Il y a des choses qui ne s’oublient pas. Une banalité qui ne peut pas avoir plus de sens lorsque l’on rencontre Géraldine Cario. Tout d’abord pour l’être, ensuite pour ce qu’elle donne à voir, sachant que l’un ne va pas sans l’autre.
Plasticienne, photographe, « collectionneuse », l’artiste possède une histoire lourde de sens qui a trait à la période la plus sombre de l’histoire. C’est pourtant un être lumineux, qui nous a raconté comment au gré du temps, elle a construit une oeuvre unique sur la mémoire et la transmission avec une pudeur et un art de saisir l’instant dans le révolu, le futur sans conditions et le passé comme objet pour avancer. Visionnaire, puissant et combatif son récit est à son image. On vous laisse découvrir une artiste qui va bientôt devenir, on l’espère, incontournable.
En attendant, nous vous confions d’ores et déjà le titre du premier segment de sa nouvelle oeuvre au titre évocateur : Générations.
A découvrir du 30 Mai au 17 Septembre prochain à la Galerie Laure Roynette, 20 rue de Thorigny, Paris 3ème.
Quelle a été ta première approche de l’art ? Qu’est ce qui a été le déclencheur de la naissance du désir de créer pour toi ?
Ma première approche de l’art… Quand on est enfant, on ne fait pas la distinction entre la vie et l’art. Je recueillais des objets ayant traversé ma courte existence, je les déposais sur des écrins de velours, j’avais cette sensation très vive du temps qui passe, et surtout qu’il nous constitue. A l’oublier, j’avais le sentiment d’une trahison. J’ai regardé, écouté, lu, lu surtout… Créer n’a été et n’est probablement encore qu’une manière d’absorber la réalité, de pouvoir être au monde, d’en être.
Je rêvais beaucoup…éveillée. Aujourd’hui aussi, d’ailleurs. A mes yeux, il y a une continuité parfaite entre cette sorte de rêverie éveillée, comme une concentration, et la création réelle qui en éclôt.
Enfant, je sentais qu’il me fallait traverser ce qu’on voit, aller au-delà. Je peignais des portes ouvertes sur les murs de ma chambre, cela a probablement un lien, il fallait jouer au passe-muraille, passer dans les chambres intérieures.
Ma mère me mettait entre les mains toutes sortes de livres, cela pouvait être Michel Déon, Colette, Queneau, Troyat, Schnitzler, Zola, Zweig ou Maurice Druon, il y avait le meilleur et le moins bon. Peu importait en réalité, elle m’a offert là tout un aéropage de vies alors que la nôtre était plutôt recluse. Dans la masse, il y a eu un certain nombre de rencontres fondamentales. Proust, Balzac, Montherlant, Kafka. Modiano, un hasard, vers quinze ans. La poésie aussi, d’une façon très intense, j’écumais l’Anthologie de la poésie française de Pompidou. Plus des liens au monde que des déclencheurs. On voyait moins d’expositions qu’aujourd’hui, mais certaines rencontres ont été définitives, Giacometti, Modigiani, Picasso. J’étais un peu obsessionnelle évidemment. À New-York, où j’étais restée quelques semaines un été, je suis allée voir quasiment tous les jours, la Repasseuse de Picasso au Guggenheim.
En revanche, il y a eu des ruptures, la première issue de la découverte du pire, seule devant la télévision, sans y être en rien préparée, le temps de l’enfance s’est achevé là. À cet instant de dessillement, pour être au monde, il était inévitable de s’en détourner. Puis le processus pour y revenir.
Tu donnes une autre existence (ainsi qu’un sens) à des objets perdus. Es-tu de ceux qui pensent que les objets ont une âme ?
Les objets existent car ils portent en eux le regard des hommes, parce que nous sommes là pour les interroger. C’est bien pour ça que les criminels de Daech ne se contentent pas d’assassiner des hommes mais détruisent des œuvres de pierre, des manuscrits. Ils savent aussi bien que nous que ces objets sont des passeurs d’humanité. Ce qui lie les hommes entre eux, au-delà de tout, ils le haïssent.
Les objets sont le moyen pour moi de porter au regard des autres ce qui est fragile, dématérialisé ; le passé, l’absence, la continuité, les questionnements. Ils sont des preuves, des traces archéologiques de notre passage, ils sont des oracles qui nous permettent d’interroger tous les temps.
Quand j’aligne de vieilles lunettes, à la fois semblables et uniques, les existences particulières qu’elles ont accompagnées, nous sautent aux yeux. Elles nous représentent autant que leurs anciens propriétaires.
Peut-on parler de « matérialisation de la mémoire » dans ton oeuvre ?
Oui. Quand je rassemble des appareils photos fabriqués entre 1930 et 1946, je demande des comptes à une génération, c’est un face-à-face. Les faits ne suffisent pas, j’appelle les hommes devant mon tribunal personnel, moi y compris. C’est un instant de questionnement. Et chacun, en passant devant, peut faire de même.
Je cherche la sensation de la vie. Parfois, il n’en reste rien, nous n’en connaissons plus les détails, pourtant ils sont là, quelque part. C’est cette trace en nous, ce stigmate, qui sont encore de la vie, que je cherche à matérialiser. Le fait qu’une installation par exemple puisse provoquer chez celui qui la regarde une émotion, montre moins la force de l’installation en elle-même que celle de la trace, tout est déjà inclus en nous, en sous-main. Nous ne le voyons pas forcément, mais c’est là, il suffit de tendre les bonne lunettes, de mettre le révélateur.
Que t’inspire cette définition ?
« La résilience est un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l’événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression et se reconstruire. La résilience serait rendue possible grâce à la structuration précoce de la personnalité, par des expériences constructives de l’enfance (avant la confrontation avec des faits potentiellement traumatisants) et parfois par la réflexion, ou la parole, plus rarement par l’encadrement médical d’une thérapie. »
Il n’est pas anodin que Boris Cyrulnik ait inventé ce concept alors que lui-même est issu d’une lignée tourmentée. Il l’a éprouvé dans sa chair. Avant la réflexion, la parole, il y a cette pulsion, cette force qui précède tout et parfois contre toute raison, nous pousse à choisir la vie. Il est certainement fondamental d’avoir été nourri, aimé et accompagné dans l’enfance. Cela a été mon cas.
Cependant, j’ai grandi dans un paradoxe qu’il était difficile de démêler ; un milieu très émotionnel, et où dans le même temps, seules la raison et la rationalité avaient officiellement leurs lettres de noblesse. La raison était censée sauver le monde. Il était pourtant clair qu’elle n’avait pas suffi à sauver celui de mes parents.
Ton oeuvre « Gustie à Berlin » t’a été inspirée par l’histoire de ta grand tante, qui lors de la nuit de cristal put échapper au pire, mais en laissant derrière elle des pièces dévastées par les nazis « brisant la vaisselle qui avait été rangée dans les faux plafonds ».
Tu donnes vie à ce souvenir terrible en créant une installation avec des morceaux de verres cassés REUNIS dans un contenant transparent. Toute cette vaisselle cassée est-ce une manière de recoller les morceaux de ta propre histoire ? Comment t’es venue cette idée ?
L’idée m’en est venue totalement par hasard…mais il n’y a que des hasards nécessaires… Anne-Pierre d’Albis, commissaire du Parcours Saint-Germain m’avait demandé si j’avais une pièce qui se rapportait à la céramique ou à la porcelaine. Sur le moment, rien d’évident ne s’est présenté à mon esprit, j’ai oublié cette histoire. Un soir, j’étais en train de faire autre chose, et de rêver bien sûr, la question a surgi à nu : « Qu’est-ce que c’est la porcelaine pour moi ». Dans le même instant, j’ai vu la vaisselle brisée et l’appartement tel que je me les étais imaginés quand Gustie m’avait raconté cette histoire.
Il est tout à fait possible que cette porcelaine me représente. Je ne l’ai pas vue comme ça au départ. Ni qu’il me revenait d’en ramasser les morceaux épars. Souvent, je fais d’abord, je comprends ensuite. Quelques temps plus tard, je suis allée voir la fille de Gustie qui habite près de Tel-Aviv et je lui ai dit, comme par inadvertance, « Tu sais, j’ai fait une œuvre sur ta mère et l’histoire de la vaisselle à Berlin ». « De quoi parles-tu ? », c’est ce qu’elle m’a répondu. Sa mère ne lui avait rien raconté de cette histoire. J’en étais la seule dépositaire.
La transmission directe est souvent impossible, elle emprunte des trajectoires de crabe, je m’en suis maintes fois rendue compte. La mémoire doit parfois emprunter des détours pour pouvoir émerger.
Le sublime texte de l’écrivain Marc Lambron à ton sujet insiste sur une période sombre de l’histoire sans jamais la nommer alors que c’est l’essence même de ton œuvre. Pourquoi ?
L’ellipse est souvent plus évocatrice… Marc Lambron a réussi à saisir au plus près ce dont il s’agit dans mon travail, sans jamais toucher la muqueuse à pleines mains. Son texte m’a profondément touchée. C’est cette même pudeur qu’on entend dans son livre « Tu n’as pas tellement changé » qui porte sur son frère disparu.
Une image vaut-elle mille mots selon toi ?
Pas n’importe laquelle. L’horreur est comme un phare aveuglant, les mots qu’on sert en bouillie aux masses peuvent l’être aussi, ils empêchent de penser, de sentir. Ce qui parle, c’est la Parole, quelque soit la forme qu’elle prend. À ce moment, elle peut être vue, entendue.
Tu abordes une partie de l’histoire universelle par une œuvre très personnelle et pudique à la fois. Est-ce que la nécessité de ne pas tomber dans le « pathos » a fait partie de ton processus de création pour être au plus près de ta manière d’éprouver le monde ?
Je crois qu’il faut de la singularité, oui, à chacun d’entre nous, pour se sortir des fosses communes. Et dans le même temps, il faut trouver un moyen de se lier aux autres hommes. La Parole a ce pouvoir là. C’est à cet endroit de l’art, que l’homme peut trouver sa transcendance et son lien aux autres hommes. Unicité de l’être et liaison à l’autre. Le pathos est le symptôme de l’échec de cette tentative. Comme lorsqu’un hystérique pleure, on n’y croit pas. On sent bien que ce n’est rien d’autre qu’une décharge nerveuse qui ne met pas l’être en jeu.
Dans mon travail, je cherche la mémoire comme chair vivante, quand elle fait de nous, non pas des victimes, mais des êtres humains.
Je viens de terminer la lecture de la revue Ligne de risque relancée par Charles Morin. Son nouveau numéro est consacré au livre écrit en yiddish « À pas aveugles de par le monde », de Leïb Rochman. Ce livre est un chef d’œuvre, véritablement. Le lire est comme découvrir Kafka à quatre-vingt-dix ans. Il est à lui tout seul, cette partie de l’histoire universelle, comme tu le dis justement. Dans la revue, François Meyronnis signe un article exceptionnel dont le titre est « Après la fin ». Il écrit entre autres « Ce jaillissement insoutenable, chacun doit trouver dans ses propres nerfs, les ressources de s’y confronter, parce que nous sommes d’ores et déjà immergés en lui ». Il me semble que ceux qui veulent éviter cette confrontation, s’y soustraire, ne peuvent paradoxalement pas être réellement dans la vie, et poursuivre l’histoire.
En découvrant ton travail, on passe finalement du poétique au politique ou l’inverse ?
Cette question touche juste mais elle provoque chez moi des impressions mêlées. Il faudrait pour l’aborder correctement, d’abord laver ces deux termes à grandes eaux, en retrouver à la fois la fraîcheur et la gravité.
Mon travail poursuit une recherche double, comment être et être aux autres, en dépit de tout. Et en ce sens, il est l’un et l’autre.
Ton œuvre a-t-elle pour vecteur les êtres, les choses ou les temporalités ? (ou les 3 ?)
Le temps est en effet pour moi un sujet central. J’ai mis longtemps à comprendre que je n’adhérais pas à cette représentation conventionnelle du temps sous forme de ligne droite. Le temps est pour moi comme une spirale qui revient continûment sur elle-même tout en ne cessant d’avancer. Cette vision est en partie culturelle. Chaque année, au moment de la Pâques, les juifs sortent d’Egypte et se libèrent de leurs entraves. Chaque année, au moment de la Fête des semaines, ils reçoivent les Dix Commandements et entrent en terre promise et ainsi de suite. L’année est scandée par cette histoire qui revient sur elle-même. Et pourtant, dans le même temps, nous avançons. Je ne crois pourtant pas que cette vision soit uniquement culturelle. Il me semble que nous sommes tous lancés sur cette étrange trajectoire. S’attachent à nos basques mille traces du passé. La question n’est pas de savoir si elles existent ou pas, mais si nous acceptons de les voir. De les prendre en compte ou d’en être le jouet aveugle. Le temps tient les êtres ensemble, morts et vivants. Les objets en sont les porteurs symboliques.
Une question plus vaste…quel est l’avenir de l’art selon toi ? Plus précisément, quel est le risque de la dématérialisation des objets comme les photos ou les livres pour la génération future d’artistes ?
De nouveaux mediums se rajoutent aux précédents. Cela me semble plutôt bénéfique. On devient tous photographes, il suffit d’un moment d’inspiration. Je le prends comme une ouverture, une opportunité pour tous…L’art peut être le révélateur d’un état du monde, de son avilissement ou de sa transcendance. Je ne suis pas adepte des liseuses par exemple, mais un ami m’a dit, « Tu te rends compte, je prends le train, et je peux regarder toutes les premières pages des livres que j’ai aimés… ». J’ai trouvé ça fou. Ceci dit, je suis une amoureuse des livres, du papier, je me sens bien dans une maison s’il y a des livres.
Comment expliques tu ton travail à tes enfants ?
Mon travail s’adresse probablement d’abord à eux. Ce que je libère, les concerne au premier chef. J’espère les rendre plus libres. Leur expliquer qu’on peut échapper à tout sauf à ce qu’on est. Essayer est à la fois une perte de temps et la plus sûre voie vers le malheur.
J’ai constitué, chez moi Un mur de traces. Cela pourrait être un cabinet de curiosités si les objets qui s’y rassemblent n’étaient si anodins. Anodins mais uniques, anodins mais ils ont une histoire. Un de mes fils rassemble également des objets sur des étagères, elles sont remplies à ras bord, cela forme un ensemble extraordinaire. Il me fait des offrandes, je lui en fais d’autres.
Avec chacun de mes enfants, j’ai un dialogue particulier.
Le devoir de mémoire est-il inaliénable chez toi ?
Je n’aime pas cette expression. Je comprends ce qu’elle recouvre bien sûr, mais on ne fait pas de la douleur un devoir. Avec ça, on peut ne transmettre qu’une obligation, provoquer l’indifférence voire le rejet. Il y a parfois une désincarnation des commémorations qui me glace.
Il y a en revanche, à l’évidence, un devoir d’éducation. Et juste derrière, un devoir de réparation. Nous ne pouvons pas livrer toute cette laideur aux générations suivantes sans leur donner des clefs de réparation. Un cours de philosophie, un hymne à la vie, à ce que nous avons reçus de bon…Et bien sûr, on ne répare rien, mais cela permet de poursuivre. Nous devons accompagner et aider les jeunes générations à supporter la litanie des horreurs. C’est consciemment qu’ils doivent choisir la vie.
Dans mon travail, je cherche à partager ce qui est vivant dans ce qui n’est plus, ce qui appartient à l’humanité quoiqu’il advienne, ce que nous avons en commun.
Y a-t-il une chose dans ton existence que tu souhaiterais oublier si tu le pouvais ?
Ce que j’ai longtemps cherché à oublier me constitue. C’est au moment de l’énoncer, que je l’ai compris. Pour oublier, il aurait fallu naître autre.