UNE MAGNIFIQUE opération publicitaire. Par Vuitton et pour Vuitton. A commencer par la date d’inauguration de l’exposition, dix jours avant l’ouverture au public, en clôture de la Fashion Week parisienne puisque ce fleuron du groupe LVMH mondialement connu pour sa maroquinerie a depuis 1997 « ouvert son territoire au prêt-à-porter féminin et masculin, souliers, montres et joaillerie » sous la houlette du styliste américain Marc Jacobs ; une soirée VIP qui se déroula début octobre dans les jardins du musée Carnavalet en présence de la toujours fidèle Catherine Deneuve et de plusieurs personnalités chinoises et japonaises, autant d’oeillades de LVMH vers le marché asiatique qui arrive en tête des ventes du groupe plus que jamais florissant. Une élégante exposition sous le double commissariat de Rose-Marie Mousseaux, conservateur au musée Carnavalet bien sûr, mais aussi et surtout de Raphaël Gérard, responsable des expositions au département Patrimoine de Vuitton, assisté de Célia Coudert et Bleue-Marine Massard, toutes deux également de la Maison. Une très belle scénographie, immaculée, qui tire avantage des espaces exigus dévolus aux expositions temporaires à Carnavalet – des moyens rarement vus ici – signée Jean-Marc Gady, directeur artistique entre 2002 et 2005 « des vitrines et des mises-en-scènes événementielles à travers le monde » pour Vuitton avant de créer son propre studio de déco au service des grandes marques de luxe. Enfin, un livret d’exposition et un petit journal à l’épais papier, plus un site Internet dédié, tous conçus et réalisés entièrement par le Studio Graphique Louis Vuitton parallèlement à la publication d’un livre monumental, « Louis Vuitton : 100 malles de légendes » aux deux éditions : l’une de luxe à 140€, l’autre grand public… à 100€ ; le tout paru en octobre, concomittament à l’exposition du musée Carnavalet, of course.
De ce casting étourdissant, il paraît difficile de percevoir cette exposition autrement que comme une opération de communication de la Maison Vuitton, une publicité en 3D avec la bénédiction de la Mairie de Paris qui ne nous avait pas habitué à ça, d’autant que le propos scientifique est plus qu’évanescent, contrairement aux toujours très stimulantes expositions du musée Carnavalet [1]. Que Vuitton mérite une exposition, évidemment oui, mais de quelle manière, dans quelle perspective et avec quelle indépendance celle-ci nous est présentée, là est la question.
PARIS, UN PIÉDESTAL POUR VUITTON
On peut déjà s’interroger sur la pertinence de présenter cette exposition dans les murs du musée Carnavalet consacré depuis près de cent cinquante ans à l’Histoire de Paris. Le fait que la célèbre maison de maroquinerie tint boutique dans la capitale comme tout le secteur du luxe, à des adresses différentes au cours de son évolution (jusqu’à essaimer en province et à l’étranger), est un lien plus que ténu, illustré d’ailleurs ici par très peu de documents. D’autant plus quand on apprend que Louis Vuitton, son fondateur jurassien d’origine, quitta très vite la Ville Lumière pour installer en 1859 ateliers et domicile en banlieue, à Asnières-sur-Seine (92) dans une usine flambant neuf qui, rénovée en 2005, abrite encore aujourd’hui le site de production historique de la marque. La maison familiale au décor Art nouveau a, elle, été transformée en musée. C’est donc en banlieue qu’il faut sans doute chercher « l’âme de la maison Louis Vuitton », à Asnières, là où sont d’ailleurs enterrés tous les membres de la famille disparus [2].
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Expo Vuitton au musée Carnavalet © Bernard Hasquenoph
Bien sûr l’entreprise a participé à plusieurs grandes expositions internationales dont quelques unes à Paris (mais aussi au Havre, à Londres, aux Etats-Unis…) mais, compte-tenu du raffinement des objets de voyage qui constituent l’essentiel de l’exposition et pour leurs influences esthétiques (coloniales, Art déco), on les aurait plutôt vus au musée des Arts décoratifs – des malles Vuitton, don de la famille, y furent d’ailleurs exposées en 1987, elles sont curieusement absentes ici [3]-, ou bien aux Arts & Métiers pour le souci de fabrication de la Maison et pour son goût des innovations techniques, ou dans tout autre autre lieu lié à la thématique du voyage.
De fait, les liens que l’exposition cherche à établir à tout prix entre Vuitton et Paris apparaissent parfois forcés. Comme, quand, pour illustrer l’inspiration prétendument médiévale de la fameuse toile Monogram inventée en 1896 parallèlement à la notion naissante de monument historique, on nous présente des vues du vieux Paris ! La capitale, on l’oublie rapidement et définitivement quand arrivent les inventions de l’automobile et de l’aviation, qu’on nous entraîne vers l’aventure de la Croisière Jaune, que l’on rêve devant une malle-lit aux expéditions congolaises de Pierre Savorgnan de Brazza, qu’on pénètre dans le gotha des vedettes clientes de la marque, françaises et internationales. Finalement, par la nature de sa production, tout chez Vuitton concourt à nous éloigner de Paris pour nous emmener dans un ailleurs démultiplié à l’infini. Peut-être la maison de maroquinerie aurait-elle trouvé sa place dans le cadre plus global d’une exposition sur l’émergence, à la même époque à Paris, d’un nouveau commerce du luxe (Hermès, Worth, Guerlain…) parallèlement à un autre destiné au peuple (Bon Marché, Printemps…). Mais, dans ce cas, il aurait fallu partager l’affiche. Alors qu’ici, la marque Vuitton est présentée seule, sans concurrence, sur son piédestal. Tel était manifestement le but recherché.
LES VUITTON ÉVINCÉS PAR BERNARD ARNAULT
On a encore moins de doute sur le caractère purement publicitaire de l’opération quand, censée présenter l’histoire de la marque, de son créateur inspiré et de ses successeurs souvent talentueux, l’exposition fait totalement l’impasse sur ses épisodes les plus dérangeants pour n’en montrer que la face la plus brillante, la plus valorisante, la plus sanctifiante [4]. Un tri sélectif opéré dans sa mémoire.
Une apologie de la saga Vuitton qui ne manque pas de sel et d’un certain cynisme quand l’on se remémore – et ce n’est pas si vieux – que l’actuel propriétaire Bernard Arnault en a évincé les héritiers par la prise de contrôle du capital, en janvier 1989, du conglomérat qu’ils avaient fondé avec Moët-Hennessy, d’où le nom LVMH [5]. Le même avait été convié par eux à y entrer avec « l’air d’un premier communiant » selon le mot d’Henry Racamier, époux d’Odile Vuitton, arrière-petite-fille du fondateur et actionnaire de l’affaire avec cinq de ses cousins. Henry Racamier à qui avait été confié le destin de l’entreprise familiale, avait réussi, en dix ans, à faire d’une marque prestigieuse de la taille d’une PME un leader mondial du luxe en industrialisant sa production, multipliant par cent le chiffre d’affaires.
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Expo Vuitton au musée Carnavalet © Bernard Hasquenoph
Après le putsch de Bernard Arnault, Les Vuitton trahis tentèrent en vain de reprendre possession de ce qu’ils estimaient être leur bien, accusant l’homme d’affaires de délit d’initié – vingt-six actions judiciaires eurent lieu de part et d’autre ! – lequel Bernard Arnault finira par gagner cette guerre procédurière en avril 1990 en faisant reconnaître son bon droit, juridiquement. Mais la bataille aura été sanglante, étalée sur la place publique. Tous les coups furent permis jusqu’à user de détectives pour espionner le camp d’en face [6]. Un psychodrame qui n’apparaît évidemment pas dans l’exposition, ni dans son petit journal où l’on peut lire simplement : « L’héritage Vuitton, incluant le double apprentissage de la techné du malletier et du sens du commerce, a été transmis à chaque génération. En 1989, Bernard Arnault prend en main les destinées de la maison, il perpétue une tradition séculaire dont le coeur réunit le respect du voyageur et de ses souhaits, le souci du détail et l’esthétique de l’objet »… De la communication.
De la famille Vuitton, à LVMH, ne reste aujourd’hui que Patrick-Louis, cinquième du nom depuis l’ancêtre Louis. Mais celui-ci ne siège pas au conseil d’administration et n’est manifestement qu’employé, portant le titre de responsable ou directeur des Commandes spéciales (fabrication d’objets de voyage sur mesure selon la tradition maison, seules encore à être créées dans l’usine-mère d’Asnières) et accessoirement des relations publiques. Il est en quelque sorte l’ambassadeur de la marque, sa meilleure vitrine, son prête-nom. Pour l’exposition du musée Carnavalet, c’est lui qui signe le texte de présentation quand ni Bernard Arnault, ni Yves Carcelle président du département Mode et Maroquinerie de LVMH, n’apparaissent. C’est lui qu’on interviewe dans une vidéo mis en ligne sur le site dédié. C’est encore lui, Patrick-Louis Vuitton, « le garant du savoir-faire de la Maison », qui signe la préface du livre aux cent malles [7]. La stratégie de communication est évidente : pour les médias, l’entreprise met en avant le descendant Vuitton pour crédibiliser son existence et faire oublier que la famille n’en est plus propriétaire. De la même façon qu’elle braque régulièrement les projecteurs sur les ateliers historiques d’Asnières d’où ne sortent pourtant que ses produits haut-de-gamme – environ 450 par an – quand les millions d’objets estampillés LV sont fabriqués en série dans une quinzaine d’usines, dont, d’après nos informations, six en France. L’exposition vient à l’évidence renforcer cette image d’authenticité et d’artisanat de luxe que l’entreprise cherche à perpétuer. Un argument commercial parfois mis à mal, comme récemment, quand deux publicités Louis Vuitton furent interdites en Grande-Bretagne parce que, sur cette prétention au fait main, elles furent jugées trompeuses et mensongères. Un malheureux accident.
UNE FABLE POUR MAGAZINE
Le crédit scientifique de l’exposition s’estompe, dès la deuxième salle, avec la fable de la double inspiration japonaise et médiévale de la toile aux motifs floraux alternant avec le monogramme Louis Vuitton, signature graphique de la marque depuis plus de cent ans. Une thèse savamment mise en scène, et de façon édifiante, avec force illustrations et objets d’art. Mais pourquoi avoir mobilisé une salle entière pour cet unique sujet, intéressant mais assez anecdotique et sans vraiment en rapport avec Paris, si ce n’est parce qu’il revêt, pour l’entreprise commerciale d’aujourd’hui, une importance stratégique. Une thèse abracadabrantesque puisque ne reposant sur aucune archive ni témoignage familial, son créateur Georges Vuitton n’ayant laissé ni transmis, à ce sujet, aucune explication. Une construction a posteriori à laquelle ne croit pas même son descendant Patrick-Louis Vuitton selon un aveu qu’il fit en 2003 et que maintenant peut-être il regrette : « Pourquoi mon arrière-grand-père, toujours à la pointe de l’innovation, aurait-il puisé son inspiration dans une mode déclinante ? » faisant ici allusion au japonisme qui sévit dans les arts occidentaux à la fin du XIXe siècle.
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Expo Vuitton au musée Carnavalet © Bernard Hasquenoph
On ignore de quand date et qui est à l’origine de cette double hypothèse mais une chose est sûre, c’est aujourd’hui la thèse défendue par les responsables de la marque, qu’ils ont réussi à imposer à Carnavalet. Car de manière assez inattendue, pour preuve de sa haute valeur scientifique, énoncée au conditionnel comme une hypothèse dans le dossier de presse, elle se retrouve à l’affirmative sur les murs de l’exposition :
« L’influence et l’inspiration de ces motifs géométriques restent très mystérieuses, mais ils sembleraient être la synthèse de plusieurs courants : le japonisme et le mouvement néogothique. L’existence de tels motifs se retrouvent tant sur des éléments décoratifs du XIXe siècle que sur le balustre du palais des doges de Venise. Le choix de la simplification renforce l’universalité des motifs ; cette simplication, procédant d’une mise en aplat et des jeux graphiques de clair/obscur, peut elle-même être rattachée à la vogue du japonisme ».
« Malgré le brevet de la toile Damier, déposé en 1888 auprès de l’Institut National de la Propriété intellectuelle, les imitateurs s’emparent de nouveau du motif. Georges Vuitton cherche l’inspiration dans son environnement intellectuel pour élaborer un motif plus complexe. En 1896, il crée la toile Monogram, une combinaison qui fait alterner quatre motifs de dimensions identiques : (…). Si la forme simplifiée et les aplats de couleurs appartiennent au graphisme japonais, le quadrilobe caractérise l’héritage médiéval, héritage que Georges Vuitton met en exergue dans son histoire du voyage publié en 1894. Ces deux courants inspirent alors les arts… ».
Et de citer pêle-mêle le critique d’art Philippe Burty inventeur en 1872 du mot « japonisme », l’influence des estampes japonaises sur les Impressionnistes, la vogue du style néo-gothique consacré dans les Expositions universelles de 1878 à 1900, le goût des troubadours parallèlement la naissance des Monuments historiques, Victor Hugo, Viollet-le-Duc… Tiens, la référence à Venise a disparu. Normal, on est à Paris.
Pour illustrer l’influence nippone, sur tout un mur, on nous présente trois tissus japonais dont les motifs présentent des analogies avec les motifs ô combien simples de la toile Monogram Vuitton, tous appartenant à la collection Louis Vuitton, c’est-à-dire à la marque. Sans datation et sans que l’on sache si ces pièces ont appartenu à Georges Vuitton ou si elles ont été acquises postérieurement. Pour l’influence médiévale, on a droit notamment à une pendule datée vers 1830 appartenant aux Arts décoratifs et comportant une frise quadrilobée, des vues du Paris ancien comme une galerie de Notre-Dame avec des occuli pareillement quadrilobés. Toujours rien sur Venise. Normal, on est à Paris.
Pourtant une explication à ce grand mystère de l’origine de la toile Monogram Vuitton existe, toute prosaïque, certes beaucoup moins chic mais 100% convaincante par sa simplicité et sa matérialité : les carreaux en faïence de Gien qui recouvraient les murs de la cuisine de la maison familiale d’Asnières possédaient à l’époque quasi les mêmes motifs [8] ! La collection Louis Vuitton en possède plusieurs exemplaires (visibles ci-dessous et sur cette page supprimée depuis). Une fois qu’on les a vus, difficile de ne pas s’incliner devant l’évidence. Et l’on comprend mieux alors le silence de Georges, non pas seulement pour le caractère prosaïque de son inspiration mais parce que créé pour lutter contre la contrefaçon, son motif en était lui-même en partie une. D’où, vraisemblablement, l’attitude actuelle de l’entreprise qui, engagée dans une bataille sans fin contre le même fléau, ne veut pas reconnaître cette réalité historique toute bête qui la mettrait intellectuellement en porte-à-faux. A moins qu’elle ne préfère toutes ces références décoratives et esthétiques uniquement en ce qu’elles valorisent la marque, lui donnant un cachet historique et artistique certain. Quant au japonisme, ça tombe bien, les Japonais sont fans de Vuitton.
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A gauche, le carreau de cuisine d’Asnières, à droite la toile Monogram Vuitton ©DR
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Expo Vuitton ©BH
« Georges Vuitton cherche l’inspiration dans son environnement intellectuel »… et dans sa cuisine. Le pire, c’est que l’exposition, sans mentionner nulle part cette explication toute simple (ni dans ses cartels, ni dans son livret, ni dans le petit journal de l’exposition, ni dans le dossier de presse, (rajouté le 12.02.11) ni même dans la présentation en visite guidée comme nous avons pu nous en rendre compte, la guide signalant le carreau de faïence de Gien dans le retour de la mode médiéviste sans en mentionner l’origine et surtout sans s’y attarder), présente trois de ces fameux carreaux, entre une vue du vieux Paris et une maquette d’Opéra, sans autre mention que celle-ci : « Carreaux muraux, vers 1890 / Faïence de Gien / Collection Louis Vuitton » [9]. Aucune provenance d’indiquée, aucune allusion à la maison d’Asnières, à sa cuisine, rien. Belle honnêteté intellectuelle.
VICHY, UN PASSÉ QUI NE PASSE PAS
Le propos scientifique de l’exposition s’avère tellement faible que le texte de présentation de Jean-Marc Léri, directeur du Musée Carnavalet, prend lui-même des airs de tract publicitaire. Appelant à la rescousse Mme de Sévigné dont l’hôtel particulier abrite une partie des collections du musée, l’éminent professeur formé à l’École nationale des chartes l’imagine… en cliente de la marque : « On payerait cher pour savoir si »femme à la mode« comme elle l’était, elle aurait commandé à Louis Vuitton une housse au décor quadrilobé… ». Idem pour Napoléon qu’il n’est pas loin de visualiser sur le champs de bataille d’Austerlitz avec un nécessaire de voyage siglé Vuitton ! Assez curieusement, son texte évoque d’autres maisons de luxe que, par on ne sait quel soudain souci de précaution, il ne nomme pas. En conclusion, sous sa plume inspirée, Carnavalet devient pour des « trésors précieusement conservés depuis le Second Empire » comme un « écrin d’histoire ». Ou un faire-valoir.
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Expo Vuitton au musée Carnavalet © Bernard Hasquenoph
Mais, bien malgré lui (suppose-t-on, sinon chapeau !), Jean-Marc Léri évoque le seul point commun existant entre Mme de Sévigné et la saga Vuitton : Vichy. Pas seulement pour la boutique que la marque possédait dès les années 30 dans cette station thermale réputée mais pour le passé collabo de l’entreprise (lire encadré ci-dessous) que ses propriétaires actuels, pourtant sans plus aucuns liens familiaux avec ses fondateurs, tentent très maladroitement d’effacer en l’occultant complètement du CV de la maison. La journaliste Stéphanie Bonvicini en sait quelque chose, elle qui, en 2003, se lançait dans une enquête inédite sur l’histoire de la marque sans se douter de ce qu’elle allait trouver sur une période que tout le monde voulait oublier. Quand elle aborda la question, les archives de la Maison qui lui avaient été grandes ouvertes jusque là se fermèrent subitement et la relation de confiance qu’elle avait réussie à nouer avec ses représentants changea du tout au tout. Grâce à sa ténacité, elle parvint, par d’autres biais, à reconstituer une bonne partie de la vie de l’entreprise durant la Seconde Guerre mondiale. Ce que ne lui pardonna pas la marque. La promesse de participer à la promotion de son livre, le seul existant à retracer la saga Vuitton, s’envola aussitôt.
A sa sortie en avril 2004, son ouvrage pourtant passionnant, sérieusement documenté, et absolument pas à charge contre Vuitton (350 pages dont 50 sur cette période) fut ignoré de la plupart des médias français, par crainte semble-t-il de se voir privés de la manne publicitaire provenant du premier annonceur privé, LVMH et ses soixante marques parmi les plus prestigieuses. A Londres, un article du Guardian daté de juin 2004 fait état de cette auto-censure généralisée tandis que la marque se défendait d’exercer la moindre pression sur quiconque. Un porte-parole déclarait juste au Canard Enchaîné, le seul journal selon The Guardian à avoir mentionné le livre : « Nous ne nions pas les faits, mais, malheureusement, l’auteur a exagéré l’épisode de Vichy » [10]. Elle n’a surtout pas pu aller au bout de ses recherches. Que chacun le lise pour se rendre compte à quel point l’auteur fait preuve de retenue dans sa manière de relater les faits.
UN LIVRE BLACKLISTÉ À LA LIBRAIRIE DU MUSÉE
Six ans après la parution de ce livre, l’entreprise Vuitton n’a pas bougé d’un iota et s’enfonce un peu plus dans un déni de réalité incompréhensible. Cette exposition est là pour le prouver. Rien, aucune allusion à cet épisode sombre qui fait partie de l’histoire de la marque qu’elle se plaît pourtant à mettre en scène, pas même dans la biographie de Gaston-Louis qui était le patron à l’époque de Vuitton [11], pas plus que dans la littérature officielle qui l’accompagne (livres, dossier de présentation, historique, chronologie, etc.). Alors que de multiples sujets sont abordés dans l’exposition qui n’ont pas plus à voir avec Paris puisqu’on imagine que tel pourrait être le système de défense de l’entreprise. Pourtant l’on croise dans l’expo, parmi le gotha de l’époque, clients de la marque, des personnalités qui permettaient d’aborder le sujet. Comme Sacha Guitry, l’un des plus attachés à Vuitton.
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Le Maréchal Pétain à Vichy en 1942 ©DR
Un déni inquiétant. Comme si le public et les clients de la marque n’avaient pas la clairvoyance suffisante pour ne pas juger l’entreprise d’aujourd’hui à l’aune de ce qu’elle fut il y a plus de soixante ans, dans une période historique plus que troublée. Invraisemblable. Michel Zaoui, porte-parole du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) ne disait pas autre chose en déclarant en 2004 au Guardian : « Il est extrêmement important que ces faits soient rendus publics et connus de tous. Toutefois, les personnes impliquées étant depuis disparues, il semblerait ridicule d’organiser un boycott des produits Louis Vuitton. Nous ne voulons pas de cela. ». Et de dire seulement sa surprise devant l’attitude de la presse française. Une presse qui, aujourd’hui, semble tout autant amnésique qu’il y a six ans, à lire les comptes-rendus de l’exposition déjà parus, sans aucun esprit critique, à commencer par la dépêche AFP d’une facture quasi publicitaire avec, comme seules photos d’illustration, non pas des vues de l’exposition mais des sacs Vuitton d’aujourd’hui !
Mais là où, à nos yeux, les choses deviennent vraiment graves, c’est quand Carnavalet ainsi que la Mairie de Paris se font complice de cet effacement de la mémoire jusque dans la librairie du musée. En effet, le livre de Stéphanie Bonvicini qui, répétons-le encore une fois n’est absolument pas à charge contre Vuitton mais qui rend seulement compte de la réalité de toute son histoire, est curieusement absent de la table thématique consacrée à la marque comme cela se fait pour toutes les expositions. Quand on s’en étonne, alors que l’ouvrage est disponible chez son éditeur et qu’il est l’unique livre sur le sujet, on découvre avec effarement que la liste des nombreux ouvrages proposés à la vente a dû être validée et a été tout bonnement établie par la direction du musée Carnavalet en concertation avec la Maison Vuitton, ce qui explique l’absence du livre de Bonvicini. De l’auto-censure, on est donc passé à une censure nette. Une honte absolue.
ATTENTION, PUBLI-EXPOSITION
L’exposition Vuitton à Carnavalet se révèle donc n’être qu’une version light, édulcorée de l’histoire de la marque, une fable pour magazine à l’image de la dernière section présentée qui, tournant le dos à toute exigence muséographique, mêle en un mur-patchwork, objets Vuitton anciens et créations récentes parmi lesquelles un sac architecturé par la géniale Zaha Hadid, des malles plutôt moches créées sur un projet de l’inévitable Damien Hirst dont on nous dit qu’il a « repoussé les limites de la commande spéciale jusqu’à les confondre avec celles de l’art contemporain », deux autres pour enfants (de milliardaires), l’une pour ranger des poupées style Barbie, l’autre pour honorer… une dent de lait ! sans oublier une mallette qui n’a d’autre intérêt que de transporter le matériel Ipod de Monsieur Karl Lagerfeld…
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Expo Vuitton au musée Carnavalet © Bernard Hasquenoph
Paris est bien loin, et Carnavalet aussi. Ne reste que la validation de la marque d’aujourd’hui par l’oeuvre du passé, crédibilisée par l’écrin-musée, une recherche de valorisation par des artistes en vue, toute une stratégie de communication visant à asseoir un peu plus un pouvoir commercial. Le message est limpide. Et écrit noir sur blanc dans le dernier rapport semestriel de LVMH : « Louis Vuitton a renforcé sa politique de communication en augmentant sa présence dans les médias, avec des campagnes fortes, et en illustrant ses liens avec le monde de l’art. ». Elle peut rajouter à présent « avec les musées ». D’une exposition censée être historique, on se retrouve dans une boutique, ce qui advient précisément à la fin, dans la surface de l’exposition même, avec un comptoir de vente de livres et de coffrets de cartes postales uniquement estampillés Vuitton, à des prix exorbitants pour le simple mortel. Celui-ci peut cependant se replier sur le petit journal de l’expo à 3€ mais ce n’est qu’une très belle plaquette publicitaire pour l’entreprise de Bernard Arnault.
« Voyage en capitale, Louis Vuitton et Paris » n’est donc qu’une publi-exposition, selon le mot que Didier Rykner de La Tribune de l’Art inventa pour qualifier l’exposition Breguet de l’été 2009 au musée du Louvre, avec laquelle elle offre de nombreuses similitudes (lire aussi son article sur notamment cette expo Vuitton). Publi-exposition, une appellation qu’il faudrait songer à rendre obligatoire à l’entrée de ce type d’opérations commerciales, histoire de ne plus abuser le visiteur. Mieux, par déontologie, il faudrait interdire pour une exposition qui mettrait en scène dans un musée public une marque toujours en activité, une collaboration aussi étroite. Si un tel événement se faisait sous la seule égide de l’entreprise concernée, comme par exemple ici dans l’Espace culturel Vuitton des Champs-Elysées, il n’y aurait aucun problème mais, là, présenté dans et avec la caution d’un musée public, un établissement labellisé Musée de France, un musée d’Histoire à l’exigence scientifique reconnue, non ça ne passe pas. Il est évident que pour une entreprise commerciale, bénéficier d’un tel coup de projecteur est une grande chance, quand la couverture médiatique qui lui est consacrée sous couvert d’événement culturel constitue ni plus ni moins qu’une publicité gratuite, dans ce cas, non interdite.
Mais le scandale déjà complet serait moindre si l’on ne pouvait que nécessairement rapprocher la tenue d’une telle opération publicitaire dans un musée municipal parisien, le premier de tous, avec le poste de directeur de la stratégie qu’occupe à LVMH l’adjoint à la Culture, Christophe Girard et responsable des musées de la Ville de Paris (avec l’adjointe Danièle Pourtaud [12]). Branche mode et maroquinerie, section conflit d’intérêt. Le pompon.
LE PASSÉ COLLABO DE LA MAISON VUITTON
Vichy, la ville où Madame de Sévigné, la célèbre épistolière, venait déjà prendre les eaux au XVIIe siècle, vit s’ouvrir, en 1926, une boutique Vuitton. En pleines Années folles, quand la cité thermale était à la pointe de la mode et du luxe. Pas n’importe où, au pied du palace le plus en vue de la ville : l’hôtel du Parc. Celui-là même que, quatorze ans plus tard, le gouvernement du maréchal Pétain devenu chef de l’Etat français viendra occuper pendant toute la durée de la Collaboration. Des quelques boutiques qui occupent alors le rez-de-chaussée, une seule aura l’autorisation de rester, Vuitton. Les Saada et Lévy qui y possédaient un commerce de tapis seront chassés, comme les joailliers Van Cleef & Arpels et le magasin de nouveautés Barclay. A leur place, on installera le bureau de Documentation et de Propagande du nouveau régime. Alors pourquoi la boutique Vuitton a-t-elle été la seule épargnée ? Le patron de la Maison, Gaston-Louis, petit-fils du fondateur, est un « bon français », acquis aux idées du Maréchal, rapporte-t-on au Dr Ménétrel, son secrétaire particulier. Par ailleurs, le savoir-faire Vuitton, basé sur l’artisanat et le travail manuel, rejoint une certaine idée du travail promue par la Révolution nationale. Henry Vuitton, le fils, gérant de cette boutique, est donc le bienvenu. Ainsi, assez étrangement, le nom Louis Vuitton inscrit en lettres noires sur les vitrines extérieures du rez-de-chaussée du palace fera partie du décor sinistre de Vichy durant quatre ans.
De ce rare « privilège », Gaston-Louis flaire l’opportunité commerciale à même de faire survivre l’entreprise tout en partageant l’idéologie pétainiste, comme nombre de grands patrons trouvant là leur revanche sur les événements de 1936. L’usine d’Asnières est réquisitionnée par les Allemands et « produit pour l’Occupant » quand la boutique de Londres l’est par les autorités britanniques. La famille est repliée à Nice où elle possède une autre boutique. Le commerce du luxe est globalement sinistré. Mais, par de bienveillantes entremises, la Maison Vuitton se retrouve à produire en série des objets artistiques à la gloire de Pétain dont les bustes officiels, sur commande du bureau de Documentation et de Propagande qui gère l’image du Maréchal. A cette seule et unique fin, Gaston et Henry ouvrent même une usine à Cusset, non loin de Vichy. Pour un tel dévouement, Henry reçoit la francisque dès février 1942. Il devient un intime du colonel Bonhomme, homme de confiance de Pétain et participe officiellement au déplacement du Chef de l’Etat le 1er mai suivant à l’occasion de la fête du Travail. Gaston lui-même est reçu quelques jours plus tard à l’hôtel du Parc pour parler affaires avec la garde rapprochée du Maréchal.
En avril 1943, Gaston réinstalle sa famille à Paris, divisée comme beaucoup en France avec ses deux plus jeunes fils, Claude (futur père de Patrick-Louis) et Jacques qui penchent eux du côté du général de Gaulle, ce qui crée de vives tensions avec leur frère aîné Henry. Claude finira par s’engager aux côtés de la 2e DB tandis que leur futur beau-frère Jean Ogliastro, membre actif de la Résistance, survivra à la déportation. Le magasin des Champs-Elysées et l’usine d’Asnières toujours sous contrôle allemand mais produisant semble-t-il toujours des malles Vuitton reçoivent le même mois la visite bienveillante du colonel Bonhomme. A chaque fois qu’il remonte à la capitale, celui-ci ne manque jamais de passer une soirée avec Henry qui lui rend la pareil quand il redescend à Vichy. En janvier 1944, le colonel meurt dans un accident de voiture dénoncé comme attentat. Ensuite, alors que le régime de Vichy se délite, les activités des Vuitton demeurent sans trace. Et les archives de l’entreprise inaccessibles.
A la Libération, étonnement, Gaston et Henry ne sont pas inquiétés et échappent à toute épuration. Claude reçoit la médaille de la Bravoure et de Discipline. La famille Vuitton panse ses plaies, ses divergences entre soi et les affaires reprennent, Henry à la direction commerciale, Jacques à la direction administrative et financière, Claude à la direction de l’usine. Dans les années 50, la Maison Vuitton, comme si la guerre n’avait pas existé, reçoit une commande de l’Elysée pour un voyage officiel du président Auriol aux Etats-Unis. Henry, dans les années 80, publiera ses mémoires, en occultant délibérément la période de la Collaboration, sans pour autant renier semble-t-il ses idéaux [13].
D’après « Louis Vuitton, une saga française » par Stéphanie Bonvicini, éd. Fayard, 2004
VOYAGE EN CAPITALE, LOUIS VUITTON ET PARIS
Musée Carnavalet, 23 rue de Sévigné, 75003 Paris
13 octobre 2010 – 27 février 2011
Tarifs : 7€, 5€, 3,50€ pour les jeunes
Site Internet : cliquez ici
Source : louvrepourtous.fr