Six ans après son irruption dans le paysage des médias français, par le rachat de Elle et de Marianne, puis son entrée dans Le Monde par effraction avant une sortie sur la pointe des pieds, Daniel Kretinsky passe la vitesse supérieure. Le milliardaire tchèque, qui a gagné ses galons d’honorable capitaine d’industrie en reprenant Casino à l’issue d’une bataille épique (LL du 08/12/23), et en dînant avec Brigitte Macron lors du sommet Choose France, souhaite désormais imposer sa marque éditoriale.
Exit Marianne (LL du 14/05/24), dont les Unes critiques envers Emmanuel Macron et la ligne antilibérale détonnaient avec l’opération séduction menée par le Tchèque à Bercy sur le dossier Atos (LL du 28/03/24). Avec Réels TV, son projet de chaîne de télévision retenu par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour accéder dès mars 2025 à la TNT, le fondateur du groupe énergétique EPH entend aller à contre-courant, « en défense du débat, du pluralisme », pour promouvoir « la révérence pour la science, le progrès et la raison », selon la ligne définie par son lieutenant, Denis Olivennes. Comprendre : les valeurs de Franc-Tireur, revendiquée par la journaliste Caroline Fourest et l’essayiste Raphaël Enthoven, anti-La France insoumise, anti-Rassemblement national et pourfendeurs du complotisme et de la « cancel culture ». Celles des autres médias de son groupe, dont Elle et bientôt L’Opinion, positionnent également l’homme d’affaires sur un plus large champ éditorial.
« Conseillers clandestins »
Réels TV, le nom de code provisoire de la future chaîne, cultivera cet ADN, pour promouvoir son émission phare de débat et d’information autour de l’actualité politique, économique, culturelle et sociétale, qui sera diffusé de 19 heures à 21 heures. Cette télévision sera « ouverte sur le monde, mais ferme sur ses principes », selon Raphaël Enthoven, qui sera l’une des incarnations de la chaîne centrée sur le documentaire, le débat et le divertissement. L’auteur du Temps gagné n’est pas le seul à avoir nourri le projet de Daniel Kretinsky. En saluant sur son compte X (ex-Twitter), la décision de l’Arcom d’attribuer à Réels TV l’une des 15 fréquences de la TNT, Denis Olivennes n’a pas oublié de remercier ceux qu’il désigne comme ses « conseillers clandestins ».
D’après les informations de La Lettre, cette équipe fantôme compte deux poids lourds de Public Sénat : son président, Christopher Baldelli, et son secrétaire général, Guillaume Pfister. Alors que la candidature de Daniel
Kretinsky était encore un secret bien gardé, ce jeune diplômé d’HEC et de l’École normale supérieure (ENS) a distillé ses conseils à Denis Olivennes dès le démarrage du projet. Le président de CMI France réunissait dans le même temps sa bande composée de Raphaël Enthoven, Caroline Cochaux (productrice de Mediawan) et Stéphane Berthelot (directeur des relations extérieures de CMI France, le groupe de médias de Daniel Kretinsky), pour construire Réels TV. Le PDG de Loopsider, Giuseppe de Martino, et la rédactrice en chef de Elle, Ava Djamshidi, ont ensuite rejoint l’escouade. C’est dans la dernière ligne droite que Christopher Baldelli est venu se greffer au groupe, endossant un rôle d’examinateur, chargé d’apporter son expertise avant la remise du dossier de candidature et l’oral de Réels TV devant le président de l’Arcom, Roch-Olivier Maistre (LL du 16/07/24). Contacté par La Lettre, le PDG de Public Sénat dément avoir participé au projet.
Prise de choix
Figure du paysage audiovisuel français après avoir a été notamment patron de RTL durant dix ans et directeur délégué puis directeur général de France 2, le PDG de Public Sénat serait une prise de choix pour la présidence de Réels TV. Selon nos informations, son profil figure en haut de la pile de CMI France pour ce poste. Séduit par cette proposition, Christopher Baldelli pourrait annoncer son départ de Public Sénat dans les prochains jours.
Caroline Cochaux est aussi en lice pour exercer une fonction de premier plan dans l’organigramme de la chaîne. Son profil d’ancienne directrice déléguée du pôle TV de Lagardère Active et d’ex-présidente de la chaîne jeunesse Gulli est suffisamment capé pour porter a minima la responsabilité des programmes.
Classé à droite depuis qu’il a été conseiller des cabinets ministériels de Nicolas Sarkozy et d’Alain Juppé dans les années 1990, Christopher Baldelli s’est aussi distingué pour avoir installé Éric Zemmour à l’antenne de RTL, malgré l’opposition de la rédaction, avant qu’il ne s’engage en politique. Avant de contribuer, dans l’ombre, au dossier de candidature de la chaîne de Daniel Kretinsky, Christopher Baldelli avait déjà noué une certaine complicité avec Denis Olivennes.
C’est lui qui a proposé au président du conseil de surveillance de CMI France de lancer sur Public Sénat son émission littéraire, « Au bonheur des livres », en 2022, avant qu’il ne laisse sa place à Guillaume Durand à la suite du rachat d’Editis par le milliardaire tchèque. Malgré ce passage de témoin, l’ambassadeur parisien de Daniel Kretinsky animait encore la saison dernière l’émission de décryptage de l’actualité « Élémentaire », dans laquelle il a notamment fait intervenir le spécialiste du monde arabe Gilles Kepel, l’écrivain Bernard-Henri Lévy ou encore l’essayiste Alain Finkielkraut.
Régie publicitaire
Quitter Public Sénat, où il vient d’être reconduit pour trois ans, serait pour Christopher Baldelli un choix audacieux. Mais, si tout reste à inventer chez Réels TV, le portrait-robot de la future chaîne de la TNT affiche quelques ressemblances avec Public Sénat, en matière de budget et de programmes. Daniel Kretinsky a ainsi présenté devant l’Arcom un dossier d’investissement compris entre 20 et 23 millions d’euros, pour 17 recrutements consacrés à la chaîne. Denis Olivennes prévoit, pour sa part, un chiffre d’affaires de 31 millions d’euros en année 4, avec un point d’équilibre à partir de 2028, à condition d’atteindre 1,9 % de part d’audience. L’enveloppe destinée à l’achat de programmes sera, elle, de 16 millions d’euros, tandis que Réels TV sera en mesure de supporter 32 millions d’euros de cash-flow négatif cumulé.
Le choix de la future régie publicitaire de la chaîne, chargée de négocier avec les annonceurs pour établir le programme des 390 heures de publicité annuelle, sera stratégique. Selon nos informations, Daniel Kretinsky est en discussions avancées avec TF1, dont il détient près de 10 % du capital. Les sollicitations des concurrents ont été nombreuses dans le courant de l’été, avec des approches de M6, mais aussi de BFM TV. Le nouveau vice-président de CMA Média et PDG par intérim de BFM et RMC, Nicolas de Tavernost, s’est même fendu d’un coup de fil pour proposer à Denis Olivennes de signer avec lui, mais également pour l’aider à monter sa future chaîne, sans succès.
Synergies
Si Caroline Cochaux a affirmé, devant l’Arcom, que Réels TV ne sera pas la vitrine de CMI France, plusieurs synergies sont prévues avec les médias du groupe. Loopsider, dont Daniel Kretinsky détient 45 % du capital, partagera
avec Réels TV son expertise pour attirer les utilisateurs des réseaux sociaux sur la TNT. Ses équipes fourniront à la chaîne de courts formats de documentaires, qui alimenteront une émission d’une trentaine de minutes, chaque soir à 18 h 30. Les représentants de Franc-Tireur, Caroline Fourest et Raphaël Enthoven, seront invités à jouer les têtes de gondole : ils officieront en tant que chroniqueurs lors de l’émission de débat d’avant-soirée de Réels TV, au même titre que les journalistes de ElleMarion Ruggieri, Olivia de Lamberterie et Ava Djamshidi.
Après avoir accordé son soutien au projet, pour ne pas laisser à la candidature de Ouest-France, avec OF TV, le monopole des initiatives régionales (LL du 15/05/24), Le Télégramme jouera lui aussi sa partition dans la future chaîne. Selon nos informations, le quotidien breton est en discussion avec Daniel Kretinsky pour intégrer le capital de Réels TV. Hubert Coudurier, directeur de l’information du Télégramme et membre du conseil de surveillance de CMI France, envisage déjà un projet d’émission au ton positif, consacrée à la France qui gagne et à ses atouts dans les territoires.
Une numérotation à définir
Réels TV et OF TV vont succéder à C8 et NRJ12, qui viennent de perdre leurs fréquences, mais rien n’assure que ces deux chaînes récupéreront les canaux 8 et 12 de la TNT. L’Arcom est en effet tentée de rebattre les cartes de la numérotation pour regrouper les chaînes d’information dans un bloc commun, afin de remonter Franceinfo (canal 27) et LCI (canal 26).
Source : La Lettre – Antoine Cariou