Savoir écouter la respiration de l’être social. Voilà qui n’est pas chose aisée, et pourtant indispensable si l’on veut être en phase avec l’esprit du temps. Savoir voir ce « qui crève les yeux » et qu’en fonction de nos convictions politiques, intellectuelles, économiques nous ne voulons pas voir. Savoir apprécier ce qui est et non ce que l’on aimerait qui soit. En bref, pour reprendre une formule de Carl Schmitt, développer « une pensée de l’ordre concret ». Pour chaque époque historique, il existe un « esprit principe ».
Ce qui meut les manières d’être et de penser. Ce qui anime les rêves collectifs. Ce qui sert de fondement à l’être-ensemble social. Mais repérer un tel principe est chose hasardeuse, car compte tenu de la bien-pensance prévalant dans les périodes intermédiaires, l’élite en place ne veut pas voir la décadence, c’est-à-dire la décrépitude profonde de la civilisation moderne, celle issue du XVIIIe siècle, et surtout ne sait pas voir la renaissance qui, inéluctablement, succède à la destruction de l’ordre établi.
Il s’agit là d’un processus récurrent dans les histoires humaines, renvoyant à une formule que l’on nous enseignait dans ma jeunesse : bis repetita placent. Il faut répéter et redire que le nouveau et l’ancien se conjuguent à l’infini. Au-delà du mythe du Progrès, rappeler que le neuf et le traditionnel ont partie liée. C’est la « philosophie progressive », celle, pour reprendre un oxymore qui m’est cher, de « l’enracinement dynamique », la progressivité ne se réduisant pas au progressisme. Celui-ci postule, avec quelque prétention, que l’on peut dépasser le mal, alors que celle-là reconnaît qu’il convient de s’en accommoder ou, comme le dit la sagesse populaire, de savoir « faire avec » !
C’est là l’expression de la fondamentale antinomie humaine, pétrie tout à la fois d’ordre et de chaos, cause et effet d’un essentiel savoir incarné : ordo ab chao. Répéter et redire ce que la Tradition nous enseigne, en l’ajustant à ce qui est vécu quotidiennement. N’est-ce point cela la Sonate de Vinteuil, cette œuvre musicale fictive dont parle Proust dans Un amour de Swann, ce morceau qui annonce et rappelle au héros sa rencontre avec Odette ? Par là même, elle vient activer les forces de la mémoire, susciter la résonance des rêves, des mythes, des imaginaires animant, en profondeur, l’inconscient collectif.
D’où quelques mots, quelques notations qui reviennent d’une manière lancinante, dans les pages qui suivent, pour rappeler ce que nous devons à la Tradition. Le cœur battant de mon analyse, et ce depuis plusieurs décennies, est de rendre attentif à l’envahissement de la socialité par le « Léviathan », figure de l’État tout puissant, de sa techno-bureaucratie se focalisant en ce moment sur une sorte de tyrannie médico-politique au moyen d’une stratégie de la peur. Il s’agit là d’une logique de la domination qui, fréquemment, revient sur le devant de la scène sociale et qui peut se résumer fort simplement : je te protège, tu te soumets.
Le pouvoir de cette « bureaucratie céleste » s’appuyant sur quelques prétentieux plus scientistes que scientifiques, bénéficiant de l’aide d’une presse de convenance et utilisant le conformisme logique d’experts patentés, va consister à caricaturer la peur archétypale qui tient les entrailles de l’humaine nature (ch. 1). En termes familiers : des apeurants manipulent des apeurés ! C’est un Léviathan généralisé qui menace tous les aspects de la vie courante et qui multiplie les injonctions (souvent contradictoires) dont, récemment, à la suite d’une étude de l’ANRS (Agence nationale de sécurité sanitaire), le port d’un bracelet connecté pour les collégiens afin de mesurer leur état de santé. Il s’agit là, pour le moment, d’une mesure expérimentale (dans la Sarthe), mais l’ombre d’un Big Brother bienveillant s’étend de plus en plus, et ce grâce à « Tous en forme », application développée par l’université Paris-Cité. L’université au service de la domination généralisée !
Ce sont là des manipulations médiatiques qui, pour reprendre les intuitions de Guy Debord ou de Jean Baudrillard, savent utiliser les « simulacres » afin de conforter une « société du spectacle » on ne peut plus désincarnée (ch. 2). Mais peut-on comprendre la mutation sociale en cours avec une telle « pensée calculante » ? Je ne le pense pas : en raison d’une étonnante marxisation des esprits, gauche, droite et centre confondus, ce qui semble important pour les élites, c’est la « mangeaille », c’est-à-dire ce que, d’une manière sophistiquée, on appelle pouvoir d’achat, inflation, CAC 40…
Elles oublient de ce fait que, certes, manger à sa faim est important, mais l’esprit, le mythe, et l’imaginaire, structures anthropologiques fondamentales du Bien commun, ne le sont pas moins. C’est en oubliant la multi-dimensionnalité de celui-ci et son inscription spirituelle, ce que rappelle, avec l’acuité que l’on sait, la pensée de saint Thomas d’Aquin, que le principe totalitaire a pris au siècle dernier la forme d’un matérialisme le plus grossier. Des esprits aigus ont pu faire un éclairant parallèle entre les totalitarismes fascistes et le totalitarisme communiste, ces divers systèmes aboutissant à ce que j’avais, en son temps, nommé le « totalitarisme doux » des démocratures actuelles{1}. La logique est identique : imposer un bien-être réducteur au détriment d’un mieux-être holistique, et ce par le biais d’une soumission généralisée.
Ne l’oublions pas : Big Brother est éternel ! Le cœur battant du principe totalitaire est la cruauté propre à ces dominateurs (quels que soient leurs noms) qui se servent du « bien-être » pour justifier la tyrannie et l’esclavage qui en découlent. Cette cruauté, comme le souligne Simone Weil, privant de la « nourriture nécessaire à la vie de l’âme{2} », aboutit à une vie purement végétative. Et tout cela se fait en niant la « notion d’obligation » qui, quoique la modernité l’ait oublié, prime celle de droit. Obligation que l’on a envers les êtres qui ne sont pas encore nés : gage de l’avenir. Obligation ayant ses racines dans le passé, dans ces « trésors spirituels amassés par les morts{3} ».
La sapience de nos pères nous apprend non pas à dénier la peur, mais à la rendre acceptable. On a pu présenter Maximilien Robespierre comme une âme tendre et compatissante et décrire son « penchant inné à s’apitoyer sur les faibles et les malheureux{4} ». Peut-être est-ce cela qui guida son action au Comité de salut public, dont le rôle dans la Terreur ne fut pas négligeable ? De belles âmes, ces derniers temps s’emploient à célébrer ce « bienfaiteur de l’humanité » ! Son principe essentiel, ainsi que celui de ses comparses, consistait à reconnaître que la souveraineté réside dans le peuple, mais que celui-ci ne doit jamais l’exercer ! C’est pour éclipser ce scandaleux paradoxe que, dans la foulée de la philosophie des Lumières qui inspira la Terreur, le pouvoir aujourd’hui en place, pour faire oublier la logique de la domination propre à tout totalitarisme, veut voir du « complotisme » partout ou, plus précisément, chez tous ceux qui s’emploient à critiquer le correctness du moralisme ambiant (ch. 3).
Conseil scientifique, Comité de veille et d’anticipation, observatoires divers des fake news et autres organes sont chargés d’imposer la « novlangue » conduisant à l’anéantissement de la pensée et, donc, à l’asservissement du peuple. Ce sont, tout simplement, des instruments de destruction intellectuelle et spirituelle dont l’inquisition reste le modèle achevé. Cerise sur le gâteau, cette bien-pensance va s’employer, pour faire diversion, à célébrer à qui mieux mieux le « wokisme » ambiant (ch. 4). Les « libérations » au nom du sexe, de la race, du genre, et autres fourre-tout du même ordre, font florès. Mais célébrer ces nouveaux « éveillés » ou « illuminati » contemporains, n’est-ce pas se dédouaner à bon compte de l’idéologie moralisatrice et du sectarisme manichéen dont ils sont l’expression achevée ? Museler au nom des injonctions politiques la liberté d’expression ou tout simplement l’esprit critique et relater jusqu’à plus soif les manifestations qui recyclent les mouvements libertaires des années soixante, cela fait penser au conformisme de ceux qui sont « passés du col Mao au Rotary{5} » : ils s’achètent une bonne conscience à petit prix.
La célébration du « wokisme » n’est en fait que celle de la licéité de pratiques propres aux périodes de décadence. Pour reprendre une expression d’Hermann Hesse dans Le Jeu des perles de verre, nous sommes en plein dans « l’ère de la page de variétés », ère dans laquelle prédomine un feuilletonisme fait de polémiques hasardeuses et d’anecdotes subalternes sur des pseudo-libertés débridées. Ce feuilletonisme culmine dans la théâtralisation de l’intelligentsia en son ensemble et dans la théâtrocratie du monde politique. Mais la lucidité populaire a une prescience intuitive de la déconnexion propre à l’oligarchie médiatico-politique, d’où la sédition dont le paradigme reste la secessio plebis d’antique mémoire. Reprenant et complétant ce que j’ai analysé dans L’Ère des soulèvements{6}, je montre que ceux-ci s’inscrivent dans le sens de l’histoire, très précisément en tant que réalité, en tant que vie. C’est la rébellion du peuple (ch. 5).
Celle-ci rappelle que l’essentiel, pour comprendre tout à la fois ce qui est en train de cesser et ce qui est en train de naître, c’est la primauté du spirituel, primauté échappant à la surveillance si froide de la haine méfiante d’un système de pouvoir quelque peu désuet. Celui-ci reste obnubilé par un homme unidimensionnel, celui issu de l’individualisme, du rationalisme et du progressisme moderne, alors que le Réel est autrement multipolaire. C’est cela la renaissance (ch. 6) en cours. Elle fait fi des boniments qui, sous leur allure rigide et scientifique, tentent d’imposer comme Vérité unique le storytelling ou « narratif » d’une caste, mais qui n’est, de fait, qu’un énorme bluff. Cette renaissance repose sur un inconscient collectif pressentant que ce « narratif » n’est qu’un friselis superficiel sans grande importance ! Il y a renaissance quand l’entièreté de la personne trouve son épanouissement dans la communauté qui lui sert de terreau et quand la diversité revient à l’ordre du jour. Un monde multipolaire est en gestation, que ce soit en termes géopolitiques, dans l’ordre de la socialité ou dans les multiples identifications personnelles.
C’est cela que Nicolas de Cues nomme la coincidentia oppositorum, cette coïncidence des choses opposées qui structure l’existence personnelle et collective. C’est cette « harmonie conflictuelle » en gestation qui rappelle que le bien et le mal, la vie et la mort s’interpénètrent continuellement. Dès lors, la finitude n’est plus déniée et la peur est ritualisée. Il s’agit là de la renaissance postmoderne : la reconnaissance de cet instant obscur qu’est toute existence digne de ce nom. Dans la lignée de mes ouvrages précédents, j’entends poursuivre une œuvre de longue haleine. Bien sûr, cela ne s’adresse pas aux gens pressés. Depuis Aristote, on le sait, il convient que des questions soient posées et ce, sans vouloir les résoudre rapidement, c’est-à-dire, ce qu’on fait trop souvent, sans les escamoter. C’est le questionnement essentiel qui différencie la pensée de l’opinion : commune ou savante. C’est ainsi qu’à propos de la finitude de l’être, cœur battant de son œuvre, Heidegger rappelle que le « questionnement est la piété de la pensée{7} ». C’est à partir d’une telle interrogation qu’il convient de poser un regard sur ce qui est.