– Commençons par le commencement, comment viens-tu à la photo ? Puis à la réalisation ? Ou plutôt, qu’est-ce qui fait que cette sensibilité au fond de toi, cette envie de dire quelque chose, s’est tournée vers ce média plutôt que n’importe quel autre art ?
Le cinéma comme la photo proposent de poser un regard sur le monde. Ils impliquent une certaine distance face au réel et imposent d’en devenir spectateur plutôt qu’acteur. Ça me semble tout à fait cohérent avec ma personnalité. Pour un enfant unique, la vie est un vrai spectacle. J’ai commencé par le dessin, qui m’a naturellement emmené vers la photo. Mais le cinéma m’a toujours fasciné, à tel point qu’avec mon appareil, j’essayais non pas de capturer un instant volé comme tout bon reporter, mais au contraire, de créer des mises en scène dans lesquelles le sujet devenait le héros. J’étais très inspiré par la grammaire cinématographique : large, moyen, serré, regard au loin… C’était un Olympus automatique, qui avait cette particularité de faire de (fausses) photos panoramiques en rognant le haut et le bas de l’image avec des bandes noires, comme dans les films diffusés sur une télé quatre tiers. L’artifice était magique. J’en oubliais même d’appuyer sur le déclencheur, donc assez vite j’ai remplacé l’appareil par de vraies caméras empruntées à des amis, et j’ai commencé à faire des films. Mes goûts pour la photo et pour le cinéma sont donc interdépendants.
– Il me semble que le point commun de tous tes travaux c’est le sujet caché. Et par sujet j’entends aussi bien le thème que le personnage. Que ce soit dans tes films engagés pour la fondation Abbé Pierre ou contre la violence faite aux femmes. Que ce soit ta série de photos (on y reviendra plus en détails), ou dans L’avenir est derrière nous, Ciao Mamma, et même dans Interférences où le jeu de miroir semble impliquer un monde parallèle, une seconde lecture possible.
Les films que tu cites sont des œuvres de jeunesse : il s’agit pour la plupart de court métrages écrits spontanément, dans un but d’apprentissage, une sorte d’école personnelle dans laquelle je mettais un point d’honneur à occuper tous les postes. Je confiais les rôles à des amis, et je tournais en DV, bien avant l’apparition des appareils photos HD qui proposent une qualité vidéo incontestablement plus cinégénique. La spontanéité et la fraicheur avec laquelle ces films ont été écrits et réalisés ont laissé une large place à mon inconscient. À ce titre, ces films ont effectivement beaucoup de points communs : ils sont quasiment muets, de durées plus ou moins semblables, et dans lesquels l’histoire est plus symbolique que narrative. À mon sens, le sujet principal est l’Humain, et pour rejoindre ton analyse, l’Humain sous ses formes les moins avouables : faible, lâche, violent, bref, tout ce qu’on préfère cacher. C’est ce que j’aime au cinéma, lorsqu’on ne brosse personne dans le sens du poil. C’est également ce qui a fait écho dans les publicités que j’ai eu la chance de réaliser pour des associations qui défendent de grandes causes humaines.
-Tu es l’un des seuls réalisateurs actuels qui ne fait pas danser ses personnages. Et tu es peut-être le dernier à ne pas avoir fait tourner Benjamin Millepieds. La danse ne te parle pas ?
Je sens comme une pointe d’ironie dans cette question ! À vrai dire, l’occasion ne s’est pas encore présentée. La danse reste encore à ce jour un art qui m’est étranger, mais qui me fascine. Je suis un grand amateur de musique symphonique et d’Opéra. Les ballets classiques ont en quelque sorte été les premières mises en image des grandes symphonies, donc je ne peux qu’apprécier. Par ailleurs, les quelques représentations de danse contemporaine auxquelles j’ai pu assister m’ont laissé un souvenir impérissable (Jan Fabre, Preljocaj…).
-Parlons de ta série de photo. Comment te vient cette idée ?
L’idée vient d’une prise de conscience. Comme je te le disais, il y a une grande part d’inconscient quand on crée. D’autant plus lorsqu’on commence assez jeune. Avec l’âge, on cherche à comprendre, alors, comme toi, j’ai trouvé des points communs à tout ce que j’avais fait. Lorsque j’ai mis le doigt sur mon thème de prédilection, l’Humain sans fard, j’ai commencé à travailler de manière plus pertinente, plus structurée, et certainement plus intellectuelle, en tout cas plus consciente. Ça m’a naturellement amené au portrait photo, et à une question : on dit toujours du regard d’une personne photographiée qu’il est comme une fenêtre sur son âme, sur sa vérité intérieure, mais un regard peut-il vraiment en dire autant ? Je n’en ai jamais été pleinement convaincu. En revanche, la vérité est à l’intérieur, c’est indéniable, alors j’ai cherché à la photographier de manière plus directe, à faire tomber les masques… en en fabricant d’autres. Dans les grandes lignes, je me suis inspiré d’un exercice de psychologie qui consiste à demander au sujet de modeler son propre visage dans l’argile pour interroger la vision qu’il a de lui-même, et dévoiler son inconscient dans la terre. J’ai donc soumis des personnes à cet exercice, et ce sont ces personnes qui sont photographiées, chez elles. J’ai simplement remplacé leur vrai visage par leurs propres sculptures.
– Que cherches-tu à dire avec cette série ?
Je cherche à interroger plutôt qu’à dire. Aujourd’hui nous vivons dans une société extrêmement codifiée. Le marketing aidant, on parle de socio-styles, de catégories et de sous catégories de personnes. Chacun porte un masque et joue de ses propres codes ce qui rend l’analyse beaucoup plus complexe qu’auparavant. En revanche, l’inconscient sera toujours épargné, notre identité psychique ne pourra jamais tricher. C’est elle que j’ai voulu rencontrer à travers cette série de portraits, la radiographier en quelque sorte. Et ce qui m’a paru intéressant, c’était de la confronter à l’identité sociale : l’intérieur personnel des gens et le choix délibéré de leur attitude et de leurs vêtements.
– Il y a un effet très paradoxal. Entre le naturel de la pose et la monstruosité du masque, on passe d’un sentiment à l’autre, sans jamais s’arrêter sur une sensation définitive. De façon totalement subjective, ça m’a rappelé l’effet qu’a eu sur moi l’univers de Guillermo Del Toro dans le Labyrinthe de Pan.
C’est amusant que tu fasses allusion à un film, puisque beaucoup s’accordent à dire qu’il y a une atmosphère cinématographique dans la série, certainement due au format allongé des images, et à la lumière très soignée. À vrai dire, je pense que le malaise provient des deux niveaux de lecture qui s’entrechoquent : la réalité sociale, et la réalité psychique. Parfois, tout est très cohérent, certains visages sont la continuité quasi organique des corps qui les reçoivent, et d’autres au contraire, contrastent de façon radicale en créant un véritable accident. Et puis, cet aspect solennel, presque morbide (les têtes d’argile évoquant des masques mortuaires), ces ambiances feutrés et closes, participent de ce climat étrange dans lequel le temps semble ne plus avoir de prise. Freud parlait d’inquiétante étrangeté.
– Crois-tu que l’on se cache ou que l’on se révèle en mettant un masque ?
On se révèle en se cachant, et on se cache en se dévoilant, c’est toute la complexité de la personne.
– En mettant les gens en scène dans leur foyer, tu sembles dire que le masque est dans l’intimité ? Ou alors dans la position sociale ?
Le foyer est, à mon sens, double. C’est d’une part une manière de se définir socialement : je possède ça, j’aime ce style plutôt qu’un autre, etc. Et d’autre part, une projection psychique, le terme anglais interior est d’ailleurs très parlant parce que c’est dans l’intérieur de notre tête que l’on vit, et dans le cas de ma série, que l’on donne à voir. Il contribue donc à cette dualité psychique et sociale.
– Puisque chacun réalise son propre masque, on sombre dans une psychanalyse avec une sorte de transfert matérialisé. Presque un test de Rorschach personnalisé.
Effectivement, sauf que la tâche d’encre, ici, on la fabrique.
– La violence est souvent présente. Mais même quand elle est au centre du sujet comme dans Froids, elle est discrète presque pudique. Et au final, c’est sa banalité (soulignée par l’impassibilité des persos et la bande son) qui est plus choquante que la violence en soi. D’ailleurs, tu parles finalement plus de la conséquence de la violence, comme si tu arrivais trop tard pour le choquant mais assez tôt pour le désastre. La vraie douleur est dans le deuil plus que dans la mort ?
J’adore citer Jerry Seinfeld, qui dit que la peur numéro 1 des gens dans le monde c’est la peur de parler en public. Il en déduit qu’à un enterrement, on préfère être dans le cercueil qu’au pupitre en train de prononcer l’éloge funèbre. Je trouve ça hilarant, et terriblement juste : l’Autre est souvent plus effrayant que la mort. Je ne pense pas que l’être humain soit naturellement enclin à vivre en société. À moins qu’il ne considère l’Autre comme une fatalité.
– Amour, mort et violence. Trois thèmes récurrents. Comme les relies-tu ?
L’adolescence certainement.
– Finalement, peut-être que ton travail se résume le mieux dans Se Battre. Une lutte de l’innocence, de la candeur contre le destin. Je tenterais la solitude comme thème central de ton œuvre.
Chacun de mes courts m’a servit d’introspection, la solitude est donc effectivement au cœur, puisqu’on n’est véritablement seul que face à soi-même.
– Que trouves tu dans la photo que tu n’as pas en réalisation ? Ou l’inverse.
Jusqu’ici, j’estime que mon projet le plus abouti, le plus juste et le plus mature c’est Claytime, ma série photo. J’éprouve un plaisir d’artisan à fabriquer mes œuvres, je passe un temps fou à peaufiner mes images, et je suis autant grisé par la fabrication que par l’aboutissement. C’est ce qu’il y a de séduisant dans la photo. Si je passais autant de temps sur chaque image d’un film, il me faudrait une vie pour terminer un court métrage. En revanche, il y a dans le cinéma cette fabrique du réel qui me fascinera toujours. Il n’y a pas d’art égal pour donner vie à ses propres fantasmes.
– Quels sont tes projets ?
Je poursuis ma série, qui n’aura j’espère jamais de fin. Et puis je viens de terminer l’écriture d’un long-métrage qui m’a pris plusieurs années, et qui est en phase de financements. Tout ça en marge de ma carrière de créatif dans la publicité.
– Tu as fait peu de clip et pas de pub. Ce sont des mondes qui t’attirent ?
Ce sont des mondes que je connais bien, puisque je travaille dans la publicité depuis onze ans comme créatif. En revanche, l’investissement personnel est totalement différent quand on écrit une pub et quand on la réalise. L’écrire, c’est répondre à un brief de la manière la plus pertinente et créative possible. La réaliser, c’est se projeter artistiquement dans une histoire, il faut donc que cette histoire fasse écho à son propre territoire.
David Bertram, Corps et frontières
Lieu : Paris – Galerie Rauchfeld
Date : du 6 décembre 2012 au 29 décembre 2012