Paris, le 12 octobre 1951
« Ma tendre Sissi,
Vous savez que je ne suis pas un homme de grandes effusions. “C’est au sentimentalisme qu’on reconnaît la canaille”, écrivait Meyrink, et de même, je me méfie des épanchements trop démonstratifs. Pourtant, chacune de nos rencontres fait naître en moi un lyrisme que je cherche sottement à réprimer. Vous savez bien, vous aussi, qu’il n’y a de salut que dans l’art et dans l’action. Eh bien – vous conjuguez pour moi les deux. Que rêver de plus, dans la rencontre entre deux êtres ? Vous êtes ma musique, mon âme, ma peinture, mon [illisible], la Grâce et la Providence tout à la fois, et tout simplement une camarade telle que je ne croyais plus en connaître, dans la solitude de cette voie que l’un comme l’autre nous avons choisie (si ce n’est elle qui nous a élus). Un artiste sans muse n’est que bien peu de chose. Cette platitude, vous m’excuserez, est d’ailleurs valable pour tout homme, probablement. De l’action, donc ! Là encore, vous m’en donnez tant. Cela suffirait presque à une existence complète : une lumière pour la nuit du quotidien, et vos “tentacules de ténèbres” (envoûtante expression dans votre bouche), lorsque le besoin de retrait se fait trop pressant face à toute l’agitation du monde. Quelle meilleure chora, comme disaient les Grecs, que vos bras ? Avant vous, j’ai désormais l’impression d’avoir vécu le sacerdoce d’un escroc. Or, la vérité est la chose la plus brillante et la plus nue qu’il soit lorsqu’elle éclate. Voilà sans doute pourquoi nous passons tous notre vie dans la pénombre ; mais précisément, il ne s’agit que d’une semi-obscurité, puisque l’autre versant est si étincelant que nous devons nous en protéger comme par des jalousies que l’on tire. Je ne digresse pas – ce que je cherche maladroitement à exprimer, c’est que je ne peux plus m’aveugler, de cette fierté dérisoire que tirent les mâles de leur indépendance, qu’elle soit matérielle, sociale ou affective : je vous aime, ma Sissi. Je prends la mesure de ces paroles dont vous vous plaignez que je suis d’ordinaire trop économe. Je sais aussi ce qu’elles signifient dans la situation qui est la nôtre. Enfin, oui, je vous aime. Et cela me rend heureux. Pourquoi donc se priver du bonheur lorsqu’il surgit ? Vivons !
P.S. : Viendrez-vous rue de Bellechasse la semaine prochaine ? René me l’a fait entendre hier. J’en ai l’espoir.
Albert »
Lettre d’Albert Camus à Simone de Beauvoir (1951)
[non daté]
« Cher vieux puma,
Quel plaisir de te lire à nouveau. Chacune de tes lettres m’enchante, et me tire de ma torpeur sèche. Si tu me voyais le matin, à guetter derrière la banne les allées et venues du facteur comme une gamine amoureuse, tu rirais sans doute bien de moi. Je te sais flatteur, mais quand bien même, il est de ces instants où toute déterminée qu’elle soit à rester maître de son destin comme de ses attaches, une femme ne peut que s’abandonner aux sourdes inclinations de son sexe. La tendresse seule ne suffit pas, elle exige d’autres plaisirs ; toi seul sais apaiser ce désir qui me consume. Ou plutôt l’attiser, délice infernalement céleste.
J’entends ce que tu me dis. Je me livre moi aussi sans retenue. Tu sais bien (et en cela je me l’admets autant à moi-même qu’à toi) que je ne trouve véritablement que dans tes bras ce réconfort dont je me languis tant. Après tant de nuits délaissée, sans parler de ces mornes après-midi où Il daigne à peine m’adresser la parole, occupé à courir les jupons de je ne sais quelle ingénue transie devant ses tirades, ton humanité, l’accueil bienveillant de ton oreille à mes humeurs changeantes, tes plus infimes attentions même, me font un bien souverain. Je me surprends à te parler de soif étanchée, d’appétit comblé, de sensualité réveillée… Moi aussi, je me sens presque stupide de le formuler ainsi. Qu’il en soit ainsi : nous voilà deux à être étonnés de la naïveté de nos corps. N’est-ce pas la définition de l’innocence ?
Ce que tu penses valable pour les mâles, comme tu dis, l’est aussi pour nous autres, mon cher ; néanmoins, pourquoi étouffer le feu qui triomphe enfin de l’hiver ? L’amour est un enfant effronté, glorieux et impudique. Et tous nos sentiments, même interdits (qui l’a décrété ?) seront toujours mille fois plus nobles, et beaux, et vivants, que cette situation dont ll me fait souffrir, qui devient franchement ridicule. Du reste, je ne sais quel genre de femme je serais à dénigrer l’amour. Voilà l’inélégance qu’Il m’arrache : j’en suis réduite, suprême indignité, à m’en plaindre à un tiers. À toi qui me manques tant, Albert. Ta voix pénétrante, ton sourire félin, ton souffle chaud sur ma nuque solitaire. Toi, mon oasis dans le désert. Mes pensées t’accompagnent toujours, n’en doute pas. Je ne puis attendre de te voir samedi. Je fais tout mon possible pour venir dès le dîner expédié.
Amoroso,
Ta tienne »
La réponse de Simone de Beauvoir à Albert Camus (1951)
Source : philomag.com