En réaction au rachat du réseau social par le milliardaire, Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, met en avant le Digital Services Act. Ce règlement, qui a vocation à harmoniser et durcir les obligations de modération des plateformes numériques, n’a cependant pas encore été adopté.
Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, était à l’antenne de RTL mercredi 27 avril pour réagir au rachat du réseau social Twitter par Elon Musk. L’acquisition de la plateforme par le milliardaire ne manque pas d’inquiéter, l’homme défendant une totale liberté d’expression sur la plateforme. Suite aux critiques, Musk a néanmoins affirmé qu’il respecterait la loi.
Thierry Breton, pour sa part, s’est montré rassurant, expliquant que l’Union Européenne disposait désormais de «règles» qui permettent d’empêcher les dérives. Et le commissaire d’évoquer le nouveau cadre réglementaire, «tout frais», puisqu’il existe «depuis vendredi dernier» : le Digital Services Act (DSA). «On a l’impression que c’est concomitant», s’est même réjoui Thierry Breton.
Même si, dans leurs déclarations, Thierry Breton et le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, peuvent laisser penser que cette législation est déjà en vigueur, il faudra attendre encore quelque temps. Pour le moment, le Conseil et le Parlement se sont entendus sur un accord provisoire, dans la nuit du vendredi au samedi 23 avril.
La Commission avait présenté sa proposition en décembre 2020. Pendant le processus législatif européen, des représentants des différentes instances de l’Union se réunissent de façon informelle lors de «trilogues» pour négocier un texte commun. Une fois cette étape passée, des juristes et linguistes examinent le texte avant de le soumettre au Parlement et au Conseil qui voteront – ou non – son adoption. Les échéances ne sont pas encore fixées, mais la procédure devrait durer encore plusieurs mois. Selon les précisions fournies par le Conseil de l’Union européenne, les règles issues du DSA pourront ensuite s’appliquer quinze mois après la publication au Journal officiel, mais dès quatre mois pour les acteurs désignés grandes plateformes du numérique.
La loi du réel au virtuel
En quoi consiste le Digital Services Act ? «Tout ce qui est interdit dans la vie réelle le sera aussi dans la vie numérique», résumait Thierry Breton sur RTL. Le texte s’attache en réalité à durcir les conditions de modération des réseaux sociaux. Pour le moment, seule une directive de 2000 détermine à l’échelle européenne la responsabilité des acteurs de numérique vis-à-vis de leurs publications. Soit un acteur numérique est éditeur et est responsable de ce qu’il publie, soit il est hébergeur et n’est responsable qu’en cas de réclamation. Des définitions qui n’étaient plus adaptées aux plateformes comme les réseaux sociaux.
Avec le DSA, il est donc question d’imposer aux plateformes numériques «des obligations de moyens», explique le cabinet de Thierry Breton. Le projet de règlement européen ne porte pas sur la définition du contenu à réguler, qui relève des lois nationales et d’autres règlements européens spécifiques, mais sur l’application, sur internet, des obligations déjà présentes dans les lois existantes, comme l’interdiction de propos homophobes, d’incitation à la haine raciale… «En fonction des pays, le négationnisme» peut faire partie des propos à supprimer, donne pour exemple le cabinet de Thierry Breton.
Pour Alexandre Lazarègue, avocat spécialiste en droit du numérique, le projet de règlement correspond surtout à la «mise en responsabilité des plateformes, en particulier des réseaux sociaux». Plus elles possèdent une large audience, plus les règles les concernant seront strictes. Elles devront d’abord faciliter le signalement grâce à un outil visible. Puis, après notification, si des propos tenus sont condamnables, elles devront les retirer et communiquer aux autorités les informations sur l’auteur de l’infraction en cas de poursuite. Chaque année, elles rendront des comptes aux autorités sur les décisions qu’elles ont prises.
L’algorithme devra également être en accès libre pour sa partie relative à la modération des contenus, une nouveauté qui verra le jour grâce au Digital Services Act. Ce dispositif permettra ainsi de connaître leurs critères de modération. «On aura la possibilité de les auditer plusieurs fois par an», assure Thierry Breton.
En France, une régulation déjà existante
Certains pays de l’Union étant plus en avance que d’autres sur l’adaptation de leurs lois au champ numérique, le DSA a surtout vocation à harmoniser leur législation et contraindre plus largement les grandes plateformes. Pour plus d’égalité entre les pays membres, l’Union européenne réclame aussi aux acteurs du numérique d’avoir des modérateurs dans chaque langue locale.
Pour la France, qui tentait déjà de réguler la modération sur les plateformes numériques, cela ne change «pas grand-chose», explique Alexandre Lazarègue. Elle possède déjà des règles, notamment dans la «loi de confiance en l’économie numérique, qui avait prévu un dispositif assez rigoureux, plus que d’autres états européens», ajoute Lazarègue. Par ailleurs, la loi renforçant les principes de la République contient déjà plusieurs articles relatifs à «la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne».
Encadrer les propos diffusés sur internet n’est pourtant pas simple. En 2020, la loi Avia s’était vue vidée de nombreux articles retoqués par le Conseil Constitutionnel. Le texte exigeait des plateformes une forte réactivité pour supprimer des messages «manifestement illicites», au risque, a-t-il été jugé, d’une sur-modération pouvant porter atteinte à la liberté d’expression. Au niveau européen, un règlement de 2021 définit une obligation de résultats en matière de contenu à caractère terroriste : les propos ou images signalés doivent être retirés en une heure.
Infliger des sanctions plus importantes grâce à l’UE
Thierry Breton précisait par ailleurs à RTL que l’Union Européenne possédera une capacité de sanctions en cas de manquements répétés au Digital Services Act. Il prévient que les entreprises du numérique pourraient d’abord être punies «d’une amende qui ira jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial». Pour les grandes plateformes, cela représente des sommes conséquentes, qui n’ont «rien à voir» avec les montants que la France était capable d’infliger à ces acteurs du numérique, souligne Alexandre Lazarègue. L’avocat rappelle cependant que les sanctions actuelles grimpant jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial, comme prévu dans le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2021, n’ont pas «contraint les entreprises à respecter ce texte». Google a ainsi été condamné pour son manque de transparence.
C’est pourquoi Thierry Breton avertissait sur RTL d’un dernier recours : «l’interdiction d’opérer, purement et simplement, sur le territoire européen.» Et pour prouver qu’une telle mesure est réalisable, le commissaire rappelle que c’est ce qui vient d’être fait concernant la chaîne Russia Today et Sputnik. A l’usage, l’interdiction est la même, appliquée par les fournisseurs internet qui se soumettent à la loi, mais en termes de droit, l’interdiction des médias russes ne répond pas aux mêmes règles que celles du Digital Services Act. Sputnik et Russia Today ont en effet été interdits en vertu du cadre particulier du «régime des sanctions». Avec le DSA, il n’est pas certain que l’Union européenne en arrive jusqu’à cette décision radicale. Contacté par CheckNews à ce sujet, le cabinet de Thierry Breton tempère : «C’est une sanction qui est prévue en dernier ressort, le DSA n’est pas là non plus pour adresser des amendes, mais pour corriger des comportements défaillants.» Pour prévenir ces comportements, le commissaire au marché intérieur a annoncé que les plateformes devraient s’acquitter d’une redevance de maximum 0,05 % de leur chiffre d’affaires pour permettre à son cabinet «d’avoir les moyens d’embaucher des spécialistes» chargés de les surveiller.