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Le sculpteur de Maurizio Cattelan veut retourner tout le système criminel de l’art contemporain

Le sculpteur de Maurizio Cattelan veut retourner tout le système criminel de l’art contemporain

Longtemps, le talentueux Daniel Druet réalisa les statues de cire des créations de Maurizio Cattelan. Aujourd’hui, le Français de 80 ans se revendique auteur exclusif des neuf effigies qu’il a fabriquées pour l’Italien. L’affaire sera portée devant les tribunaux, le 13 mai, autour d’une question aussi ancienne que l’art lui-même : qui fait l’œuvre ?

Dans un atelier de la Seine-Saint-Denis, à Saint-Ouen, une sculpture représente Maurizio
Cattelan en coucou. La tête de l’artiste contemporain italien est affligée d’un long bec, et son
corps est enfermé dans une coquille d’œuf, posée sur un nid de branches et de pinceaux
entrelacés. « Des outils dont il ne sait pas se servir », grince Daniel Druet, maître des lieux et
auteur de l’œuvre.

Conçue dans un élan de rage, cette sculpture en résine qui prend la poussière dans son
sous-sol résume son combat depuis quatre ans. Seul contre « tous les artistes qui se servent du
travail des autres pour se faire valoir », dit-il, contre Maurizio Cattelan en particulier.
À partir de la fin des années 1990, l’artiste italien a demandé à Daniel Druet, longtemps
sculpteur du Musée Grévin, de produire une dizaine de personnages hyperréalistes en cire.
« Il envoyait un fax de dix lignes ou bien ses collaborateurs italiens, qui parlaient à peine
français, me donnaient quelques instructions, raconte Daniel Druet. Tout ça était assez vague,
et c’était à moi de me débrouiller. »

En moins de dix ans, il a modelé plusieurs fois Cattelan lui-même. Dans une sculpture, l’artiste italien connu pour ses œuvres provocatrices est pendu par le col à un portemanteau ; dans une autre, il jaillit du sol, telle une taupe dressant la tête hors de terre.

 Gilles Sabrie pour M Le magazine du Monde/Adagp, Paris, 2022
Gilles Sabrie pour M Le magazine du Monde/Adagp, Paris, 2022

Une collaboration imprécise

C’est à Saint-Ouen que sont nées toutes ces créations, de même que Stephanie (2003), également connue sous le titre Trophy Wife, qui représente le buste, seins nus, de la mannequin Stephanie Seymour, ou Maintenant (Now, 2004), qui montre John F. Kennedy dans son cercueil, alors qu’aucune photographie de la dépouille du président n’avait été autorisée.

C’est là aussi qu’ont été réalisés deux personnages devenus majeurs dans l’œuvre de Maurizio Cattelan : le pape frappé par une météorite (La Nona Ora, 1999) et le fameux Hitler en enfant pénitent (Him, 2001), qui ont fait s’envoler la cote de Cattelan et assis sa célébrité mondiale. Des œuvres au parfum de scandale dont l’aboutissement sera la vente, pour 120 000 dollars, de Comedian, une (vraie) banane scotchée au mur d’un stand de la foire Art Basel Miami en 2019.

Pendant la décennie 2000, le sort du sculpteur de Saint-Ouen, deux fois grand prix de
Rome (en 1967 et en 1968) mais inconnu dans le monde de l’art contemporain, ne s’est pas
amélioré. Dans sa blouse de sculpteur en lin élimée, identique à celle que portait Rodin il y a
plus de cent ans, il raconte une collaboration imprécise, avance des commandes passées par
courriel ou par téléphone.

À l’époque, personne ne songe à signer de contrats d’auteur, pas même Druet, rémunéré en
honoraires comme il l’était au Musée Grévin. Il affirme avoir réclamé plusieurs fois, et depuis
le début, que son nom soit cité dans la presse et dans les expositions. Ce fut rarement le cas.
« J’avais demandé à être sinon associé, du moins cité, c’était la seule façon de laisser ma
trace », explique-t-il aujourd’hui. Relégué à ce qu’il juge être un « humiliant rôle de
façonnier », il sent monter un désir de revanche. Dans sa tête commence à tourner une phrase
obsédante : « Une idée qui n’est pas réalisée ne vaut rien, sans moi, Cattelan ne peut rien… »
En 2016, la Monnaie de Paris présente l’irrévérencieux artiste dans sa première
rétrospective en France, « Not Afraid of Love », cinq ans après celle que lui a consacrée le
Guggenheim de New York. Pas plus qu’en Amérique, Druet n’a été invité au vernissage
parisien. Parmi les pièces, quatre, dont le pape et Hitler, sont sorties de son atelier, et elles
portent toutes sa signature, nichées dans le cou des personnages. Un détail qui n’a jamais
dérangé ni Maurizio Cattelan ni le Français Emmanuel Perrotin, son principal galeriste.
La Monnaie de Paris n’a pas lésiné et a fait les choses dans les règles de l’art chères à Cattelan, jusqu’à percer le plancher Versailles pour permettre au petit Maurizio de sortir de son trou (Sans titre, 2001). Mais nulle part n’apparaît le nom de Druet. Pour le sculpteur, c’est l’épisode de trop. Dans son atelier, il se met à modeler son coucou Cattelan, s’inspirant de l’oiseau qui vole le nid des autres. La première étape de sa revanche.

St Ouen, le 8 avril 2022 Dans l’atelier de Daniel Druet, l’exemplaire d’une statue intitulée Him, commanditée par Maurizio Cattelan à Daniel Druet et représentant un garçon au visage d’Hitler agenouillé. Gilles Sabrie pour M

Une paternité diluée

En septembre 2018, la galerie France A. de Forceville, dans le 7 e arrondissement parisien,
expose le Coucou de Druet. « J’avais intitulé l’affiche “Hommage à Maurizio Cattelan” et
tapissé ma galerie de noir et d’or, comme un bijou, c’était très amusant, se souvient France
de Forceville, amie de Druet. Mais j’ai reçu des coups de téléphone anonymes, puis la visite
de trois malabars en noir, qui ont menacé de tout casser… Je suis allée au commissariat de
police. » Sa plainte ayant été classée sans suite, elle n’a jamais su qui voulait l’intimider.
Cette année-là, Daniel Druet perd tout humour. Il assigne la galerie Perrotin et la Monnaie
de Paris devant le tribunal de grande instance de Paris. À 80 ans, il réclame d’être reconnu
comme « l’auteur exclusif des neuf œuvres sculpturales » qu’il a réalisées pour Cattelan et
demande près de 5 millions d’euros aux deux parties, « pour avoir porté atteinte au droit, au
nom et à [sa] qualité d’auteur ».

Maurizio Cattelan, pourtant sujet de son obsession, n’est pas assigné. « Il habite en Italie
ou à New York, sans adresse véritable. On ne savait pas où le trouver, indique Daniel Druet.
Il aurait été trop compliqué de le faire rechercher par la justice française. » Par des détours
de procédure, l’artiste italien a finalement été lui aussi assigné dans l’affaire. Le dossier,
longuement instruit, doit être plaidé le 13 mai devant la 3 e chambre du tribunal judiciaire de
Paris, spécialisée dans la propriété intellectuelle.

Les juges vont donc devoir trancher un débat aussi ancien que l’art lui-même. Qui fait
l’œuvre ? Celui qui l’imagine ou celui qui la réalise ? Celui qui dirige les opérations ou celui
qui met la main à la pâte ? Michel-Ange n’a pas peint le plafond de la chapelle Sixtine tout
seul, et nombre de peintres ou sculpteurs ont fait trimer des assistants dans leurs ateliers.
Quant à Marcel Duchamp, qui, en 1914, érige en œuvre d’art un porte-bouteilles acheté au
BHV qu’il se contente de signer, inventant le principe du ready-made (« déjà fait »), il
brouille définitivement l’image du peintre devant son chevalet ou de l’artiste régnant en
maestro sur un atelier de disciples.

Un siècle plus tard, pour un Georg Baselitz œuvrant en solitaire dans son château en
Allemagne, combien de stars de l’art contemporain ont des armées d’assistants et de sous-
traitants ? Aujourd’hui, ils sont des chefs d’orchestre davantage que des solistes dont on
célèbre le geste. Et la qualité d’une œuvre ne relève plus seulement de la virtuosité de son
exécution.

L’affaire de Daniel Druet est donc scrutée de très près par le milieu. Elle pourrait rester
dans les annales de l’histoire de l’art, au même titre que toutes les fois où la justice s’est
mêlée de questions esthétiques. Comme en 1927, pour L’Oiseau dans l’espace, de Brancusi.
L’œuvre en bronze poli avait été saisie à la douane américaine. L’art passait librement les
frontières, mais les objets manufacturés étaient taxés. Devant la statue, trop abstraite à son
goût, un douanier avait refusé de la catégoriser en œuvre d’art. S’était ensuivi un procès, où
les juges avaient dû trancher une question compliquée : « Selon quels critères un objet devient
une œuvre d’art ? », Brancusi avait gagné.

Enjeux philosophiques et financiers

La plainte de Daniel Druet aura-t-elle le même impact en France ? Étranger au dossier,
l’avocat d’artistes Alexis Fournol attend le jugement avec intérêt : « À ma connaissance, c’est
la première fois qu’une affaire comme celle-ci va jusqu’au procès. Elle va peut-être redéfinir
la problématique de la propriété intellectuelle. La place de l’artisan est essentielle dans la
création contemporaine. Mais qui est l’artiste et qui est l’artisan ? » La décision, si elle fait
jurisprudence, pourrait changer bien des pratiques et bousculer des enjeux financiers
« énormes », dit-il.

Le galeriste Emmanuel Perrotin, qui travaille avec les artistes parmi les plus lucratifs du
monde et qui dispose d’espaces à Paris, Tokyo, Séoul ou encore New York, imagine des
armées d’artisans se retourner contre les créateurs, les galeries et les musées. « Druet restera
dans l’histoire de l’art, annonce-t-il d’un ton dramatique, les larmes aux yeux. S’il perd, la
jurisprudence qu’on attend depuis longtemps protégera enfin les artistes contre les abus de
pouvoir potentiels de fabricants que nous ne connaissons même pas. S’il gagne, tous les
artistes seront attaqués, et ce sera la fin de l’art contemporain en France. »

Le critique et commissaire d’exposition Jean de Loisy, ancien président du Palais de
Tokyo et ex-directeur des Beaux-Arts de Paris, cite en exemple László Moholy-Nagy,
plasticien hongrois d’avant-garde dans les années 1930, « le premier artiste qui a sculpté ses
œuvres par téléphone » et à qui personne n’a jamais demandé de comptes. L’affaire Druet vs
Cattelan l’intrigue. « Mérite académique contre génie de la conception, on a affaire à deux
virtuoses appartenant à deux univers différents, c’est passionnant, estime-t-il. Toute la
difficulté pour Druet sera de prouver qu’il a imprimé sa personnalité sur la réalisation. »
Pour avoir exposé le petit Führer, Loisy témoigne que Maurizio Cattelan, sous son
apparente fantaisie, ne laisse rien au hasard : « Tout est calculé chez lui, l’éclairage, la
distance de l’œuvre par rapport au mur, il est très précis dans ses demandes. » Le conflit
aurait pu se régler à l’amiable. Mais Daniel Druet, du genre têtu, attend son heure judiciaire :
« À mon âge, je n’ai rien à prouver, rien à perdre, et ce procès va démolir un mythe : l’artiste
qui ne touche jamais à ses œuvres et que tout le monde acclame, c’est fini. »`

L’affaire, gardée au secret par la plupart des protagonistes depuis quatre ans, passionne les
avocats des parties, qui affûtent leurs futures plaidoiries. « Depuis le début du XXe siècle, l’art
n’est plus esthétique mais conceptuel, avance Pierre-Olivier Sur, ancien bâtonnier de Paris et
avocat de la galerie Perrotin, dans un effet de manches imaginaire. C’est l’exposition qui fait
l’œuvre. »

Ce fondu d’art contemporain y touche lui-même – « modestement » –, en témoigne la
phrase fluo bleu accrochée dans son bureau : « Prévenez le bâtonnier de Paris ». Le néoniste
de Claude Levêque l’a fabriqué pour lui, il a oublié son nom. « Preuve », dit-il, qu’un
« simple façonnier » ne laisse pas de trace artistique. Tandis qu’une idée perdure.

L’avocat évoque son émotion lorsqu’il a découvert le petit Hitler à genoux, seul et de dos
dans le coin d’une immense salle du Palazzo Grassi, à Venise, il y a une dizaine d’années.
« J’ai d’abord eu de la peine pour cet enfant en prière ou puni. En m’approchant avec l’envie
de le consoler, j’ai découvert son visage… C’est donc pour Hitler que j’avais éprouvé de la
compassion ! Cette émotion paradoxale, c’est très exactement le but de l’art. Tout Grand Prix
de Rome soit-il, ce n’est pas Daniel Druet qui m’a ému, mais Maurizio Cattelan, qui a conçu
l’œuvre, et Emmanuel Perrotin, qui a permis cette installation. »

Selon lui, le « façonnier Druet », payé pour son travail comme artisan, ne peut revendiquer
aucune paternité sur les œuvres de l’artiste italien. Sur la même ligne que son confrère, avec
qui il fait équipe, M e Éric Andrieu, le défenseur de Maurizio Cattelan, est catégorique : « Tout
le monde se fout de savoir qui a créé l’urinoir de Marcel Duchamp ! C’est pareil pour celui
qui a façonné le petit Hitler. Sans Maurizio, ces œuvres n’existent pas, alors que, sans Druet,
elles existent et sont les mêmes. »

Des origines opposées

Emmanuel Perrotin raconte l’épopée du pape Jean Paul II. Présentée à la foire de Bâle
en 2001, la sculpture de cire était devenue méconnaissable une fois passée entre les mains de
Maurizio Cattelan. Cassé en deux par l’artiste (ou ses assistants), le pape gît à terre sur un
immense tapis rouge, fracassé par un énorme bloc de lave. Autour, des éclats de la verrière de
la salle, brisée pour l’occasion. « Druet a été payé pour son travail la somme qu’il demandait
– il a reçu 33 000 euros en moyenne pour chaque œuvre – et n’a pas accepté de réduire ce
montant pour nous aider. Maurizio et moi avons pris un risque financier énorme. Il a fallu
aller chercher la pierre sur le Vésuve, payer cinquante mètres carrés de moquette et les frais
de réparation de la verrière… »

Les points de vue d’Emmanuel Perrotin et de Daniel Druet sont aussi opposés que les
mondes dans lesquels ils évoluent. Né à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, issu de la classe
moyenne, le premier est un autodidacte qui ne doit sa réussite à personne et a débuté en
dormant dans sa première galerie du Marais. À 20 ans et des poussières, il a rencontré
Maurizio Cattelan, garçon des rues de Padoue. De huit ans son aîné, ce dernier avait fait tous
les métiers avant de devenir artiste. Dans les années 1990, les deux hommes ont décidé de
réussir dans l’art contemporain, et ils ont atteint ses sommets.

À la fin des années 2000, les œuvres de Cattelan, surtout celles modelées par Druet, se sont
envolées sur le second marché (celui des reventes d’œuvres d’art) : en 2010, la version de
l’effigie du jeune Cattelan qui, neuf ans plus tôt, sortait du plancher du Musée Boijmans Van
Beuningen, à Rotterdam, a été adjugée 7,9 millions de dollars chez Sotheby’s ; six ans plus
tard, le petit Hitler à genoux s’est vendu 17 millions de dollars chez Christie’s.
Daniel Druet, lui, vient du monde d’hier. Chez lui, la tradition académique se transmet de
père en fils, on se forme aux Beaux-Arts et on mange avec des couverts en argent, même s’il
n’y a que des pommes de terre dans l’assiette. Dans son appartement, au-dessus de son atelier
de Saint-Ouen, les tableaux signés Druet père sont de belle facture. Jacquot, un perroquet en
liberté, veille sur le coucou Cattelan et toute une armée de fantômes immobiles : Picasso, de
Gaulle, Toulouse-Lautrec, Charlie Chaplin, le pape Jean Paul II droit dans sa soutane…
Tous ont été fabriqués pour le Musée Grévin, qui a commandé plus de 200 statues de cire à
Druet à partir de 1973. Le sculpteur reconstituait les morts et observait les vivants. Philippe
Noiret, Jack Lang, Coluche, Paul Bocuse, monseigneur Etchegaray ou Michel Drucker ont
posé pour lui. Il y a pris du plaisir, au-delà de l’aspect alimentaire du travail. « J’ai côtoyé un
monde fou, même le pape, qui m’a reçu au Vatican pour sa sculpture à Grévin. »
Serge Gainsbourg chantait pendant les séances, Raymond Devos lui a commandé plusieurs
bronzes à titre personnel. « Druet est un génie qui fait infuser l’esprit dans la matière », a
déclaré l’humoriste dans L’Ausculpteur, un documentaire (2009) de François Montagut
consacré à Daniel Druet.

Percer le masque du président

En 1982, François Mitterrand l’a appelé pour réaliser son buste. Une dizaine de séances
ont eu lieu à l’Élysée, pendant lesquelles le chef de l’État lisait la presse, épluchait son
courrier, caressait Baltique, son labrador. Druet a réussi à percer le masque, qu’on disait de
cire, du président socialiste, comme en témoignent ses notes de l’époque : « Le président
arrive généralement en retard. Il choisit le moment de son entrée en scène… Son
comportement varie d’une séance à l’autre, de la petite tape amicale sur l’épaule à l’attitude
la plus glaciale. Un comportement de nature à dérouter celui qui cherche à atteindre la vérité
d’un sujet qui se défend, se protège… » François Mitterrand n’a pas été satisfait du résultat.
Son buste en bronze est resté dans un coin, avant d’être racheté par le département de la
Nièvre, où il se trouve toujours.

Toute sa vie, Daniel Druet, père de trois enfants, a perpétué l’art de la sculpture tel qu’il l’a
étudié pendant sept ans aux Beaux-Arts de Paris à la fin des années 1950. « Tout tient au
regard, c’est là que se situe l’émotion, argumente-t-il. C’est pour ça que Cattelan et Perrotin
ont fait appel à moi. Nous ne sommes plus très nombreux à maîtriser cet art. »

En 1999, lassé par la routine, le sculpteur arrête définitivement sa collaboration avec le
musée de cire, espérant approfondir sa carrière personnelle. Mais il se rend compte que la
virtuosité n’est plus d’actualité sur le marché de l’art. Quand Cattelan et Perrotin frappent à sa
porte, il sent un souffle d’air frais entrer dans son atelier. « Deux énergumènes sympathiques
et bordéliques, dont je n’avais jamais entendu parler, voulaient empailler le pape… », se
souvient-il.

L’artiste et son complice avaient repéré au Musée Grévin son Jean Paul II plus vrai que
nature, non signé, comme tous les sujets du musée de cire. Bien que personne n’ait voulu leur
révéler l’identité de l’auteur, ils ont réussi à remonter jusqu’à Druet, pour lui commander
l’exacte réplique du souverain pontife. Même aube blanche, même calotte, même bâton de
pèlerin.

Druet s’exécute et présente une note d’honoraires de 17 000 euros. « C’était cher, mais
chacun était dans son rôle, tout nous paraissait clair », se souvient Emmanuel Perrotin.
« Mais ils n’ont pas parlé de contrat », précise aujourd’hui M e Jean-Baptiste Bourgeois, qui
défend Daniel Druet. Détail qui a son importance dans la procédure. « Si tout avait été écrit
noir sur blanc, il n’y aurait pas de procès », explique l’avocat. « On faisait confiance, on était
naïfs », se justifie Emmanuel Perrotin.

L’art en dérision

Maurizio Cattelan a construit sa réputation à coups de provocations, tournant le monde de
l’art en dérision, déguisant pendant un mois son galeriste parisien en lapin phallique rose
(Errotin le vrai lapin, 1995) ou encore en scotchant son galeriste milanais, Massimo de Carlo,
sur un mur (A Perfect Day, 1999).

L’artiste clame à longueur d’interviews ne pas savoir tenir un pinceau et encore moins un
ciseau de sculpteur. Quand on lui demande comment il s’y prend pour réaliser ses œuvres si
réalistes, il s’en sort par une pirouette : « Un atelier ? Des gens sous mes ordres ? Mais vous
êtes folle ! répond-il à une journaliste de Paris Match en août 2016. C’est so old fashion…
J’appelle une compagnie et ils exécutent. »

Le pape frappé par une météorite va lui apporter une notoriété internationale. Racheté par
François Pinault après la foire de Bâle, il a enrichi les collectionneurs au fil des enchères et
fait monter en flèche la cote de l’artiste et les affaires de son galeriste. Le nom de Druet n’est
jamais cité dans les catalogues ou les légendes.

Dès le début, Daniel Druet a été traité, estime-t-il, « comme un fournisseur ». Il a continué
néanmoins d’honorer les commandes de l’artiste et du galeriste. Un jour de 2001, le riche
mari de la top-modèle américaine Stephanie Seymour, qui a commencé une collection
d’œuvres à la gloire de son épouse, passe commande à Cattelan. L’artiste a l’idée de plaquer
son buste sur un écusson, tel un trophée de chasse. Druet aurait sans doute fait poser son
modèle, une jambe en appui et l’autre fléchie, dans la position du contrapposto cher aux
sculpteurs depuis l’Antiquité…

Les deux artistes s’envolent pour le Connecticut. « Nous sommes restés quelques jours
dans une superbe maison, raconte Daniel Druet. Stephanie posait, charmante, je travaillais, et
Maurizio virevoltait, sautait sur le lit ou se roulait par terre en faisant un numéro pas
possible. C’est là que j’ai commencé à le trouver insupportable et à me dire que notre
collaboration ne durerait pas toute la vie. » Rentré à Saint-Ouen, il s’est mis à l’ouvrage, ce
qui lui a pris deux ans. Il assure n’avoir plus revu Maurizio Cattelan.

Souvent, assure le sculpteur Druet, les instructions étaient « très vagues ». Pour le
Kennedy, il se souvient être allé lui-même acheter le cercueil dans une entreprise de pompes
funèbres spécialisée dans les grands formats. « Vous m’en mettrez quatre », a-t-il dit. « Bon
courage », a répondu l’employé, peiné. Pour le petit Hitler, Druet dit avoir reçu une
documentation importante sur la vie du Führer, une photo de lui avec son chien et quinze
lignes pour décrire un pénitent de 12 ans.

Il a tout de suite concentré son attention sur le regard, hésitant longtemps avant de choisir
dans sa collection de 2 500 paires d’yeux de verre, achetées à un oculariste du XIX e siècle.
« C’est moi qui ai trouvé le tissu et les bottines, rue de Seine, à Paris, assure-t-il. J’en ai
acheté quatre paires, pour les quatre exemplaires officiels. » Plus deux autres paires,
aujourd’hui aux pieds de ses effigies de travail, qu’il garde à Saint-Ouen. L’un trône, chemise
ouverte et moustache en bataille, au milieu d’une pièce, agenouillé sur un tapis persan.
L’autre est coupé en deux, la tête sur une pique, comme un aristo sous la Terreur, le corps
placé à côté.

Dans l’atelier de Druet, les œuvres de Cattelan sont éparpillées, comme frappées à leur
tour par une météorite. Un pape en morceaux dans le coin d’une pièce, son corps nu d’un
côté, son buste de cire de l’autre. Des mains de Kennedy sont posées sur une étagère, et le
buste blafard de Stephanie Seymour attend des finitions dans un couloir, accroché sur un
écusson de chasse. La justice dira qui en est l’auteur.

Au sous-sol de l’atelier sont rangées les moules de ses œuvres depuis 1965. Dont celles
commandées par Maurizio Cattelan. « J’ai tout gardé, explique-t-il. Si je gagne mon procès,
rien ne m’interdira d’en faire autant que je veux. » Une affirmation de nature à faire frémir
les collectionneurs, qui n’hésitent pas à lâcher des millions d’euros pour s’offrir un Cattelan.

Source : Pascale Nivelle – Le Monde


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