TO BE YOUR FACE OR NOT TO BE – CECI N’EST PAS UNE CRITIQUE [PAR MARIE JULIE]

TO BE YOUR FACE OR NOT TO BE – CECI N’EST PAS UNE CRITIQUE [PAR MARIE JULIE]

Je pense que vous devriez
traiter les gens comme vous
voudriez qu’il vous traite.
C’est pas Jésus, qui a dit ça ?

Irving Rosenfeld, cité dans David O. Russel,
American Bluf

Depuis deux ans, l’artiste paresseuse(1) investit les réseaux sociaux, masquée, pour inviter le plus grand nombre à une paresse comme art. Elle pointe avec humour des dysfonctionnements sociétaux à partir d’exemples sous forme de mashup entre son expérience personnelle et des citations. Zoé Sagan(2), créature inventée par l’auteur Aurélien Poirson-Atlan(3), a joué, quelques mois, une jeune femme de la jeunesse dorée, confidente de situations, d’événements politiques ou de contextes économiques dissimulés au grand public. Elle disséquait l’information avec un style flirtant avec celui des lanceur·euse·s d’alerte. L’artiste Yoko Ono poste régulièrement, sur sa page Facebook, des pensées, tandis que l’artiste et poétesse Maud Marique(4) utilise le réseau social comme une galerie 2.0 où elle expose ses poèmes transmédiatiques. À partir des pratiques de ces quatre artistes, nous questionnerons les ambiguïtés de la performance masquée, du masque performé, de l’acte de performer par le mot et du mot perfor(m)ant. Cette tentative d’une nano-odyssée de la question transversale de l’identité numérique dans les pratiques artistiques prendra appui sur les notions de disparition, de réseaux sociaux, d’avatar et de jeu de rôle. Nous l’entamons par une énigme : qu’est-ce qu’une performance masquée ?

LA PERFORMANCE MASQUÉE

Les roses sauvages sont les plus belles, et la nature
fait un meilleur jardinier que l’art.
Louise May Alcott

Another Lazy Artist, l’artiste paresseuse, est une artiste invisuelle qui naît sur les réseaux sociaux quelques semaines avant la mise en confinement des deux tiers de la population mondiale. Dans une temporalité aléatoire, elle publie sur Facebook, Instagram, Twitter et LinkedIn les motifs pour lesquels « elle ne crée pas d’œuvre d’art ». Souvent, ses publications, dans une affiliation non reniée aux state- ments de Lawrence Weiner, évoquent des moments de vie hors espaces numériques ou des questions sociétales telles que la rému- nération salariale des artistes et la charge mentale des mères célibataires. Le moyen d’expression de sa pratique est la paresse, qu’elle désire contagieuse pour la communauté qui la suit. Cette artiste revendique une pratique invisuelle, ce qui implique une praxis affranchie de l’objet d’art et produit en quelque sorte une « performance masquée », forme populaire que beaucoup d’usager·ère·s de réseaux virtuels, sans utiliser cette terminologie, mettent à l’œuvre. La performance masquée prend racine dans les jeux vidéo et les jeux de rôle où la création de personnages offre au joueur de switcher d’identité pour une autre que la sienne, que celle-ci soit civile, biologique ou culturelle. La performance masquée offre une multiplicité de contextes sur les réseaux sociaux pour performer ses masques et s’inventer à l’infini. Or, quel est l’aire de jeu des pratiques du masque performé ?

LE MASQUE PERFORMÉ

On ne peut pas le dire, qu’il avait un corps de rêve…
Il avait cette coiffure plutôt recherchée pour cacher sa
calvitie, mais c’est son assurance qui m’attirait vers lui.

Sydney Prosser, citée dans David O. Russel,
American Bluff

Zoé Sagan, personnage des réseaux et autrice, plusieurs mois avant que la supercherie ne soit mise à nu, propose de rompre le secret de certaines affaires licencieuses des hautes sphères politiciennes et industrielles. Si le procédé n’est pas nouveau, ce qui pique notre curiosité dans l’attitude quelque peu gossip de Zoé Sagan, c’est sa réappropriation des terrains de lutte propres au féminisme, aux classes ouvrières et aux lanceuses d’alertes, dans une posture inspirée de V, le personnage créé par Alan Moore dans le roman graphique V pour Vendetta. Mais lorsque la réalité physique télescope la réalité numérique de Zoé Sagan, le masque performé vole en éclats et laisse apparaître un homme à la plume aiguisée, Aurélien Poirson-Atlan, qui a transformé un canular en opuscule littéraire. Le changement d’identité et de genre dans les pratiques artistiques n’est pas nouveau. Marcel Duchamp, avec Rrose Sélavy, en est un des précurseurs. Ici, ce qui est révélateur de nos civilisations, c’est que, d’un côté, la société de contrôle s’invite dans nos intimités les plus closes par des usages numériques de plus en plus globalisés, voire banalisés et, de l’autre, l’expansion des récits de soi, avec le storytelling se multipliant au cœur des algorithmes, favorise au sein de l’espèce humaine, aux portes du transhumanisme, une nouvelle forme de cognition qui met en révolte à la fois les notions de visage, d’identité et d’identification. Facebook, littéralement « le livre des visages » en français, est plus précisément « le livre des récits de nos visages ». Mais dans ces nouveaux « livres dont vous êtes le héros », il existe des artistes issus des situs, de Fluxus ou d’autres avant-gardes du siècle dernier qui ne renoncent pas à y performer par le mot. Comment le performer aujourd’hui ?

PERFORMER PAR LE MOT

J’ai appris que, juste en dessous de la surface, il y a
un autre monde, et puis encore différents mondes
lorsque vous creusez plus profondément. Je le savais
quand j’étais gamin, mais je ne pouvais pas en trouver
la preuve. C’était juste comme un pressentiment.
Il y a de la bonté dans le ciel et les fleurs, mais une
autre force, une douleur sauvage et décadente,
accompagne également le tout. […] Au bout du compte,
toute existence est une énigme, jusqu’à ce que nous
trouvions la clé. […] Pourquoi tombe-t-on amoureux
d’une personne et pas d’une autre ? Nous sommes
prédéterminés à la naissance. Même si nos parents
et nos amis nous influencent, nous sommes déjà
sensiblement nous-mêmes.

David Lynch, Lynch on Lynch

Yoko Ono, artiste pluridisciplinaire surtout connue à l’échelle mondiale pour sa romance avec le leader du groupe rock The Beatles, John Lennon, au détriment de ses œuvres personnelles, est présente sur les réseaux, notamment Facebook où « elle » publie régulièrement des posts tels que celui du 22 avril 2022 : « I jump from one media to another. I never get stuck in one(5). » Cette fluidité, que je qualifie de transculturellement artistique chez Yoko Ono, au-delà de la simple déclaration sur Internet, peut aussi prendre la valeur de témoignage, de mémoire de ses actes créatifs et poétiques antérieurs. Pourtant, un doute subsiste : est-ce réellement elle derrière le clavier, dont les doigts agiles n’ont pas hésité dans Cut Piece en 1964 à confier une paire de ciseaux au public pour le laisser couper les parcelles de tissus de la robe qu’elle portait ? Nous ne serons sûr·e·s de rien, et il n’est pas non plus nécessaire de le savoir car, ici, les statuts déclaratifs de Yoko Ono, loin d’avoir besoin d’une identité valide par l’exposition de son visage ou l’empreinte de ses doigts tapotant derrière l’écran, se suffisent à eux-mêmes. Loin d’exhiber une intimité tout en révolte orchestrée, l’identité se sculpte dans le choix des mots de cette poétique des réseaux. Son langage se déploie par des fragments de pensées lapidaires qui utilisent de manière sporadique le je. Performer par le mot chez Yoko Ono n’exclut pas les jeux. Est-il alors possible d’imaginer une strate nouvelle où le mot perfo(r)mant, succédant à performer par le mot, provoquerait la disparition d’une identité sur les réseaux ?

LE MOT PERFO(R)MANT

Un amour naissant inonde le monde de poésie,
un amour qui dure irrigue de poésie la vie quotidienne,
la fin d’un amour nous rejette dans la prose. […]
Les gens pensent souvent de manière binaire,
dichotomique. […] Tout ce qui ne se régénère pas
dégénère. […] La conscience n’est pas la lumière
qui éclaire l’esprit et le monde, mais c’est la lueur
ou le flash qui éclaire la brèche, l’incertitude, l’horizon.
[…] La poésie suprême est celle de l’amour.
Elle éclot des visages, des regards, des sourires…

Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires
à l’éducation du futur

Maud Marique se définit comme artiste et poétesse. Elle écrit en utilisant le cut-up et le tag des poèmes numériques sur Facebook à partir des pages existantes sur ce réseau. Ses hyperpoèmes, textes numériques qu’elle déploie, remplacent l’habituel usage des publi- cations de comptes privés, produisant une littérature augmentée post-Kenneth Goldsmith. Les poèmes de Maud Marique, ni plagiat ni copie, proposent une retranscription d’un « existant numérique » sous une forme sculptée par son imaginaire qui agence, telle une architecte, la pièce « secrète » dans un bâtiment préexistant. La dispa- rition de l’artiste derrière son œuvre non autobiographique, tout en jouant sur les codes d’une autofictionnalité, opère une altérité d’une autre nature.

Les hyperpoèmes provoquent à la fois la disparition totale et réelle des masques et des identités, les métamorphosant, le temps d’un cut-up, en un corps collectif de langages. Ce corps collectif de langages est une des hypothèses possibles pour que nous puissions retrouver une liberté d’être nous-mêmes, débarrassé·e·s des obligations d’être recon- nu·e·s par notre visage ou d’être identifié·e·s par notre ADN de manière systémique. Les espaces publics libres, qu’ils soient numériques ou physiques, sont en attente d’un horizon plus large que celui des avatars flottants ou de récits autofictionnels sur Internet. Peut-être cette liberté favoriserait-elle l’émergence d’une altérité autre ?

Après cette modeste réflexion menée à partir d’écritures artistiques sur la toile, une question se pose : pouvons-nous imaginer un langage sans identité et une identité sans langage ?

« Je est un autre », disait Arthur Rimbaud.

1 Sous le pseudonyme d’Another Lazy Artist, l’artiste invisuelle publie essentiellement
sur les réseaux (www.facebook.com/Another-Lazy-Artist-103413664522082) des déclarations expliquant pourquoi elle ne créera pas d’œuvre d’art.
2 Zoé Sagan est à la fois la créature et le pseudonyme de l’auteur Aurélien Poirson-Atlan, révélé par une nouvelle publiée dans un recueil sur les Gilets jaunes.
3 Aurélien Poirson-Atlan Auteur a utilisé le personnage de Zoé Sagan, fausse héritière de la jeunesse dorée, dévoilant les secrets douteux des industriels et politiciens.
4 Maud Marique est une artiste et poétesse qui publie ses hyperpoèmes à partir de protocoles :
www.maudmarique.tumblr.com.
5 « Je passe d’un média à l’autre. Je ne reste jamais coincée au sein d’un seul. » Notre traduction. Yoko Ono, publication Facebook [en ligne], 22 avril 2022, www.facebook.com/YokoOno.

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