PARIS — Printemps 2021 : alors que LVMH prépare l’assemblée générale de ses actionnaires, le groupe de luxe français est pris pour cible.
L’ONG de gauche ATTAC a lancé sa campagne #ProfiteursdeCrise, dénonçant les patrons et hommes d’affaires qui ont, selon elle, profité de la crise du COVID pour s’enrichir. Parmi eux : le milliardaire Bernard Arnault, PDG de LVMH et deuxième personne la plus riche au monde.
L’occasion idéale pour Altrnativ, une société de cybersurveillance fondée par l’entrepreneur français Eric Leandri, de montrer ses capacités en matière de renseignement en source ouverte. Aussi connue sous le nom d’enquête OSINT (Open Source Intelligence), cette pratique consiste généralement à compiler et à analyser des informations publiquement accessibles en ligne, notamment sur les réseaux sociaux.
Eric Leandri s’est d’abord fait connaître en France comme un défenseur de la protection de la vie privée en ligne en tant que cofondateur du moteur de recherche Qwant, un temps surnommé le « Google français ».
Sa nouvelle société, Altrnativ, se consacre à un tout autre type d’activité : elle enquête sur les critiques, les concurrents et les employés de certaines des plus grandes marques françaises.
Avec un partenaire, Altrnativ a surveillé les activités sur les réseaux sociaux d’ATTAC et de certains de ses sympathisants, plaçant « plusieurs militants », dont l’eurodéputée LFI Manon Aubry, « sous surveillance », selon les termes d’un rapport faisant partie d’un ensemble important de documents internes à Altrnativ consultés par POLITICO. ATTAC avait accusé LVMH de payer de généreux dividendes à ses actionnaires alors même que l’entreprise bénéficiait des mesures de soutien publiques liées à la pandémie.
Rien dans les documents ne prouve que LVMH ait été directement impliquée dans la commande du rapport. Dans un entretien avec POLITICO, Eric Leandri a décrit ce travail comme faisant partie d’une série d’essais que sa société a effectués pour d’autres sociétés de sécurité privée et de communication de crise.
Aux côtés des milliers d’autres documents consultés par POLITICO, ce rapport laisse toutefois entrevoir les coulisses d’une industrie de la cybersurveillance en pleine expansion, où des sociétés de sécurité privée profitent de l’explosion des données disponibles en ligne, et en particulier sur les réseaux sociaux, pour enquêter sur les détracteurs de leurs clients et surveiller ce qui pourrait mettre en jeu leur réputation, en échappant en grande partie au contrôle des régulateurs chargés de la protection des données personnelles.
“On passe d’une période de ces quinze dernières années où il y a eu une utilisation des données à des fins commerciales qui a porté atteinte à notre vie privée de manière hyper intrusive”, explique Estelle Massé, experte en protection des données au sein du groupe de défense des droits numériques Access Now.
Les règles de protection des données personnelles, souligne-t-elle, ont été mises en place pour protéger les individus, tout en exigeant la transparence de certains acteurs comme les gouvernements ou les entreprises. « Nous sommes en train de renverser complètement la situation », selon elle. “Les personnes qui ont le plus de pouvoir ont plus de droits [au respect de leur activité privée] que la population.”
Informée du rapport la concernant, Manon Aubry souligne que ce type d’enquêtes ciblant des personnalités publiques ou des militants risque fort de causer ce que les experts de la vie privée appellent le “chilling effect”, ou autocensure par peur de la surveillance. “Est-ce que maintenant je ne vais plus avoir confiance dès que je décroche mon téléphone ? Est-ce qu’avant de lancer une campagne je vais me retenir et avoir peur ?”, s’interroge-t-elle.
#LVMH
Le travail de recherche d’Altrnativ sur les critiques de LVMH a été effectué dans le cadre d’une mission avec AB Global Consulting, une société de communication de crise créée par une ancienne employée de LVMH, Annabelle Bouffay.
Le rapport, contenu dans les documents internes d’Altrnativ et portant le logo d’AB Global Consulting, analyse des hashtags comme #profiteursdelacrise, #lvmh, #bernardarnault et #crisesociale. Il explique avoir identifié plusieurs personnalités et militants, dont Manon Aubry et les avoir placés « sous surveillance ».
L’auteur du rapport conclut que le risque lié à la campagne n’est pas encore significatif mais recommande de mettre en place un système d’alertes en temps réel pour surveiller les lancements de futures campagnes contre l’entreprise.
Annabelle Bouffay explique à POLITICO avoir voulu tester les services d’Altrnativ en utilisant LVMH comme un cas d’école mais a ensuite choisi de ne plus travailler avec. Elle précise que ce travail n’a pas été commandé par la marque de luxe, ni facturé à cette dernière. Contacté par POLITICO, Eric Leandri dit ne pas reconnaître le langage utilisé dans le rapport. « Je n’ai jamais utilisé ce terme », a-t-il déclaré. « Nous ne mettons personne sous surveillance, ce n’est pas nous ».
Dans les notes d’une réunion avec Annabelle Bouffay, le responsable du marketing d’Altrnativ la décrit comme une « associée » de Bernard Squarcini, ancienne figure des renseignements français à la réputation sulfureuse.
Selon Annabelle Bouffay, Bernard Squarcini est une connaissance rencontrée lorsqu’elle travaillait chez LVMH, mais ils ne sont pas associés.
L’ancien patron du renseignement intérieur français a depuis eu des démêlés avec la justice : il est accusé d’avoir espionné François Ruffin pour le compte de LVMH. Le journaliste et militant de gauche, qui n’était pas encore député LFI à l’époque des faits présumés, réalisait à l’époque son documentaire Merci Patron! consacré à Bernard Arnault. En décembre 2021, LVMH a payé une amende de 10 millions d’euros pour clore les poursuites visant le groupe. Bernard Squarcini reste sous le coup d’une enquête, notamment pour trafic d’influence.
Contacté, Bernard Squarcini précise par la voix d’un représentant que des appels sont toujours en cours et que “la présomption d’innocence s’applique”.
Selon deux anciens partenaires commerciaux d’Altrnativ et plusieurs anciens employés, celui qui est aussi surnommé « le Squale” a été aperçu à plusieurs reprises dans les locaux d’Altrnativ.
La personne représentant Bernard Squarcini a précisé que ce dernier avait rencontré Leandri à quatre ou cinq reprises mais qu’il “n’a jamais été en relation d’affaires” avec lui.
“Il s’agissait plutôt d’éclairer ce dernier sur les rouages institutionnels français et responsables des différents services auprès de qui il voulait être habilité dans le cadre de ses activités, ou sur l’organisation de certains pays africains où il semblait vouloir se développer,” toujours selon ce représentant.
LVMH s’est refusé à tout commentaire.
Manon Aubry a affirmé ne pas être “fondamentalement surprise” de voir La France Insoumise régulièrement ciblée par les milieux de la sécurité privée et estime que le législateur devrait se pencher sur ce type d’activités. “Pour moi c’est des méthodes de cowboy et la France et l’Union européenne, c’est pas le far-west,” souligne-t-elle.
Sous surveillance
Alors qu’elle surveillait les ONG et députés qui critiquaient LVMH, Altrnativ a pris part à un autre projet, consistant à faire des recherches sur des syndicalistes et employés susceptibles de poser problème au géant de l’agroalimentaire Lesieur. L’entreprise prévoyait alors de fusionner deux usines à Bassens, près de Bordeaux, et de licencier des dizaines d’employés dans la foulée. La mission, selon les rapports réalisés avec l’aide d’Altrnativ, est décrite en ces termes : « détecter les signaux de contestation ; identification des groupes activistes (cf. Gilets Jaunes) ; prévenir des potentiels mouvements sociaux. »
Pour ce projet, Altrnativ a travaillé avec Maegis, une société de sécurité privée. Charles Pellegrini, conseiller stratégique et actionnaire de Maegis, est un ami de Squarcini. Il a également été mis en examen pour « complicité et recel d’abus de confiance » en lien avec des missions qui auraient été effectuées pour LVMH. Il nie toute infraction.
Les rapports sur les critiques de Lesieur, qui portent le logo de Maegis, indiquent avoir placé quatre sympathisants de la CGT « sous surveillance ». Les auteurs du rapport ont également affirmé surveiller les réseaux sociaux du maire de Bassens, ainsi que les pages Facebook des Gilets Jaunes locaux et des clubs de motards.
Pour l’avocat et activiste de la vie privée Max Schrems, ce type d’activités peut tout à fait être légal au nom de “l’intérêt légitime”, une exemption au Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen. “Il y a une marge de manœuvre permettant légalement de se pencher sur ceux qui vous critiquent, pour gérer votre image,” explique-t-il. “Mais la grande question avec l’intérêt légitime est de savoir jusqu’où cela va et si cela devient une surveillance 24/7, ça peut devenir problématique”.
Selon Maegis, interrogé par POLITICO, ce travail était un test des services d’Altrnativ, sollicités à une seule occasion, la relation n’ayant pas continué après cela. Lesieur n’a pas répondu à nos sollicitations.
Un invité indésirable
En dehors du travail effectué pour AB Global Consulting, les documents consultés par POLITICO montrent qu’Altrnativ a également travaillé directement pour LVMH. Des factures signées, vues par POLITICO, montrent qu’une des filiales du groupe de luxe a payé Altrnativ près de 30 000 euros.
La société a surveillé les informations diffusées par les médias sur Louis Vuitton, la première marque de mode du groupe. Le malletier craignait que la présence d’un invité controversé à une fête de la marque ne plombe le lancement d’un nouveau magasin à Madrid.
L’événement, organisé dans le centre commercial haut de gamme Galeria Canalejas à Madrid, rassemblait des membres de l’élite madrilène et plusieurs influenceurs en vue.
Parmi les invités figurait en effet Lotfi Bel Hadj, un homme d’affaires franco-tunisien qui a, selon Le Temps, soutenu l’islamologue suisse Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur des Frères musulmans et dans l’attente de son procès pour viol.
Un proche de Bel Hadj a confirmé qu’il était invité chaque année aux soirées Louis Vuitton et qu’il avait assisté à l’une d’elles en mai 2021 à Madrid. Cette personne a cependant nié que Bel Hadj ait des liens avec Ramadan ou les Frères musulmans.
Altrnativ a surveillé le web pendant un mois pour le compte de Louis Vuitton, à la recherche de toute mention de la participation de Bel Hadj. Selon son rapport, la société n’a trouvé qu’un seul article, promu par une publication Facebook et un tweet.
Un rédacteur de Fild, un journal en ligne francophone de Barcelone aujourd’hui disparu, a écrit un article sur les liens entre le Qatar et la société mère de Louis Vuitton, LVMH. Dans l’article, supprimé depuis mais retrouvé par POLITICO dans une archive en ligne, l’auteur mentionne la soirée et un invité sensible, mais ne nomme pas Bel Hadj par son nom.
« L’article a eu peu de conséquences », peut-on lire dans le rapport d’Altrnativ. Les choses auraient été pires, poursuit le rapport, « si le nom de Bel Hadj avait été divulgué, si l’article avait eu plus d’écho, ou si Louis Vuitton n’avait pas annoncé le même mois une collaboration avec le groupe star de la pop coréenne BTS. »
Marion Solletty a contribué à l’enquête pour cet article.
CORRECTION. Cet article a été mis à jour pour préciser la nature des charges pesant sur Charles Pellegrini. Il a été mis en examen pour complicité et recel d’abus de confiance. Il nie toute infraction.
Source : Politico