TOAN est notre révélation rap de cette fin d’année si morose. Un artiste qui fait beaucoup de bien, en même temps c’est normal il est aussi psy. Son premier album s’avale comme une pilule d’anxiolytique sans avoir à en porter les effets secondaires. Il fait du bien là où ça fait mal. Avec douceur, amour et poésie. Et par les temps qui courent, c’est toujours ça de pris.
A coup sûr TOAN à une immense carrière qui s’annonce à lui. Nous avons donc voulu avant que le monde se jette sur lui immortaliser quelques unes de ses pensées. Entretien avec celui que nous avons choisi de renommer ici l’avenir du rap français…
Toan, ton album nous a fait un bien fou après les horreurs du 13 Novembre, on est donc obligé de te demander comment as-tu vécu le chaos de la semaine dernière à Paris ?
C’était très particulier parce que j’étais entre le Burkina Faso et le Niger à ce moment là, pour une mission avec notre association A&SI. On a effectué un trajet assez dangereux, risques de coupeurs de route, beaucoup de milices louches armées de kalash, pas mal d’enlèvement dans la zone. La veille du départ, un gendarme nous avait mis en garde sur la dangerosité du parcours. Notre trajet s’est finalement bien passé, et c’est une fois arrivé à Ouagadougou dans la nuit qu’on a été informé du drame. Finalement le danger n’était pas là où on l’attendait.
J’ai pu avoir tous mes proches et personne n’a été touché, donc j’ai rapidement été rassuré, égoïstement. Ce n’est qu’une fois arrivé à Paris que j’ai pris la mesure du choc. L’ambiance de recueillement, l’inquiétude, les articles de presse, les témoignages des voisins (je vis dans le 10ème). Aujourd’hui je suis inquiet, je vais autant que je peux en terrasse, sans être tranquille pour autant. Je crois aussi qu’on ne peut pas se limiter à boire des coups comme acte militant. Au delà de leurs organisation sur le terrain, la force de Daesh en France vient du fait qu’elle s’appuie sur la perte de repères identitaires et spirituels d’une jeunesse européenne désoeuvrée. Elle pousse au clivage de deux mondes qui est absurde, et il ne faut surtout pas céder à ça même si on a spontanément besoin de mettre dans des cases « nous et eux ». Si l’islam moderne a besoin de se réinventer, il est moins question ici de religion que de désespoir. C’est surtout la question de ces jeunes radicalisés qui m’intéresse, et sur laquelle j’essaie de m’investir, dans un groupe de réflexion avec Yoram Mouchenik, car je sais que là on a une marge de manœuvre, d’action. Je crois aussi qu’on doit garder l’espoir, vivre plus que jamais et combattre par le rassemblement, par des repas de quartiers, par la musique, et par des politiques culturelles intégratives.
On a écouté en boucle ton titre « El silencio » ça risque de devenir un énorme tube, comment et pourquoi avoir écrit ce titre ?
Mes grands-parents ont fui le franquisme pour venir s’installer dans le sud de la France. J’ai grandi dans une ambiance de clan, matriarcale, très espagnole, mais sans que l’on nous parle du pays, sans que l’on garde un lien fort avec la famille restée sur place ou ayant fui en Amérique du sud. A l’image de la politique française de cette époque, l’histoire de l’exil des réfugiés espagnols ne m’a pas été raconté par ma famille et c’est tard, par la lecture et le voyage que j’ai découvert cette histoire. Dans ce morceau on parle du silence qui entoure l’exil, de l’importance des mots pour la construction d’une identité multiple, des non-dits associés au parcours de migration, et qui touchent la plupart des cultures, parce qu’il n’y a pas d’exil sans traumatisme, et il a besoin d’être mis en mots.
Chose extrêmement rare, tu es psychologue le jour (avec des adolescents migrants et réfugiés), en plus d’être rappeur, et ça se ressent largement dans tes textes, un médecin de l’âme saura toujours mieux décrire nos inconscients collectif ?
Je ne me sens pas forcément “médecin de l’âme”, je pense que mon métier est fait de petites choses, de tissage de liens, d’écoute. Je ne sais pas si les psy sont plus à-même de décrire un inconscient collectif, en tout cas pas plus qu’un mec qui tient un bistrot par exemple, et qui reçoit tous les jours des témoignages, des brèves de comptoir. Il est vrai que nous sommes en permanence au contact de parcours de vie très riches, complexes, souvent douloureux, et dans mon cas marqués par l’interculturel. On se centre sur les individualités, le sens du mot “clinique”, et on travaille à éviter les raccourcis, car il est surtout question de singularité. Au delà de leurs parcours, beaucoup de ces jeunes migrants sont très méritants, ils redoublent d’effort pour réussir, ils gardent le sourire et l’espoir et ce sont des leçons de vie. Cet accès à l’intime pousse à la réflexion, à l’ouverture, et donne envie de partager ça.
En tant que psy, tu réalises des « ateliers de Rap-Thérapie », est-ce que tu peux nous en dire plus, nous expliquer comment ça marche ?
Ces ateliers sont des séances ou l’on prend un temps hebdomadaire avec des jeunes pour écrire des textes de rap ou de slam. On met une instru en boucle et à fond dans une petite salle et chacun balance ses idées sur un thème qui le touche. Les jeunes partent généralement de sujets “classiques” comme la rue, la police, pour arriver à des choses plus introspectives, en lien avec leur vécu pré-exil. J’accompagne dans le processus d’écriture, et j’oriente selon le “patient”, puis on enregistre. Pour les plus motivés, on peut aller jusqu’à des petits concerts, des scènes ouvertes. Certains écrivent en bambara, en ourdou, en peul, en arabe, puis glissent vers le français quand ils sont plus à l’aise. C’est une forme de sas, à la croisée du ludique et du thérapeutique, qui permet de rencontrer le psychologue de façon moins stressante que le face à face, et d’écrire, de se sentir valorisé en utilisant la langue du pays d’accueil.
Qu’est ce que tu crois que dirait un psy à la fin d’une séance avec lui-même s’il écoutait ton album en entier, sans discontinuer ?
Ahah. Bon déjà j’aimerais qu’il apprécie le travail d’orfèvre autour des instrus faites par Vincha, qui a fait toutes les musiques et produit le disque, et qu’il apprécie les paroles. J’aurais trop de mal à juger l’album dans sa globalité, je préfère que les gens se fassent une idée seuls. C’est en tout cas un album à thème, plein d’amour, d’espoir et un brin nostalgique, traversé par des petits passages marrants.
C’est un album, à nos yeux, autour de la résilience, concept peut-être à redéfinir pour nos lecteurs, alors nous demandons à la fois au psy et au rappeur de nous l’expliquer…
La résilience est un terme qui a été emprunté à la métallurgie, ca définit à la base la capacité d’un matériau a absorbé et à reprendre sa forme initiale après un choc. Appliqué à l’homme c’est un processus, c’est la capacité à dépasser des traumatismes, les blessures de la vie, à les surmonter et à survivre. La résilience passe par la parole, la création, l’écriture, l’art, ce sont de bons moyens de sublimer. Si on compare le traumatisme à une blessure, la résilience c’est la cicatrisation, ca ne saigne plus, la cicatrice est toujours là mais on vit avec.
Au fait, si tes patients ne savaient pas que tu étais aussi un artiste, ça va devenir difficile de leur cacher, d’ailleurs c’est rare de pouvoir écouter le subconscient de son psy sur Deezer ou Spotify, tu ne penses pas que ça va avoir des conséquences sur ta vie professionnelle de jour ?
C’est marrant que tu poses cette question, c’est une question centrale, que je me suis beaucoup posé. Mes patients savent que je suis passionné de rap, de par mes ateliers, mais je garde ma propre musique, ma vie privée en dehors de mon boulot. J’ai un nom d’artiste qu’ils ne connaissent pas, j’essaie de ne pas trop m’afficher. Si certains tombent un jour sur mon disque, ce n’est pas un problème, il n’y à rien à cacher. Des psys comme Cyrulnik ou Rufo ont pu aborder des thèmes personnels dans leurs bouquins, sont des personnes publiques et continuent de consulter…
Ton titre « Consommacteur » c’est un manifeste que n’aurait pas renié Guy Debord, en trois minutes, tu redéfinis la société du spectacle 2.0, encore une fois tu as réussi à saisir l’inconscient collectif de toute une génération, l’occasion pour nous de te demander comment tu imagines notre avenir ?
J’aurai beaucoup de mal à répondre à cette question, je n’ai aucune idée de ce qui se passera demain, c’est loin. En essayant surtout de ne pas être moralisateur, j’ai abordé dans le morceau Consommacteur mon avis sur la nécessité de modération face à notre surconsommation, l’importance de sortir des réseaux habituels et de consommer autrement, dans notre assiette, mais aussi dans nos médias ou notre système de santé. C’est le minimum que l’on se doit de faire, et ce n’est pas pour rien que nous avons samplé avec Vincha un discours de Pierre Rabhi. Je vois au quotidien une génération de plus en plus tournée vers le voyage, la rencontre interculturelle, et ca me donne beaucoup d’espoir. Je vois aussi une frange de la jeunesse qui prône des discours de séparation, la faute des juifs, la faute des musulmans, des immigrés… le réflexe du bouc-émissaire a la dent dure. Même si on sait que ces discours trouvent leur terreau dans le manque d’éducation et l’immense peur alimentée par les médias, je suis inquiet pour les prochaines élections et la montée du front national, même si je ne crois pas à leur victoire.
C’est un album à la fois pudique, érudit et amoureux, loin des clichés du rap français, que penses- tu d’ailleurs des productions hip hop contemporaines ?
J’ai essayé de faire un album que j’aimerai entendre, et qui puisse se redécouvrir avec plusieurs degrés d’écoute. Je suis assez bon public niveau rap français, je trouve que le rap se porte bien et qu’il est de plus en plus diversifié. Ce mois-ci sortent à la fois PNL, SCH, Lucio Bukowski, Oxmo, Virus, Al, Odezenne… des artistes que j’écoute et qui font tous partie de la grande famille du rap mais qui sont très différents. J’aime cette multiplicité du rap contemporain. Je regrette que les médias généralistes français soient frileux face au fait de mettre en avant cette musique, le rap continue de faire peur, d’être une niche alors même que c’est la musique qui vend le plus, c’est très particulier et très français comme dynamique. Je regrette encore plus le fait que les grands médias rap mettent en avant une frange du rap qui n’est pas du tout représentative de ce qu’est le mouvement. On a pour ainsi dire sur skyrock et booska-p que du rap pour adolescentes, avec du recyclé et des vocoders, ou bien du rap hyper caillera qui parle de défonce, et d’ultraviolence. Y’a des Youssoupha ou Soprano qui sortent du lot mais sinon c’est affligeant. C’est dommage et au risque de faire mon ancien, je suis nostalgique d’une époque où les médias mainstream passaient du rap à thème, avec une conscience politique, une conscience de classe. L’engagement est complètement démodé, alors même qu’il est plus que jamais essentiel, et que la solution de fond vient des classes populaires. Au collège on écoutait iam, assassin, solaar, fabe, des artistes qui m’ont encouragé à lire, à me cultiver, à m’engager, et on pouvait danser avec du reciprok, alliance ethnik et du rap léger. On avait le choix. Là niveau mainstream, on est quasi-exclusivement sur du rap de divertissement, sur du rap de droite, ultraconsumériste, superficiel. L’underground et les circuits indé sont paradoxalement créatifs comme jamais avec internet et les homestudio abordables, chaque mois je regarde des sites comme Lebonson.org et je prend ma claque niveau sortie, mais les gros médias et les maisons de disque ne prennent que trop peu de risque.
Comme les journalistes ont souvent besoin de mettre des étiquettes sur les artistes, est-ce que ça te va si on dit, Toan c’est Stromae avec plus d’idées et Gaël Faye avec plus de logorrhées ?
Je trouve que le costume est bien trop grand pour moi, mais je suis très flatté, j’apprécie le travail des deux, et je me sens très proche artistiquement de Gael. C’est d’ailleurs les mêmes graphistes qui ont fait nos pochettes (Les Soeurs Chevalme).
Pourquoi avoir choisi de collaborer avec Dj Pone et Olivia Ruiz ?
Olivia Ruiz est ma soeur, on partage la même sensibilité musicale, sa voix est incroyable, j’ai figuré sur ses derniers albums, c’était impensable qu’elle ne soit pas sur le disque. Pone est pour moi une icône du rap français, il a été sur beaucoup de mes albums cultes, fabe, double h, triptik, svinkels, birdy… Il est hyper musical et technique dans ses scratchs, je suis très fier qu’il ait accepté l’invitation.
Et dernière question, quel est le regard d’un enfant du sud sur le Paris d’aujourd’hui ? Et encore une fois, quelle est ta vision du futur pour notre génération ? Evidemment tu as carte blanche, pour écrire absolument ce que tu veux…
Sur internet, je suis tombé sur un texte de Dany Lafferrière qui s’appele Paris, 1983, qui résume un instant de vie de cette ville et il fait du bien, surtout après les événements. “ Je marche de jour comme de nuit dans Paris depuis si longtemps déjà que je me demande qui habite l’autre (…)” J’aime profondément cette ville, elle a un charme et pouvoir d’attraction terrible, elle m’a adopté et même temps j’ai besoin de descendre chaque mois dans le sud, je suis trop attaché à mes racines et je trouve mon équilibre dans cet entre-deux, partir pour mieux revenir dans les deux endroits. Entre la mer, la vigne et Paris.