressé physiquement. Je ne l'ai jamais oublié.
Revenons-en à la France : aucun responsable politique ne trouve grâce à vos yeux ?
Les politiciens manquent trop souvent de courage. Ils cherchent toujours des boucs émissaires pour expliquer pourquoi ils ont échoué. En France, pays où les habitants sont très exigeants et prompts à se plaindre, cette attitude ne fait qu'empirer les choses. Au lieu de parler aux citoyens comme à des adultes en disant : « Tout dépend de nous. Nous allons nous retrousser les manches », ils pointent du doigt Trump et ses droits de douane, le rôle des géants de la tech, les immigrés... En fonction du parti qui s'exprime, le coupable change de nom.
Quand on retarde trop les réformes nécessaires, on finit par vivre un effondrement.
Est-ce trop tard pour réformer la France ?
Si vous élevez une ou deux générations avec un certain état d'esprit, il faut ensuite des décennies pour en changer. Si on continue à perdre du temps, le risque augmente que le pays doive passer par des changements très extrêmes. À l'image de l'Union soviétique dans les années 1990, où l'on a assisté à un effondrement économique, à l'anarchie, à la criminalité, à des abus de drogue. Ensuite, la Russie est sortie de cette crise avec un secteur privé vibrant et une forte croissance. Puis, quinze ans plus tard, tout s'est à nouveau détérioré pour d'autres raisons. Quand on retarde trop les réformes nécessaires, on finit par vivre un effondrement. Les Français ne se rendent pas compte que la liberté et la prospérité ne sont pas des acquis.
Pensez-vous être espionné au quotidien ?
Quand je vivais en Russie, je reconnaissais les agents qui me suivaient, même dans le métro. Aujourd'hui, je n'y pense même plus. Xavier Niel, avec qui j'avais l'habitude de marcher dans Paris, m'a dit un jour en plaisantant : « Avec tous les services de renseignements de différents pays qui te suivent, t'as pas besoin de sécurité privée. Ils sont partout, même sur les toits, là, à t'observer ! »
Vous croyez en Dieu ?
Je crois qu'il y a plus dans cette vie que seulement la matière. Il y a une dimension invisible que l'on ressent parfois profondément sans pouvoir la nommer. J'ai été baptisé en tant que chrétien, mais je me suis aussi beaucoup intéressé aux traditions orientales comme le taoïsme ou le bouddhisme. J'ai longtemps pratiqué la méditation et le yoga. Pour moi, toutes les religions cherchent à exprimer la même vérité fondamentale, chacune avec son propre langage culturel. Je ne veux pas me limiter à une seule voie.
Certains avancent que nous vivons dans une simulation orchestrée par des extraterrestres...
C'est possible. Les civilisations ont toujours cherché à expliquer le monde invisible avec les outils de leur époque. Avant, c'était la réincarnation, les esprits. Aujourd'hui, avec la technologie, on parle de simulation. C'est juste une manière contemporaine d'exprimer un mystère ancien. Dans cent ans, on utilisera d'autres métaphores. Peut-être encore plus puissantes.
La technologie, si puissante, pollue également... et pourtant vous êtes obsédé par la prolifération des microplastiques...
Ces particules, omniprésentes dans l'eau, l'air, la nourriture, pourraient à terme affecter notre civilisation de manière insidieuse, un peu comme le plomb a sapé la santé des Romains. L'histoire se souvient de leur empire, mais n'oublie pas le rôle du plomb - dans les tuyaux, les ustensiles -, qui a affaibli des générations. Aujourd'hui, nous observons une chute rapide de la concentration en spermatozoïdes chez les hommes dans de nombreuses régions du monde, en partie à cause des plastiques. Si nous continuons à ignorer ces polluants invisibles, nous faisons peser une menace non seulement sur notre santé individuelle, mais aussi sur notre survie.
Le vrai danger, c'est l'uniformité. Le monde devient trop homogène.
Vous parlez italien ?
À chaque fois que j'entends quelqu'un parler italien, cela me touche. Ça me rappelle mes années d'école à Turin, où mon père a enseigné en tant que professeur de philologie classique, lorsque j'avais entre 4 et 8 ans. Une prof de Calabre était particulièrement gentille avec moi. Les autres, ils se moquaient un peu : « le petit communiste », « le gamin soviétique »... Les Italiens du Nord étaient parfois un peu arrogants, pas très accueillants avec les gens du Sud ou avec les étrangers. Mais la grande majorité des habitants étaient très chaleureux.
Croyez-vous toujours en la démocratie, qui n'a jamais été aussi menacée ?
Tant que des visions différentes peuvent s'affronter et que le peuple peut choisir, la démocratie reste un bon système. Certains pensent que d'autres systèmes peuvent fonctionner - une monarchie éclairée, par exemple -, mais que se passe-t-il si le successeur est incompétent ? Le vrai danger, c'est l'uniformité. Le monde devient trop homogène. Partout, les mêmes produits, les mêmes cultures... Cette standardisation nous rend vulnérables. Il faut préserver la diversité des systèmes, des idées, des approches.
Source : Le Point.fr
Inscrivez-vous pour recevoir les newsletters dans votre boîte mail. Des tribunes et débats de société + Des contenus originaux + Une information alternative et prédictive