On n’est jamais à l’abri de ce que réserve un repas. Ce projet éditorial est né au lendemain d’un déjeuner et d’une discussion entre Didier Guyot, le fondateur et président du groupe 3E, cabinet dont une des missions premières est le conseil aux organisations syndicales françaises et européennes, et un des auteurs de cette préface. La scène originelle s’est déroulée le 10 septembre 2021 au Kristal, établissement messin historique et bourgeois du début du XXe siècle, devenu restaurant ouvert à toutes les couches de la société. L’esprit convivial de la table où quatre convives devisaient sur la disparition possible du travail s’est vite répandu dans la grande salle de la brasserie, à tel point que plusieurs clients sont venus partager quelques verres et autant de confidences. Agora spontanée. L’ambiance était chaleureuse mais déceptive. Chacun peignait son tableau de l’état du pays en s’appuyant sur des morceaux de vie personnelle et professionnelle. Les habitués du Kristal évoquaient dans un joyeux pêle-mêle la dépréciation des services publics, la pression subie par les artisans, la perte de l’estime de soi. Qu’ils soient confrontés à des patients, des clients, des usagers ou des élèves, ces témoins spontanés s’accordaient sur les tendances inquiétantes d’une société qui semble se replier sur elle-même en même temps qu’elle dresse des murs d’incompréhension entre les individus. Plus grand-chose ne semblait possible ce jour-là. Le constat devenait amer comme un mauvais vin. La violence quotidienne, l’exclusion et le racisme plus du tout rampants, l’hystérie des réseaux sociaux, le chaos des plateaux de télévision, l’idéologie sclérosante décourageant toute initiative personnelle donnaient aux échanges une tournure désarmante et sombre. Ces discussions auraient pu rester un échange sans lendemain si l’idée d’une enquête approfondie n’avait émergé. Comment évolue le monde du travail ? Que cachent les réformes et les politiques publiques ? Comment changent-elles nos vies, nos représentations ? Que signifient socialement et psychologiquement les privatisations voulues par les politiques ? Quels signaux, quels mots remontent des salariés ? Des précaires ? Des fonctionnaires ? Des employés ? Des dizaines de conversations s’éparpillant ce jour-là, subsistaient quelques certitudes, une douleur et des non-dits. On retenait chez beaucoup une frustration et une perte de liberté, parfois un dessaisissement. Quelque chose d’indicible avait été pris à ces hommes et ces femmes au fil du temps. Et le phénomène s’accélérait depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. La peur de manquer de temps pour vivre et s’accomplir achevait d’épuiser la part d’optimisme contenue en chacun d’entre nous. Il y avait urgence à relever ce challenge : celui d’entamer un travail de collecte d’expériences professionnelles et de rassembler dans cet ouvrage des récits de vie. Il s’agissait en particulier d’offrir un espace inhabituel de paroles sans contrainte à ceux dont on n’entend peu voire jamais la voix. Nous sommes profondément reconnaissants à ceux qui se sont confiés dans ce livre, alors qu’ils font face à une pression quotidienne toujours plus insupportable. C’est la raison pour laquelle leur parole doit être considérée comme un trésor qui contient une valeur inestimable. « Un don », écrivait le psychanalyste Jacques Lacan. Comme vous allez vous en rendre compte, chacune de ces figures a conçu sa vie comme une bataille parfois sans fin, souvent sans perspective de salut, généralement sans prudence, mais avec un coût réel à payer : le stress et le burn-out, la perte d’énergie et d’identité, des blessures physiques et psychologiques à porter au-delà d’une carrière pour laquelle ils sont convaincus d’avoir donné le meilleur d’eux-mêmes. Dans Histoire de la fatigue1, Georges Vigarello rappelait que le statut du serf aux Xe et XIe siècles était « celui d’un être taillable et corvéable à merci, fixé jour et nuit, livré aux tâches indéfinies […] tout peut lui être imposé ». Et sa fatigue ne peut pas être prise en compte. Or, alors que nous sommes au début du XXIe siècle, la charge mentale liée au travail revient de façon récurrente dans les témoignages véhiculés par ces voix parfois cassées ou usées, parfois exaltées, souvent éreintées. Certains ont écrit des livres formidables à propos de leur expérience sur ce qu’est un travail harassant. Robert Linhart, dans L’Établi2, célébrait les « histoires individuelles complexes [passionnantes et tourmentées des ouvriers] ». Plus récemment le récit Michelin, Matricule F2767103 de Jean-Michel Frixon, l’autodidacte de l’écriture, comme il se qualifie lui-même, ouvrier érudit pendant quarante-trois ans chez Michelin, s’étonnait que les cadres ne soient pas suffisamment imprégnés de culture. Arthur Lochmann, dans La Vie solide. La charpente comme éthique du faire4, décrit l’ouvrier comme le dépositaire temporaire des savoir-faire car sa responsabilité est de les transmettre : « Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », rappelle-t-il. La Condition ouvrière5 de la philosophe Simone Veil oppose le contact avec la réalité (l’auteure entre elle-même à l’usine) à l’utopie bolchevique qui se fondait sur l’illusion d’une classe ouvrière libre. Déception ! Mais la voix la plus poignante est sans doute celle de Joseph Ponthus, auteur du chef-d’œuvre À la Ligne : feuillets d’usine6. Il l’a écrit pour se sauver de la rudesse et de la violence de l’usine et a pensé son livre comme « une dépossession bienheureuse ». Parce qu’il l’a offert à tous. Elle résonne cette voix et compose une musique dissonante, qui ressemble à celles de nos témoins. Leurs récits sont en décalage avec les discours consensuels et quasi parodiques du pouvoir macronien, capable de propos délirants, comme ceux tenus le 7 octobre 2021, sur le plateau de l’Accor Arena de Paris, lors de la septième édition des rencontres d’entrepreneurs lancées par la BPI, baptisée Innogénération. Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, s’est, ce jour-là, lancée dans un discours aussi épique qu’étrange. Elle y assimilait le travail en atelier à « de la magie où on ne distingue pas le cadre de l’ouvrier […] lorsque tu [notons le tutoiement] vas sur une ligne de production, c’est pas une punition [notons l’absence de formule correcte de négation], c’est pour ton pays, c’est pour la magie… ». Faut-il être à ce point ignorant du monde du travail pour s’enflammer de la sorte ! C’est exactement le reproche principal de Simone Veil qui fustige ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans une usine. La philosophe s’y est, elle, exposée. Le regretté Joseph Ponthus aurait sans doute aussi trouvé les bons mots pour répondre à cette ministre si déconnectée. Il aurait pu lui dire : « Madame la ministre, venez passer une journée avec moi à l’abattoir, sentez les odeurs, ressentez la chaleur et ensuite le froid, et nous aviserons ensemble si mon atelier est Wonderland. » De Joseph Ponthus, il sera question plus tard. Il nous accompagnera pour nous faire voir une réalité qui n’a rien de magique. Soyons sérieux et ouvrez les yeux, madame la ministre déléguée chargée de l’Industrie. Pour avancer sur ce projet, nous avions besoin d’une structure telle que 3E, groupe spécialisé dans l’audit et l’expertise comptable, comptant une soixantaine de salariés permanents et des dizaines d’intermittents en fonction des missions. Ils possèdent des bureaux à Metz et Paris. Ses clients sont essentiellement des syndicats ou des structures liées au monde interprofessionnel. 3E intervient sur tout le territoire français, dans tous les secteurs d’activité, de l’agroalimentaire à l’industrie, de l’artisanat aux entreprises du service public. Ils se développent depuis une vingtaine d’années et comptent plusieurs centaines de clients qui eux-mêmes comptabilisent des centaines de milliers de salariés. 3E est un poste d’observation formidable sur le monde du travail pour qui sait regarder, comme l’expérimenté Didier Guyot, l’âme et le fondateur de 3E. À soixante-six ans, la perspective de la retraite l’inquiète parce qu’il est habité par un goût d’inachevé, des sentiments de colère et de frustration : « Ça me fait suer de partir comme ça… Avoir autant bossé et assister impuissant à ce délabrement général sans rien pouvoir faire… » Il évoquait la nette et inéluctable détérioration des conditions de travail dans ses entreprises clientes depuis la création de son agence. Son interlocuteur, un des auteurs de cette préface donc, fatigué des doléances des uns et des autres, atomisé par les diagnostics laissant peu de place à l’espoir, essayait de trouver une issue avec des mots que n’aurait pas reniés un startuper. Il faut se battre, s’accrocher à ce qui reste, reconstruire… Personne ne nous écoute, tout le monde s’en fout. On s’est fait prendre au piège. Et maintenant, c’est cuit… La discussion filait sur une succession de souvenirs liés à des témoignages d’ouvriers, d’ouvrières, de cadres, de leaders syndicaux. De sa place d’observateur et d’acteur dans ce monde particulier de l’audit en entreprise, Didier Guyot avait une vue imprenable sur les dérives du libéralisme. Nous n’étions pas dans des discussions fumeuses et idéologiques, mais dans des histoires concrètes. Une vendeuse en parfumerie qui se battait pour que son magasin bénéficie de toilettes. Un ouvrier verrier à qui la nouvelle direction demandait de chronométrer ses journées en vue de refondre l’organisation d’une filiale. Le cadre d’un groupe chimique qui n’avait plus les moyens de payer le crédit d’un appartement et devait revenir à la location pour lui et sa famille, alors que ses rythmes de travail allaient en s’accélérant. Parfois, dans l’océan des plaintes, une bonne nouvelle quand un employé dans une cave viticole, reconnu pour son savoir-faire, obtient une prime qui lui permet d’acheter un van à crédit. Pour fuir. D’une manière plus générale, la conversation s’achevait sur un quadruple constat : Le monde du travail se privatise. Cette privatisation s’est accélérée sous la présidence d’Emmanuel Macron. Cette privatisation du monde et de l’espace public n’est jamais quantifiée, nommée ou cartographiée. Elle génère une perte de pouvoir d’achat, d’estime de soi, un sentiment d’encerclement et de restriction des libertés fondamentales. Le dénominateur commun de tous les exemples cités par les dirigeants de 3E, comme des clients qui nous avaient rejoints au cours de ce déjeuner inaugural, évoquait l’idée de « dépossession ». Nous nous sentions in fine tous dépossédés, d’une manière ou d’une autre. De notre vie, de notre cœur de métier et de nos libertés d’agir et de penser. Certains étaient impuissants, d’autres désenchantés. Quelques-uns avançaient des propositions, résistaient, se battaient pour échapper à un sort paraissant inéluctable. D’autres avaient renoncé. D’autres encore s’avouaient perdus, sans repères, soumis à un ordre, à des valeurs, à une morale qui n’étaient pas les leurs lors de leur entrée dans le monde du travail. En partant à la rencontre de ces dépossédés, nous avons pris la mesure de ces dissonances. Elles sont partagées et significatives d’une crise de la représentation qui remonte au milieu des années 1980, qui a vu monter l’abstention en même temps que les partis extrêmes, la disqualification des experts et la décrédibilisation des politiques, l’émergence des télévisions privées, la domination de l’émotion sur la raison. Nous avons voulu aborder frontalement ces questions et comprendre ce qui se joue en coulisse. Poser au fond la question du vivre-ensemble et de l’avenir. Dépossession (le livre) est la première étape de ce travail d’enquête que nous voulons approfondir en nous ouvrant à d’autres témoins, d’autres corps de métiers, d’autres territoires. À chaque entretien, nous avons découvert des éléments inattendus. Nous avons constaté aussi la confirmation de certaines de nos hypothèses. Le sujet paraît inépuisable. Après la discussion et les premiers entretiens de septembre, nous nous sommes mis à l’ouvrage. Nous avons travaillé avec 3E à l’élaboration d’une première liste de salariés encore en activité ou récemment retraités susceptibles de nous rencontrer et de parler librement, à visage découvert. Nous voulions une liste représentative de la société : des jeunes, des personnes plus âgées, des hommes, des femmes, des secteurs d’activité les plus variés possibles. De l’industrie à l’enseignement, de la fonction publique à la santé, de l’artisanat à l’intermittence du spectacle. Ce travail a été long et fastidieux. Nous avons rapidement ouvert notre liste à des connaissances ou à des amis d’amis. Pour que cela tienne dans un livre, nous nous sommes limités à dix-huit témoignages. Ceux que vous allez lire ici sont le fruit de dix-huit entretiens menés par des journalistes et des chercheurs. Nous leur avions fixé un cahier des charges assez simple : laisser vivre la parole, maintenir la tension durant les interviews et privilégier un temps limité d’élaboration. Une sorte d’urgence, pour des raisons symboliques et politiques, pour que ce premier livre sorte avant les résultats de l’élection présidentielle et ainsi suscite des débats. Chaque entretien a été conçu comme une petite enquête. L’intervieweur avait le choix de s’entretenir avec son « sujet » seul ou en famille, dans son milieu de travail ou à son domicile. L’intérêt était, au-delà de la conversation, de capter une ambiance et d’apporter des réponses aux questions que nous nous posions. Tout ne s’est pas déroulé comme nous l’avions imaginé. Certains ont pris peur au dernier moment et nous ont demandé de retirer leurs témoignages. D’autres nous ont demandé de les « anonymiser ». Au final, sauf dans deux cas, nous sommes restés fidèles à notre promesse originelle : chaque témoignage devait être réalisé à visage découvert. La parole engage et constitue une part de risque. Nos témoins nous ont fait confiance, aucun n’a demandé à relire ce que nous publions ici. Cependant, un biais nous est rapidement apparu. Nos témoins, et plus particulièrement ceux qui acceptaient de dénoncer leurs conditions de travail, étaient en majorité syndiqués. Parmi ces syndiqués, la CGT était souvent citée. Pour lutter contre ce sentiment de dépossession, l’engagement syndical paraît libérateur. À cet égard, nous pouvons difficilement parler de pudeur, tant nos témoins semblent ne rien avoir à perdre. Leurs paroles vont permettre, nous l’espérons, de rendre visibles des parcours de lutte, de renoncement, de dépréciation de soi : des paroles de faibles. Depuis quand travaillez-vous ? Avez-vous beaucoup changé d’emploi ? Ressentez-vous une perte de pouvoir d’achat ? Subvenez-vous aux besoins de vos parents ? De vos enfants ? Vous considérez-vous comme lésés ? Privilégiés ? Êtes-vous heureux de votre sort ? Quelle image avez-vous de vous-même et des autres ? Quel est votre ennemi si vous en avez un ? Sur qui ou quoi comptez-vous ? Croyez-vous au combat politique ? syndical ? Qu’avez-vous perdu d’important au cours de ces dernières années ? Comment vous projetez-vous dans l’avenir ? Ces questions en ont généré d’autres et nous ont permis d’approfondir la notion de dépossession. Elles offrent une contre-plongée saisissante sur la France de 2022 où des mots et des idées reviennent dans plusieurs entretiens. Des mots, des expressions, des pensées communes. Comme des balises dans une mer agitée. Ce qui revient dès que la question du travail émerge : Le déclin est là. Tenir tout de même. Rester digne. Être surveillé. Craindre de se faire sanctionner pour une faute, même petite. Perdre son temps. Avoir sa vie privée affectée par les conditions de travail. Être dans un combat permanent. S’user la santé, le cerveau. Arriver calme, sortir nerveux. Résister sur tous les fronts. Renoncer à force de se battre. Tenir jusqu’à la retraite. Lutter contre le désespoir. Travailler, c’est s’abîmer. C’est devenu une course contre la montre, mais les aiguilles vont trop vite. On a toujours moins de temps. Travailler plus pour travailler plus. Chacun est devenu remplaçable. Nous sommes entrés dans l’ère de la famine temporelle. Le progrès n’est pas pour tout le monde. On est plombés. Les unités de vie se calculent maintenant par soustraction. Il y en a toujours moins pour nous alors qu’ailleurs, on s’enrichit toujours plus. Moins de moyens, moins de pouvoir d’achat, moins de liberté, moins d’autonomie, moins d’humanité, moins de confiance, moins de temps, moins d’avenir, moins de perspectives, moins de choix, moins de motivation, moins d’énergie. Travailler plus pour vivre moins. Travailler plus pour vivre moins bien. Jenny, Farida, Reynald, Djamel et les autres… un facteur, un prof, une infirmière, une parfumeuse, un raffineur… Tous les salariés que nous avons rassemblés dans ce livre ont le travail chevillé au cœur. L’idée de paresse ou de paresser leur est étrangère. Ils semblent avoir été éduqués et conditionnés à la nécessité de travailler pour vivre. Leur engagement s’avère souvent imprudent mais vital, même si le retour sur investissement est de plus en plus décevant. Mais, si le travail des hommes s’arrête, que se passe-t-il ? Jean-François Diana et Denis Robert. Écrivain, journaliste, plasticien, réalisateur, scénariste, Denis Robert a révélé l’affaire Clearstream au grand public. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres : essais, romans, bandes dessinées, et d’une dizaine de documentaires. Il a publié chez Massot Éditions, Larry et moi (2020) et Travailleur médiatique (2021). En 2021, il a lancé « Blast, le souffle de l’info », site et WebTV autofinancés, dont il dirige la rédaction. Jean-François Diana est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine. Il est responsable du Master « Journalisme et médias numériques » et chercheur au Crem (Centre de recherches sur les médiations).