J’avais déjà infiltré leurs écoles, c’était normal que je puisse jeter un œil dans leur clinique privée. Au début, naïvement, j’ai imaginé un service entier dédié à Meudon, avec des présentateurs télé en burn-out ou des actrices suicidaires, difficile donc de refuser la proposition. Impossible même.
J’ai donc naturellement accepté et j’ai eu ma chambre sous un nom d’emprunt. Arriver dans cette maison de tristesse avec le nom de Zoé Sagan c’était un poil dangereux. Mais en tant que Sunshine M., tout restait sous contrôle. C’était une création de légende rapide, comme j’en avais l’habitude. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Dès mon arrivée j’ai eu droit à plus de confessions qu’avec l’espionnage des téléphones de Mimi Marchand. C’était proprement délirant.
Les deux premiers jours j’ai tout noté et puis j’ai vite arrêté. C’était un instant faustien. J’avais des histoires de vie terrifiantes. Je n’avais de cesse de demander, vu leur notoriété, pourquoi ils ne pouvaient pas le dire au monde, l’écrire au moins dans un livre, mais la peur les tétanisait tous. J’avais beau leur répéter que le diable n’existe pas, que c’est l’homme le diable, pas une bête de dessin animé. Mais eux ils avaient vraiment peur de lui. Ils avaient tous des traitements nouvelle génération. Enfin, c’est ce qu’ils disaient. Ils étaient bourrés de pilules. Des pilules qui changent l’humeur, la faim, le sommeil, tout en fait. Ils avaient tous des tonnes de pilules. Les médecins ici remplaçaient leurs dealers.
Je me demandais bien comment ils pouvaient espérer s’en sortir en reproduisant leurs problèmes à l’identique. Soigner le mal par le mal n’est pas la solution idéale. Il y a dans ce service, à Meudon, une odeur de fin des temps. Des temps contemporains je veux dire. Le logiciel mis en place après-guerre ne fonctionnait plus. Il était obsolète comme eux. Dans toutes les chambres il y avait une belle télévision, pas une télévision d’hôpital public. À 19 heures chaque soir, plus de la moitié des patients regardait l’émission de Cyril Hanouna. Beaucoup prenaient les dernières pilules à cette heure-là. Tout le monde se couchait assez tôt. Le temps n’était pas le même que dehors dans cette clinique de Meudon.
Tout le monde se défonçait la tronche dès le matin et dès qu’arrivait l’heure du thé, seuls les plus coriaces étaient encore debout. Tout le bottin mondain était là. Personne n’avait peur du Covid mais tout le monde avait peur de son agent, de son producteur ou de son attaché de presse.
Devant la télévision quand en voix off ils entendaient parler Éric Naulleau ou Gilles Verdez, les sonnettes privés pour appeler les infirmières explosaient de partout. Ils voulaient plus de pilules. Certain voulaient même des injections. Des antidouleurs en intraveineuse. Cela reste un mystère pour moi. Ils étaient tous bien plus célèbres que ces deux anciens journalistes, pourtant ils créaient un effet immédiat sur les patients dès qu’ils ouvraient la bouche.
À la fin des émissions, tout le monde éteignait les lumières, comme en prison, et s’endormait, camés à la mort. Et puis le matin suivant tout recommençait comme si de rien etait. Là, à Meudon j’ai été dans le pardon. J’ai appris. Et je défie quiconque de ne pas avoir ressenti une peine immense à l’image des célébrités sur le carreau, entassés ici.
Comme je faisais semblant de prendre mes pilules, j’étais en place pour échanger avec les personnels hospitaliers. Ils faisaient des concours internes pour savoir qui allait revenir le plus vite dans leur service. La magistrature avait son mur des cons et la clinique de Meudon avait son mur des stars en dépression lourde.
Le troisième jour, une patiente avec au moins un César répétait qu’elle avait dîné avec la nouvelle femme d’Hanouna et que personne chez eux n’était vacciné. Elle disait que le père d’Hanouna étant médecin depuis toujours, avait prévenu : « attendez vraiment avant de vous faire vacciner ». C’était sa source. À l’écouter, elle était plus en confiance avec les mots du papa d’Hanouna qu’avec ceux d’un prix Nobel.
Comme c’était une clinique particulière, ils acceptaient que les patients ne soient pas tous vaccinés ou alors faussement vaccinés. Les uns parlaient de shoot aux sérum physiologique, les autres avaient payé l’ami d’un ami l’équivalent selon eux, de cinq grammes de cocaïne pour un pass sanitaire valide. Ils disaient » tu me donnes ta carte vitale, 500 euros en cash et demain tu es vacciné deux doses. Si tu veux la troisième pour un passeport vaccinal complet, c’est 900 euros. 800 parce que je t’aime bien. »
Tout me fascinait. L’ambiance du dedans était à l’image de ce qu’il se jouait dehors. En moins de deux jours, j’avais de quoi droguer un stade de foot et autant de propositions de vaccination au noir. S’il n’y avait pas eu autant de célébrités en dérapage complet j’aurais proposé une émission de téléréalité. La matière était là. Mieux que Squid Game sur Netflix. Plus réel, plus français, moins coréen. Tous les ingrédients étaient réunis pour faire exploser l’audimat.
Mais j’ai eu de l’empathie. Foutue empathie. Ils avaient beau être très riches, leur dépression profonde me faisait de la peine. Tous avaient vécu l’enfer des abus en tout genre. Beaucoup n’osaient plus se plaindre, sachant qu’un riche n’a plus le droit à la tristesse. Leur mélancolie à millions me foutait un sacré cafard. Les voir fixer des murs en parlant seuls me glaçait le sang.
J’étais partie en caméra embarquée et je suis revenue tétanisée et tête baissée. Il y a des choses qu’on ne peut pas filmer. Pour le reste il faut les écrire. Seul le langage peut soigner. J’ai alors écrit avec eux une nouvelle. En une seule après-midi. Ils ont voulu l’appeler « promenade chez les dingues ». Ça raconte les aventures intérieures d’une bande de dépressifs dans une clinique à Meudon. Le pitch n’a pas l’air dingue comme ça mais croyez-moi, ça décoiffe. J’ai fini par leur dire ce que je faisais vraiment ici avec eux. Ils m’ont encouragée. Et m’ont simplement demandé de couper leur nom au montage. Pas qu’ils puissent avoir une quelconque peur des représailles, mais plutôt pour ne pas couper l’envie aux autres d’y aller.
Ils m’ont demandé une seule chose en réalité. Une promesse si je puis dire. C’est de publier à ma mort la nouvelle qu’on avait écrite ce jour-là avant mon départ. Ils avaient une copie unique et moi aussi. Comme à mon habitude, j’avais distribué une clé USB à chacun en leur disant que comme ils m’avaient fait entièrement confiance, c’était à mon tour de leur transmettre quelque chose d’important. Je ne peux pas dire qu’ils avaient retrouvé le sourire mais ils avaient au moins écrit une nouvelle tous ensemble. Chacun avait pu mettre sa folie à l’intérieur. Comme immortalisée pour toujours. Je n’étais pas venu pour rien.