Les manifestants place de la République à Paris scandaient, bizarrement, en italien : « Siamo tutti antifascisti », — « Nous sommes tous antifascistes ». En français, ils ont visé leur principal ennemi, le président : « Nous sommes là, même si Macron n’en veut pas.
Les observaient, des rangs de policiers anti-émeutes massifs, qui, dans la tradition policière française, n’ont fait aucun effort pour se mêler à la foule et désamorcer les troubles, mais ont plutôt attendu le moment de libérer leurs gaz lacrymogènes et leurs matraques. La foule l’attendait aussi. « ACAB », ont-ils scandé, l’abréviation anglaise de « All Cops Are Bastards ». « A-ca-buh », c’est sorti en français.
Puis quelqu’un a mis le feu à une poubelle – l’image parfaite d’Instagram – et d’autres manifestants ont commencé à la filmer. Ils savaient qu’ils prenaient place dans une tradition parisienne glamour, qui s’étendait de 1789 à 1944 et 1968. Enfin, la police a avancé et les gens ont commencé à jeter des bouteilles.
La France était dans la tourmente avant même la décision unilatérale d’Emmanuel Macron la semaine dernière de relever l’âge minimum général de la retraite de 62 à 64 ans, après qu’il n’ait pas pu le faire voter par le Parlement. A Paris, après un hiver de grèves roulantes, le métro devient un concept théorique, tandis que les rats fouillent dans les tas d’ordures non ramassées. Le pic parisien a sans doute été atteint samedi dernier, avec une manifestation pour les rats. « NON, les rats ne sont pas responsables de tout ce qui ne va pas en France ! » a déclaré le groupe organisateur, Paris Animaux Zoopolis.
La colère française transcende les retraites et l’autoritarisme de Macron. Il y a une rage généralisée et à long terme contre l’État et son incarnation, le président. Après 20 ans de vie ici, je me suis habitué à la présomption française selon laquelle celui qu’ils ont élu président est un méchant débile, et que l’État, au lieu d’être leur émanation collective, est leur oppresseur. Mais l’imposition impopulaire par Macron d’un relèvement de l’âge de la retraite sans vote augmente le risque que les Français suivent les Américains, les Britanniques et les Italiens et votent populiste : la présidente Marine Le Pen en 2027. Le vote de l’extrême droite au scrutin présidentiel a progressivement augmenté ce siècle, à 41 % l’an dernier.
La France ne peut pas continuer ainsi. Il est temps de mettre fin à la Cinquième République, avec sa présidence toute-puissante – la chose la plus proche dans le monde développé d’un dictateur élu – et d’inaugurer une Sixième République moins autocratique. Macron pourrait bien être la personne pour le faire.
La Cinquième République a été déclarée en 1958, au milieu du chaos de la guerre d’Algérie et des craintes d’un coup d’État militaire. La constitution a été écrite pour et en partie par Charles de Gaulle, le héros de guerre de 6 pieds 5 pouces de haut, «l’homme de la providence» dont le nom même en faisait l’incarnation de la France antique. Il a consenti à revenir comme chef si la France musela les partis politiques et les parlementaires. (Il n’aimait même pas son propre parti, le RPF, le Rassemblement du peuple français.)
Ainsi, la constitution a créé un exécutif fort, mais non centré sur le président. L’article 49.3 permettait à l’exécutif de passer outre le parlement et d’adopter des lois sans vote. Le déclenchement du 49.3 permet aux partis d’opposition de déposer une motion de censure. Si la motion échoue, la loi est considérée comme adoptée. La manœuvre des retraites était la 11e fois qu’Élisabeth Borne, la première ministre de Macron, invoquait le 49.3 en 10 mois au pouvoir.
Dans la constitution de 1958, le président était encore un personnage relativement modeste, élu par environ 80 000 élus. Mais en 1962, de Gaulle rehausse le statut du président : il sera élu au suffrage universel. Comme de Gaulle l’a expliqué plus tard : « L’autorité indivisible de l’État est entièrement confiée au président ».
La philosophie de gouvernement de la Cinquième République est devenue une sorte de règle franco-confucéenne par les garçons les plus intelligents de la classe, issus de tous les rangs de la population. Le père du Premier ministre Pierre Mendès France vendait des vêtements pour femmes à prix abordable, celui du président Georges Pompidou était instituteur dans une petite ville et celui du président François Mitterrand était le chef de gare d’Angoulême. Typiquement aux sommets du G7, le leader avec le QI le plus élevé et le plus large arrière-pays au-delà de la politique est le président français.
Les technocrates de la république étendent peu à peu leur emprise sur les villages les plus isolés. Presque tout ce qui se déplaçait dans le plus grand pays d’Europe occidentale était administré depuis quelques kilomètres carrés à Paris. Les différentes vagues de « décentralisation » depuis 1982 ne sont jamais allées bien loin. La croyance directrice des technocrates parisiens, dit l’écrivain libéral Gaspard Koenig, est « l’étatisme ». Il note qu’ils sont généralement décrits comme des « serviteurs de l’État » plutôt que du peuple.
L’accord était que les Français remettraient une grande partie de leurs revenus à l’État et navigueraient dans une bureaucratie souvent cauchemardesque, en échange d’une éducation gratuite, de soins de santé, de retraites et souvent même de vacances subventionnées.
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Dans les années 1990, le système fonctionnait plus ou moins. La France a connu ses « Trente Glorieuses » — 30 années glorieuses de croissance économique, de 1945 à 1975. Elle a construit les trains les plus rapides d’Europe, les TGV ; co-créé l’avion de passagers le plus rapide au monde, Concorde ; il a ensuite inventé le proto-internet, Minitel, que les Français utilisaient pour réserver des courts de tennis et avoir des relations sexuelles par téléphone ; elle a poussé l’Allemagne à créer l’euro ; et est devenu un acteur indépendant dans les affaires mondiales. La présidence toute-puissante renforce le rayonnement international de la France : l’administration parle d’une seule voix et les dirigeants étrangers savent toujours quel numéro français appeler.Le moment où la Cinquième République a perdu son éclat était peut-être le choc pétrolier de 1973, depuis lors l’économie a pour l’essentiel stagné. Ou peut-être était-ce le 21 avril 2002, lorsque le leader d’extrême droite Jean-Marie Le Pen a atteint le second tour des élections présidentielles. Il a perdu contre Jacques Chirac, mais à partir de ce moment-là, stimulé par l’inquiétude française sur l’immigration et le chômage, il y avait une menace crédible pour la république.Le désenchantement envers le président s’est manifesté dans les cotes d’approbation. Mitterrand (président de 1981 à 1995) et Chirac (1995-2007) avaient généralement des cotes comprises entre 40 et 60 %, selon les sondeurs Kantar Sofres. Mais les trois derniers présidents, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Macron, ont généralement oscillé entre 20 et 40 %. La note de Hollande dans un sondage a atteint 4% (pas une faute de frappe). Ces chiffres de l’âge post-héroïque étaient trop petits pour le travail de de Gaulle. Peu d’électeurs s’attendent même maintenant à ce que le prochain président soit le sauveur national. Bien que Marine Le Pen devienne présidente, elle aussi a perdu sa magie après des années de scandales. Il est difficile de lui attacher des fantasmes aujourd’hui.
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Mais les technocrates semblent également ternis, d’autant plus qu’ils se sont fondus dans une caste qui se perpétue elle-même. La classe dirigeante d’aujourd’hui est composée de manière disproportionnée de fils blancs de la haute bourgeoisie qui possède des livres, qui ont voyagé ensemble de l’école maternelle de la rive gauche parisienne à l’école préparatoire de la rive gauche, où ils ont bachoté pour les examens des grandes écoles, avant d’acquérir leur propre appartement de la rive gauche. S’ils ne sont pas originaires de Paris, ils s’y installent généralement à l’adolescence, comme Hollande, fils d’un riche médecin normand, ou Macron, fils d’un neurologue picard.Comme le sociologue Pierre Bourdieu, fils de facteur du sud-ouest, l’avait annoncé des décennies plus tôt, l’élite française se reproduisait elle-même. (Et personne ne maîtrisait mieux l’autoreproduction des élites que Bourdieu lui-même : ses trois fils l’ont suivi dans la grande école la plus intellectuelle, l’École normale supérieure de la rive gauche, qui forme les spécialistes des sciences sociales).Les technocrates français passent leur vie professionnelle dans quelques arrondissements à l’intérieur du Périphérique, le boulevard périphérique qui entoure la cour de Paris comme un fossé. Ils traitent le reste de la France presque comme une colonie, habitée par des paysans malodorants qui n’ont pas réussi à assimiler la culture parisienne qu’on leur a enseignée à l’école et qui votent à l’extrême droite ou à l’extrême gauche.Les faits fondamentaux de la vie en dehors de Paris échappent à de nombreux décideurs. Jean-Pierre Jouyet, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA) et bras droit de M. Hollande, s’est rendu compte que de larges pans de la campagne n’avaient pas d’accès à l’internet à haut débit uniquement parce qu’il en a fait l’expérience dans sa résidence secondaire (l’ancienne maison de ses parents) en Normandie. Il n’a jamais pris le temps d’alerter Hollande. « À ma décharge, note-t-il dans ses mémoires L’Envers du décor, personne au gouvernement ne s’intéressait au sujet. Lorsque Macron a décidé d’ajouter quelques centimes à la taxe sur les carburants en 2018, il ne se doutait pas que cela déclencherait un soulèvement national de plusieurs mois de la part des gilets jaunes, car lui et les technocrates qui l’entouraient n’avaient pas compris à quel point les gens au-delà du Périphérique dépendaient de leur voiture.En 60 ans, le président français est passé de « l’homme providentiel » à « pas le diableQuand les choses vont mal, les Français accusent les technocrates – et surtout le président, qui décide sans les consulter. La vie des gens ordinaires se sent déterminée, jusqu’au jour de leur retraite, par une prétendue méritocratie parisienne dont ils ont été exclus à la naissance. Les trois quarts des personnes qui s’identifient comme appartenant aux « classes populaires » disent se sentir l’objet d’un mépris social et d’un manque de reconnaissance, rapporte Luc Rouban, expert en politique à Sciences Po, une université d’élite parisienne. C’est d’autant plus rageant que la promesse du pays est proclamée sur les façades de tous les bureaux de poste et de toutes les écoles primaires : « Liberté, égalité, fraternité ». La France n’est pas le Royaume-Uni ou les États-Unis, où le pouvoir de la classe sociale ou de l’argent est franc.Si la population française défie les technocrates, les technocrates défient la population, diagnostique Chantal Jouanno, qui vient de passer cinq ans à la tête de la Commission nationale du débat public. Les « décideurs » français décrivent souvent la société comme « conflictuelle, incontrôlable, irréformable », explique-t-elle au Monde. Peut-être pensait-elle à la plaisanterie de Macron sur les « Gaulois réfractaires ». Mercredi, il a déploré : « Nous n’avons pas réussi à faire partager […] la nécessité de faire cette réforme », comme si le problème était l’incapacité du public à comprendre la réalité.Depuis que Macron est devenu président en 2017, la colère populaire l’a pris pour cible. On disait du président américain George HW Bush qu’il rappelait à chaque femme son premier mari. Macron rappelle à chaque Français son patron : un je-sais-tout cultivé qui méprise son personnel. Il a compris que Hollande avait manqué de grandeur présidentielle et s’est présenté comme « jupitérien » ; mais la plupart des électeurs n’ont vu qu’un petit ex-banquier sautillant se déguisant en roi. Même ceux qui ont voté pour lui ne l’ont jamais aimé et n’ont pas eu l’impression d’approuver son programme, avec sa promesse d’augmenter l’âge de la retraite. Lors des scrutins de 2017 et de 2022, l’autre choix était Marine Le Pen. En 60 ans, le président français est passé du statut d' »homme providentiel » à celui de « pas le diable ».
Le bref emploi de M. Macron chez Rothschild a inévitablement donné lieu à des théories antisémites de conspiration parmi les personnes qui confondent la banque d’investissement parisienne d’aujourd’hui avec le mastodonte européen du 19e siècle. On entend souvent dire que Macron est « néolibéral » ou, pire encore, « ultralibéral » : occupé à démanteler le filet de sécurité sociale français au profit des forces véreuses du capital mondial.
Cette accusation est ridicule : La France reste l’endroit le moins néolibéral de la planète. En 2021, les dépenses publiques représentaient 59 % du PIB, soit le taux le plus élevé de l’OCDE, le club des pays riches. L’éternelle crainte des Français de perdre leurs droits – surtout leur retraite de 25 ans – trahit la qualité de leur vie. En revanche, les Français paient tellement à l’État que beaucoup d’entre eux se retrouvent à court d’argent à la « fin du mois ». Le revenu médian net français – 22 732 euros en 2021 – est inférieur à celui des pays d’Europe du Nord que la France aime à considérer comme ses pairs.
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Surtout après les gilets jaunes, Macron a essayé de limiter les privilèges de l’élite. Sarkozy et son ancien premier ministre François Fillon ont tous deux été condamnés pour corruption, bien qu’aucun d’entre eux ne soit encore allé en prison et qu’ils fassent tous deux appel. Une nouvelle sobriété a été imposée au Parlement : l’époque où les députés emmenaient de jolies stagiaires déjeuner au Château Lafite sans que leurs dépenses soient réglementées est révolue.Les ministres de Macron ont été retirés des dossiers où ils présentaient des conflits d’intérêts – bien que cela ait mis en évidence le nombre considérable de ces conflits au sein de la minuscule caste dirigeante parisienne : Marlène Schiappa, ministre déléguée à l’économie sociale et solidaire, a dû céder une grande partie de son portefeuille après s’être acoquinée avec le patron d’une grande mutuelle de santé. La ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, ne peut pas toucher aux affaires de la compagnie pétrolière Perenco, que son père dirigeait, ni à celles de l’entreprise énergétique Engie, dont son ex-mari est l’un des principaux directeurs. Quant à Jean-Noël Barrot, ministre délégué à l’économie numérique, il ne peut s’occuper d’affaires concernant Uber, où sa sœur est responsable de la communication.Ces concessions n’ont pas apaisé la population. Pas plus que la résorption du fléau français qu’est le chômage. Le taux de chômage s’élève aujourd’hui à 7,2 %, son niveau le plus bas depuis 2008, sans que Macron n’en soit remercié. La colère suscitée par l’adoption sans vote du nouvel âge de la retraite est telle qu’il pourrait avoir du mal à faire passer des lois au cours des quatre prochaines années, à moins qu’il n’ose à nouveau les faire adopter sans vote.Les fruits de la Cinquième République ne sont pas si mauvais. Mais le système lui-même est devenu obsolète, estime Catherine Fieschi, fondatrice du groupe de réflexion Counterpoint. La nature autocratique de l’État explique en partie pourquoi les Français sont si en colère alors qu’ils vivent relativement bien. On pourrait décrire le fonctionnement de la République sans parler du Parlement, qui n’a pratiquement aucune importance. La France dispose aujourd’hui de trois pouvoirs : la présidence, le pouvoir judiciaire et la rue. Si le président décide de faire quelque chose, seule la rue peut l’en empêcher – en arrêtant le pays par des manifestations et des grèves. La rue et le président cherchent rarement un compromis. L’un gagne, l’autre perd.Historiquement, les syndicats contrôlent la rue. Mais à mesure qu’ils perdent de leur importance – Macron les a à peine consultés sur les retraites – la rue est devenue de plus en plus violente et incontrôlée, depuis les gilets jaunes sans leader jusqu’aux poubelles enflammées d’aujourd’hui. Le lycée de ma fille est bloqué par intermittence par des élèves brandissant des banderoles avec des slogans tels que « Contre le capital ». Dans une école voisine, un groupe d’élèves et d’enseignants conspirent pour transformer leur propre blocus en une occupation d’une semaine, une soirée pyjama avec des activités amusantes telles que la conception de banderoles et la peinture de bâtiments. L’amie de ma fille prévoit d’y participer jusqu’à samedi : « Ensuite, je prendrai mon week-end ».Ce n’est pas une façon de gérer un pays. Lors des élections présidentielles de l’année dernière, le candidat d’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon a fait campagne en promettant une « Sixième République ». Il souhaitait une nouvelle constitution qui réduise les pouvoirs du « monarque-président ».Mais la personne la mieux placée pour inaugurer la Sixième République est Macron lui-même. C’est un homme politique qui chasse le gros gibier, note M. Fieschi. Il a déjà essayé de charmer Donald Trump et Vladimir Poutine, et de refaire le marché du travail français, la défense européenne et l’UE. Ses projets échouent généralement, mais au moins il vise haut. Une Sixième République est une idée à l’échelle macronienne. Elle pourrait être son héritage, suggère M. Fieschi. Cela pourrait remettre le train français sur les rails.
Lundi, son parti, actuellement appelé Renaissance, a envoyé un courriel à ses membres intitulé « Sur la réforme des institutions ». Les membres étaient invités à donner leur avis sur les élections parlementaires, l’utilisation ou non des référendums et les pouvoirs locaux. Une question ouverte était posée : « En quelques mots, sur quel(s) sujet(s) pensez-vous qu’il serait utile d’organiser une convention de citoyens ? »
C’est une force de la France que de pouvoir se renouveler en révisant sa Constitution, comme elle l’a fait 24 fois sous la Cinquième République. À quoi pourrait ressembler une Sixième République, ou du moins une Cinquième République réformée ? Koenig recommande d’abandonner l’innovation de Gaulle, à savoir un président élu. Cela permettrait de dégonfler le rôle du président et de renforcer le statut du parlement. M. Koenig est également favorable à la délégation de pouvoirs aux 35 000 communes de France, c’est-à-dire aux autorités locales. Des enquêtes répétées montrent que les Français font beaucoup plus confiance à leurs représentants locaux qu’aux représentants nationaux.
L’année dernière, M. Koenig s’est présenté symboliquement à l’élection présidentielle sur la base d’un programme libéral visant à réduire la taille de la présidence. En parcourant le pays, il s’est montré enthousiaste : de nombreux Français vivent dans des endroits magnifiques, près des montagnes, des plages ou des prairies à moutons. Ils sont raisonnablement bien lotis, mangent bien et ont le temps de développer des passions en dehors de leur travail.
Ils pourraient même mieux fonctionner sans qu’un type à Paris ne vienne microgérer leur vie.
Source : FINANCIAL TIMES