Il y a cinquante ans, les femmes brûlaient leur soutiens-gorge, aujourd’hui elles défient l’ordre les seins à l’air… À vrai dire, les femmes n’ont jamais brûlé leurs soutiens-gorge, il s’agit d’un mythe créé par les anti-féministes. Et les Femen détestent l’expressions « seins à l’air », mais les symboles restent et les vérités passent. C’est peu dire que le mouvement Femen (qui veut dire cuisse en latin, ne vous trompez pas) a bouleversé le paysage des associations féministes. Une culture du happening directement issu de l’art contemporain, de la culture internet et du stunt marketing.
Un ras-de-marée désordonné, salvateur et violent. Le mouvement a secoué autant les mentalités que ses adhérents.
C’est le témoignage que rapporte Éloïse Bouto, ancienne Femen et co-fondatrice du mouvement en France, dans son livre Confession d’un ex-Femen.
C’est quoi être féministe ?
Être féministe, c’est tout simplement vouloir l’égalité entre les femmes et les hommes.
Dans ton prologue, tu décris les Femen à mi-chemin entre Marcel Duchamp et Lady Gaga. Tu peux approfondir ?
Femen m’a d’abord évoqué les détournements de Marcel Duchamp, car elles s’emparent d’un concept pour lui attribuer un sens et un aspect nouveaux. Elles détournent une nudité habituellement utilisée comme outil patriarcal pour maintenir les femmes dans une forme d’asservissement ou à des fins marchandes, pour produire un message différent, voire inverse. Le torse nu devient une arme émancipatoire et un étendard de revendications, symbole de la liberté des femmes à disposer de leur propre corps. Leur mode d’action me rappelle également Lady Gaga, qui mêle pop et art contemporain, comme en atteste l’influence (voire le plagiat) d’ORLAN sur son travail ou sa collaboration avec Jeff Koons sur l’album ArtPop. Comme Warhol ou le VJing, Femen allie plusieurs formes d’expression artistique et/ou politique. Le fait que le mouvement théâtralise et scénarise ses actions, use de couronnes de fleurs, de peinture, de déguisements et d’accessoires l’inscrit à mes yeux dans cette tendance.
Cette façon qu’ont les Femen de se malmener elles-mêmes (en utilisant l’imagerie qu’elles combattent) pour devenir intouchables, ça fait un peu Fight Club non ?
Je pense que Femen a pu flirter avec une forme de masochisme à certains moments, ou du moins se gargariser d’incarner une posture victimaire. Ce processus me paraît contreproductif et brouille le message de femmes fortes et libres qu’elles tentent de véhiculer par ailleurs. En outre, ce concept éculé alimente un mode de pensée archaïque qui laisse à penser que les femmes sont des victimes et que les hommes sont des bourreaux de manière figée et immuable. Il me semble plus pertinent de s’intéresser aux parcours de femmes qui sortent de ce schéma binaire et qui réussissent à proposer d’autres formes d’émancipation. Enfin, Femen est un mouvement pacifiste. Les activistes, vulnérables et à moitié nues ne portent aucune arme. Elles provoquent, perturbent mais ne sont pas violentes. Les coups, elles les reçoivent mais ne les donnent jamais. On est bien loin de Fight Club.
C’est vraiment dur de trouver les bonnes actions pour le féminisme. Pour être à la fois entendues, comprises et efficaces. L’une des possibilités ne serait-elle pas que les actions soient menées par des hommes ?
Il existe un vaste champ de possibilités et de modes d’action. La présence d’hommes peut participer à la richesse de cet éventail. Je pense surtout qu’il y a de la place pour tout le monde et toutes formes d’engagement. Cette complémentarité est essentielle et doit se faire dans l’échange, le respect et la discussion. Pourtant, la présence d’hommes ne me semble pas être la clé de l’efficacité des actions. Je crois que les femmes doivent demeurer les porteuses de leurs propres revendications et les chefs de file des mouvements féministes, même s’ils sont mixtes. Personne ne trouvait contre-productif le fait que les mouvements de Black Protest soient menés par Martin Luther King et Malcolm X – et non des blancs – ou que les chauffeurs de taxi descendent dans la rue pour défendre leurs droits – et non leurs clients –. Pourquoi cela devrait-il être différent pour les femmes ? Le problème pour moi n’est pas de déterminer qui doit porter le message pour qu’il soit entendu mais comment le porter autrement de manière claire, visible et sans se suicider socialement ou professionnellement.
As-tu reçu des menaces après la parution du livre ?
Aucune.
Est-ce que l’aspect guerrier dans le fonctionnement des Femen n’est pas inapproprié en France ?
Pour moi, il l’est surtout parce qu’il reste trop caricatural et manque de nuance. Au début, je n’y prêtais pas attention car je pensais qu’il s’agissait d’une parodie volontaire et contrôlée, une identité inhérente au mouvement ukrainien avec l’imagerie soviétique qui l’accompagne. Mais j’ai compris que le second degré que j’avais cru déceler n’existait pas. Alors que je conçois cette dimension guerrière et ces fantasmes d’amazones chez les activistes fondatrices ukrainiennes, j’ai du mal à ne pas trouver grotesque que des femmes françaises, nées ici et qui n’ont jamais mis un pied en Ukraine, s’approprient ces codes et les utilisent sans réfléchir.
Voir les Femen participer à un épisode de House of Cards, ça t’inspire quoi ?
Euh, c’était les Pussy Riot. C’est une forme de reconnaissance, le signe qu’elles sont entrées dans l’Histoire. Et un sacré pied de nez à Poutine et à sa politique.
Si ton livre devait avoir une morale, ce serait, j’ai l’impression, que le travail de longue haleine et plus efficace que la provocation immédiate (selon les travaux de psychologie de Moscovici d’ailleurs) ?
Je trouve le travail de Moscovici passionnant, notamment les questions du nomadisme intellectuel. Sans sombrer dans l’expérimentalisme, ces voyages cérébraux me semblent indispensables à la construction de soi. Je dirais que la morale de mon livre – si tant est qu’il y en ait une – est que rien n’est possible sans remise en question. Très peu de personnes en sont capables mais c’est ce qui les rend exceptionnelles et aptes à entreprendre des choses prodigieuses.
La différenciation par le sexe est le premier des racismes. Et peut-être le seul qui touche une majorité face à une minorité opprimante. Mais, et je parle en tant qu’homme, la nouvelle génération a du mal je trouve à se positionner dans ce rôle de bourreau en repenti. Le texte de Virginie Despentes qui ouvre l’exposition « Chercher le garçon » à Paris en ce moment en est un bon exemple. « Ils aiment parler des femmes, les hommes. Ça leur évite de parler d’eux.
Comment expliquer qu’en trente ans aucun homme n’a produit le moindre texte novateur concernant la masculinité ? Eux qui sont si bavards et si compétents quand il s’agit de pérorer sur les femmes, pourquoi ce silence sur ce qui les concerne ? Car on sait que plus ils parlent, moins ils disent ? De l’essentiel, de ce qu’ils ont vraiment en tête.
[…] De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ?
À quand l’émancipation masculine ? À eux, à vous de prendre votre indépendance. »
Je ne sais pas s’il y a une question mais je réponds :-). J’ai l’impression que beaucoup d’hommes se tournent vers la facilité et reproduisent des schémas préexistants. Ils ne réalisent pas qu’ils sont les acteurs du féminisme, et que, étant en situation de pouvoir, peuvent concrètement changer les choses. Les contrecultures et les impulsions créatrices émanent souvent de catégories marginalisées (les pauvres, les homosexuel-l-e-s, les Noir-e-s, les femmes…). Les hommes blancs et hétérosexuels, qui peinent à reconnaître qu’ils sont des privilégiés dans la société (surtout quand ils ont des histoires individuelles violentes), se reposent souvent sur leurs lauriers. D’autres ne se rendent pas compte que le féminisme œuvre dans leur intérêt, car les clichés dont nous sommes abreuvés font aussi beaucoup de mal aux hommes. Ils doivent être grands, forts, gagner plus d’argent que les femmes, être des winners, avoir une grosse bite, ne jamais montrer un signe de faiblesse… Je connais beaucoup d’hommes dans mon entourage personnel et professionnel qui souffrent de ces injonctions permanentes et se retrouvent en crise identitaire parce qu’ils ne correspondent en rien à ce que la société leur ordonne d’être. Je les invite à casser ses schémas enfermants et à rejoindre les combats féministes !
Est-ce que selon toi, la société va, comme on tend à la dire, vers une féminisation de ses valeurs ?
Très lentement, certaines évolutions deviennent perceptibles. Mais on continue de penser qu’un auteur ou un réalisateur est plus légitime s’il est un homme, on continue de payer les hommes plus que les femmes (même si on s’en offusque et qu’on vote des lois), on continue de penser qu’une femme qui rentre chez elle un peu éméchée en mini-jupe lance un appel au viol, on continue à penser que des prostituées ont le droit de se faire violer et que « non c’est non » ne s’applique pas pour elles (comme on l’a vu pendant le procès de DSK). Tous ces petits conditionnements insidieux et parfaitement intégrés sont très difficiles à « désancrer » des mentalités. Les lois ne suffisent pas, il faut les accompagner d’un travail de pédagogie et repenser notre monde différemment. Il ne s’agit pas pour moi de « féminiser » les valeurs. Nous ne devrions plus en être aujourd’hui à genrer tel ou tel trait de caractère : les hommes ne pleurent pas, les femmes savent communiquer… Une société équitable n’est ni féminine, ni masculine, elle est humaine et ne discrimine ou ne stigmatise personne. Et sur ce point, il y a encore beaucoup à faire.
Il y a un point que tu soulèves dans ton livre, c’est la difficulté à s’engager pour un combat et à ensuite être entendu pour autre chose. Tu t’en sors ?
Ma situation reste compliquée. En tant que journaliste indépendante, je me retrouve encore dans une posture où je dois justifier mon engagement passé ou assurer à mes employeurs que je ne vais pas faire un attentat dans leur rédaction… C’est plutôt désolant. Je me retrouve stigmatisée à plusieurs niveaux : on m’a étiquetée féministe (comprendre chieuse de service), puis Femen (comprendre folle décérébrée qui veut juste passer à la télé et montrer ses seins) et je suis pigiste (comprendre précaire). Evidemment, il existe bien pire que moi, je ne suis pas une Rom qui bosse à l’usine et ne raconte pas ça pour faire pleurer dans les chaumières, mais c’est une réalité. La France adore les cases, car mettre dans une case, c’est exercer une forme de contrôle, c’est rassurant. Dès que tu sors des catégories prédéfinies (sexuelles, professionnelles…), tu menaces l’ordre établi, alors on te punit. Quand on m’interviewe on me présente souvent comme « Eloïse Bouton, ex-Femen », mais je suis aussi tout un tas d’autres choses. Je suis aussi journaliste, féministe (je l’étais avant Femen), je fais de la danse, de la musique, je suis parisienne, j’aime les chats, j’ai eu mon bac à 15 ans et je casse tout ce que je touche (on m’appelle Pierre Richard). Bref, l’étiquette Femen par son côté sulfureux renforce cette tendance à cataloguer. Je pense que le seul vrai remède est le temps, attendre que les gens oublient et évoluent.
J’ai été très surpris du silence des médias sur ton chapitre concernant Caroline Fourest. Pourtant, tu n’es pas virulente à excès, juste honnête. Toi aussi, tu as été surprise qu’on ne t’interroge pas plus dessus ?
Honnêtement, je m’attendais un peu à ce silence. Cela démontre précisément ce que je raconte dans mon livre. Beaucoup de personnes dans le monde des médias ont peur de Caroline Fourest, de son réseau et de l’impact que pourrait avoir une anicroche avec elle sur leur travail. Soit ils n’ont pas envie de lui faire de la publicité, soient ils craignent les représailles, dans les deux cas, ils n’en parlent pas.
As-tu trouvé du boulot ?
Depuis mon départ de Femen en février 2014, j’ai tenté de reconstituer un réseau d’employeurs, ce qui, comme tous les pigistes le savent, n’est pas évident. Je travaille notamment pour Le Parisien magazine, Brain magazine et Noisey mais cela demeure encore insuffisant. Certains médias n’ont pas envie d’employer une « ex Femen » et doutent de mes compétences. Je suis régulièrement soupçonnée de manquer de neutralité parce que je suis féministe. Pourtant, le féminisme n’est pas une opinion politique, mais simplement une vision de la société. De plus, de nombreux journalistes hommes ouvertement de gauche ou de droite se retrouvent éditorialistes car leur orientation ou leur connaissance de ces domaines les rendent crédibles ou « bankables ». Ce n’est pas le cas pour les femmes. Aussi, la France n’aime pas la polyvalence qui est très vite synonyme d’inaptitude. Je ne peux pas être féministe ET journaliste, je dois choisir, et si je ne choisis pas, j’en paye les frais. Vous embauchez à Apar.tv. ?