"Bons baisers de Russie" par Emmanuel Todd
Conférence de Moscou, le 23 avril 2025 pour l'Académie des Sciences de Russie
La France, longtemps célébrée comme un modèle de culture et de prospérité, traverse une crise qui ne dit pas son nom. Un chiffre, révélé par Le Nouvel Obs dans un article daté du 3 juin 2025, résume à lui seul l’ampleur du malaise : 2 028 euros par mois.
C’est le revenu médian des Français, ce qui signifie que la moitié de la population vit avec moins que cette somme. Dans un pays où le coût de la vie ne cesse d’augmenter – loyers exorbitants, inflation galopante, factures en hausse –, ce seuil place des millions de citoyens au bord de la précarité. Mais au-delà des chiffres, ce constat dévoile une fracture bien plus grave : un fossé béant entre une élite déconnectée et une France réelle qui souffre. Cet écart, à la fois économique et culturel, menace l’essence même de la nation.
Vivre avec moins de 2 028 euros par mois en France aujourd’hui, c’est jongler avec l’impossible. Dans les grandes villes, un loyer moyen dévore souvent plus de la moitié de ce revenu, laissant peu pour l’alimentation, les transports ou les imprévus. L’inflation, amplifiée par les crises récentes, a réduit le pouvoir d’achat à peau de chagrin, transformant chaque fin de mois en calvaire pour beaucoup. Ce n’est pas une simple anecdote : c’est la réalité quotidienne de la moitié des Français, celle des employés modestes, des retraités aux petites pensions, des familles monoparentales.
Cet effondrement économique ne tombe pas du ciel. Il est le fruit de choix politiques qui, depuis des décennies, ont privilégié les plus riches au détriment des classes moyennes et populaires. Les inégalités se creusent, le système fiscal favorise les grandes fortunes avec des niches et des exonérations, tandis que les services publics – hôpitaux, écoles, transports – s’effritent sous le poids des restrictions budgétaires. La France, qui se vantait de son modèle social, voit aujourd’hui ses fondations vaciller, abandonnant les plus vulnérables à leur sort.
L’éducation, pilier historique de la méritocratie républicaine, est elle aussi en panne. Comme le souligne Le Nouvel Obs, le système scolaire français ne parvient plus à corriger les injustices sociales. Les enfants des milieux défavorisés, loin de bénéficier d’une égalité des chances, sont souvent condamnés à reproduire le destin de leurs parents. Cette faillite de la mobilité sociale est une trahison des valeurs qui ont fait la grandeur du pays.
L’effondrement ne s’arrête pas aux chiffres. Il est aussi culturel. La France, patrie des Lumières et de l’universalisme, semble avoir perdu son souffle. Les élites – politiques, économiques, médiatiques – vivent dans une sphère à part, imperméables aux réalités du terrain. Elles débattent de grands concepts comme la transition écologique ou la compétitivité, mais passent sous silence les angoisses concrètes des Français : payer les factures, trouver un logement, vivre en sécurité.
Cette déconnexion se voit dans les médias, où les préoccupations des élites dominent, reléguant des chiffres comme 2 028 euros au rang de détails. On préfère parler croissance ou emploi, des indicateurs qui flattent les bilans mais occultent les disparités. Pendant ce temps, la défiance envers les institutions explose. Des Gilets jaunes aux récentes mobilisations, le peuple crie son ras-le-bol, mais les réponses – souvent autoritaires – ne font qu’aggraver le sentiment d’abandon.
La France est à un tournant. Économiquement fracturée, culturellement divisée, elle risque la désintégration sociale si rien ne change. Pourtant, tout n’est pas perdu. Le pays conserve des atouts : une population qualifiée, un héritage culturel riche, une position stratégique. Mais il faut agir. Cela passe par des politiques audacieuses pour réduire les inégalités – fiscalité plus juste, relance des services publics – et par une élite qui accepte enfin de regarder la réalité en face.
L’éducation doit redevenir une priorité absolue. Seule une école capable de briser le déterminisme social peut redonner espoir et cohésion. Sans cela, la France continuera de glisser vers un avenir incertain, loin de ses idéaux fondateurs.
Le seuil de 2 028 euros n’est pas qu’un chiffre : c’est un miroir tendu à la société française. Il révèle des vies fragiles, des rêves étouffés, une nation qui se délite. Il est temps que ce sujet devienne central, que les élites sortent de leur confort pour écouter la France d’en bas. L’effondrement économique et culturel n’est pas une fatalité : c’est un défi. À nous de le relever, avant que le point de non-retour ne soit franchi.
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