Soixante ans après sa mort, voici qu’est publié un roman inédit de Céline, dont l’action se situe durant la Grande Guerre et qui porte plus précisément sur la blessure de l’auteur et ses suites. Ces deux cent cinquante feuillets ont été évoqués sous le titre de Guerre par Céline lui-même dans une lettre à son éditeur Robert Denoël, datée du 16 juillet 1934 : « J’ai résolu d’éditer Mort à crédit, 1er livre, l’année prochaine Enfance, Guerre, Londres. » Ce livre tient à la fois du récit et du roman. Un récit qui, au fil des pages, devient de plus en plus romancé. Au tout début du livre, Céline raconte que, grièvement blessé au bras droit et très probablement à la tête, le 27 octobre 1914, en Belgique, à Poelkapelle, gisant sur le sol et couvert de sang, il avait perdu de temps à autre connaissance, avec des morts autour de lui, crevant de faim et de soif, avant de parvenir enfin à se mettre debout. Ces pages ont un accent de vérité qui donne à penser qu’il s’agit de la relation de souvenirs vrais, y compris lorsqu’un soldat anglais lui vient en aide, avec lequel il parle anglais et grâce auquel il parvient à regagner nos lignes. Dans une lettre qu’il adressa le 5 novembre 1914 à son frère Charles, le père de Louis Destouches écrivait : Il a été frappé sous Ypres au moment où, sur la ligne de feu, il transmettait les ordres de la division à un colonel d’infanterie. La balle qui l’a atteint par ricochet était déformée et aplatie par un premier choc ; elle présentait des bavures de plomb et des aspérités qui ont occasionné une plaie assez large, l’os du bras droit a été fracturé. Cette balle a été extraite la veille du jour où nous avons pu parvenir jusqu’à son chevet ; il n’a pas voulu qu’on l’endorme et a supporté l’extraction douloureuse avec beaucoup de courage. Dans cette même lettre, Ferdinand Destouches expliquait que son fils avait dû faire sept kilomètres à pied pour rencontrer le deuxième échelon des ambulances où la fracture avait été réduite. « Il devait aller d’Ypres à Dunkerque dans un convoi mais il n’a pu aller jusqu’au bout du trajet tellement la douleur était vive, il lui a fallu descendre à Hazebrouck où un officier anglais l’a conduit à la Croix-Rouge. » Le capitaine Schneider, commandant le 2e escadron du 12e régiment de cuirassiers, dans lequel servait Louis Destouches, écrivit au père de ce dernier : Votre fils vient d’être blessé, il est tombé en brave, allant au-devant des balles avec un entrain et un courage dont il ne s’est pas départi depuis le début de la campagne. Ce comportement héroïque est confirmé par la citation qui lui fut ensuite décernée : En liaison entre un régiment d’infanterie et sa brigade, s’est offert spontanément pour porter sous un feu violent un ordre que les agents de liaison de l’infanterie hésitaient à transmettre. A porté cet ordre et a été grièvement blessé au cours de sa mission. Cette action lui valut, dès le 24 novembre, d’être décoré de la médaille militaire, légion d’honneur des sous-officiers et hommes de troupe, puis de la croix de guerre dès sa création, en avril 1915. Les premières pages du livre correspondent donc bien à ce qui s’est effectivement passé à Poelkapelle le 27 octobre 1914, encore qu’un doute subsiste sur les circonstances d’un choc à la tête que Céline semble bien avoir reçu le même jour, projeté contre un arbre à la suite d’une explosion. Cette blessure n’a jamais été homologuée mais il n’est pas douteux que Céline s’est plaint pendant toute sa vie de névralgies, accompagnées de violents acouphènes, comme si un train lui passait dans la tête. Marcel Brochard, qui connut Louis Destouches à Rennes, parlait d’une altération du tympan due au fracas des explosions du champ de bataille. Quant à son beau-père, le Pr Follet, il attribua ces malaises à un bouchon de cérumen et pratiqua une insufflation tubaire qui provoqua une aggravation du mal. Plus tard, Élie Faure, qui était médecin, pencha pour la maladie de Ménière à laquelle se réfère Céline dans plusieurs de ses écrits. Mme Helga Pedersen, ancienne ministre danoise de la Justice et ancienne présidente de la Fondation Mikkelsen, a mis à ma disposition un document qu’elle détenait, écrit de la main de Céline, qui constitue une sorte de bilan de santé et dans lequel on peut lire : tête. Mal de tête permanent (ou à peu près) (céphalée) contre lequel toute médication est à peu près vaine. Je prends huit cachets de gardénal par jour – plus deux cachets d’aspirine, on me masse la tête tous les jours, ces massages me sont très douloureux. Je suis atteint de spasmes cardio-vasculaires et céphaliques qui me rendent tous efforts physiques impossibles – (et la défécation). Oreille : complètement sourd oreille gauche avec bourdonnements et sifflements intensifs ininterrompus. Cet état est le mien depuis 1914 lors de ma première blessure lorsque je fus projeté par un éclatement d’obus contre un arbre. Lucette Almansor, qui partagea la vie de Céline de 1935 jusqu’au décès de l’écrivain en 1961, confirmait les douleurs à la tête dont il a fait mention dans plusieurs de ses romans et dans beaucoup de ses lettres. La légende a voulu qu’il ait été trépané, légende qu’il a laissée courir sans jamais la démentir. Ainsi, dans la préface de la première édition de Voyage au bout de la nuit dans la collection de la Pléiade en 1962, le Pr Henri Mondor, lui-même médecin, parlait de « fracture du crâne », de sa « pauvre tête fracturée », de son « crâne cassé », de sa « fêlure du crâne ». Céline ne l’a pas détrompé lorsque le texte lui a été communiqué. Et Marcel Aymé, dans les Cahiers de L’Herne, écrivit pour sa part : « Par suite d’une trépanation nécessitée par une blessure à la tête, trépanation qu’il disait avoir été mal faite, il avait toujours souffert de violentes migraines. » Il reste que la version de Céline selon laquelle il aurait subi un choc à la tête est la plus vraisemblable – et les premières pages de Guerre paraissent correspondre à la vérité. Il est plus difficile ensuite de faire le partage entre la réalité et la fiction, notamment pour tout ce qui concerne Peurdu-sur-la-Lys, c’est-à-dire Hazebrouck, où Louis fut hospitalisé. L’un des personnages importants de cette partie du roman est l’infirmière L’Espinasse, qui semble profiter de la situation pour se livrer sur des blessés à des pratiques que la morale réprouve. Il faut à ce sujet faire à nouveau le partage entre la légende et la réalité… Et à ce titre, Guerre ne peut alimenter sérieusement les rumeurs selon lesquelles une infirmière nommée Alice David aurait donné le jour à une fille dont Céline serait le père. Beaucoup ont fantasmé à ce sujet depuis la découverte du manuscrit, évidemment sans l’avoir lu, certains allant jusqu’à soutenir que Céline y avouait sa paternité, ce qui n’est aucunement le cas. Nous savons en revanche, et depuis très longtemps, qu’une dame Hélène Van Cauwel, épouse d’un pharmacien installé au 29 de la rue de l’Église à Hazebrouck, reçut chez elle le maréchal des logis Destouches, quand il avait des permissions, et qu’une infirmière, Alice David, s’était prise d’amitié pour lui, et sans doute un peu plus. Selon cet unique témoin, décédé centenaire, non seulement Céline aurait été l’amant d’Alice, mais il en aurait eu une fille, que personne n’a jamais vue. Pierre-Marie Miroux, célinien et chercheur de qualité, a effectué de longues et minutieuses recherches dans le nord de la France sans parvenir à confirmer cette information, qui ne lui semble pas correspondre à la vérité. Alice David avait quarante ans, Louis Destouches en avait vingt, nul ne lui a jamais connu d’amant, elle était très religieuse et a toujours vécu dans une maison de famille qu’elle partageait avec plusieurs de ses frères dont l’un au moins était prêtre. Et, dans les quelques lettres qu’elle a adressées à Louis quand il a quitté Hazebrouck, il n’a jamais été question d’un enfant, même par allusion. S’il est vrai que sa lettre du 9 février 1915 s’achevait par « bonsoir mon chéri », la lettre précédente, du 31 janvier, s’achevait ainsi : « Au revoir mon frère chéri, votre grande vous remercie de votre lettre, et vous embrasse de tout cœur. – À quand votre photo ? » Enfin, Pierre-Marie Miroux a trouvé l’acte de notoriété établi par le notaire chargé de la succession d’Alice David, décédée en 1943, document duquel il apparaît qu’elle a laissé pour seul héritier son frère, le chanoine Maurice David, argument auquel on peut évidemment objecter que l’enfant aurait pu décéder avant sa mère. Il n’est évidemment pas exclu qu’Alice David ait été le modèle de la L’Espinasse, mais il s’agit d’un personnage très différent d’Alice David, vieille fille sentimentale et très religieuse, pour ne pas dire bigote. Guerre s’achève par un départ en Angleterre pour le moins rocambolesque et que nous savons de pure invention, bien qu’il soit avéré qu’une fois rétabli Louis Destouches partit à Londres, où il travailla au Consulat général de France de mai à décembre 1915. Il y est du reste retourné pour se marier avec Suzanne Nebout le 19 janvier 1916. C’est aussi d’Angleterre, de Liverpool précisément, qu’il s’embarqua le 10 mai 1916 sur le RMS Accra de la British and African Steam Navigation Company, à destination de Douala au Cameroun. Il n’y a jamais eu de concordance exacte entre les événements vécus par Céline et leur évocation dans ses romans. N’a-t-il pas raconté l’Afrique et les États-Unis dans Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, avant son enfance passage de Choiseul et son premier séjour en Angleterre, qui n’apparaissent qu’en 1936 dans Mort à crédit ? Et Berlin dans Nord après avoir évoqué Sigmaringen dans D’un château l’autre ? Et le séjour à Londres dans Guignol’s band, de nombreuses années après y avoir vécu ? Certains objecteront que les événements rapportés dans Guerre auraient eu leur place dans Voyage au bout de la nuit, ce qui est chronologiquement exact. Il n’est cependant pas douteux que ces chapitres ont été écrits après la publication du Voyage. Céline estimait celui-ci achevé. Il ne s’agit donc pas d’extraits de son premier roman que Céline, pour une raison ou une autre, en aurait exclus. Au dos d’une page du manuscrit figure l’adresse californienne d’Elizabeth Craig à l’époque de leur rupture, soit en 1933-1934, indice qui autorise à le dater postérieurement au roman qui obtint en 1932 le prix Renaudot. La réapparition de ce texte et d’autres manuscrits inédits, tous volés dans l’appartement de Céline à l’époque de la libération de Paris, a fait couler beaucoup d’encre. Ils ont été restitués aux héritiers de Lucette Almansor, veuve et unique héritière de Céline, qui en était propriétaire, alors que leur détenteur s’était engagé, c’est du moins ce qu’il a déclaré aux enquêteurs, à ne pas les lui remettre – ce qui constitue la preuve qu’il savait qu’elle en était bien la légitime propriétaire. À cela il convient d’ajouter que, du fond de sa prison danoise, Céline s’était plaint d’avoir été volé de plusieurs manuscrits dont la liste correspondait bien à ceux qui sont aujourd’hui entre les mains de ses héritiers. Il n’est pas opportun de rapporter ici les circonstances dans lesquelles le manuscrit de Guerre, en même temps que d’autres manuscrits de Céline, dont celui de Mort à crédit, est entré en possession des héritiers de Lucette Almansor. Mais il n’est pas douteux que c’est la première fois que, tant d’années après la mort d’un écrivain, en l’espèce soixante ans, des textes de cette importance sont retrouvés et peuvent ainsi être publiés par les titulaires du droit moral attaché à son œuvre, qui ont veillé à ce qu’ils soient portés à la connaissance du public aussi rapidement et aussi scrupuleusement que possible. S’agissant de Guerre, le manuscrit révèle une écriture très rapide, manifestement de premier jet, dont beaucoup de mots ont été déchiffrés avec difficulté et quelques-uns, heureusement assez rares, sont demeurés illisibles. Le manuscrit de Voyage au bout de la nuit, qui a été vendu à l’Hôtel Drouot le 15 mai 2001 et qui fut préempté par la Bibliothèque nationale de France, est écrit de façon beaucoup plus lisible et sage que celui de Guerre. Mais c’était le dernier état du livre, recopié par Céline lui-même, destiné à sa secrétaire de l’époque, Jeanne Carayon, chargée de dactylographier l’exemplaire destiné aux maisons d’édition. D’autres textes issus des manuscrits seront publiés ultérieurement sous la direction d’Henri Godard et de Régis Tettamanzi, à savoir Londres, des compléments à Casse-pipe et La Volonté du Roi Krogold – ce dernier titre étant souvent cité dans d’autres œuvres de Céline, à commencer par Mort à crédit. Le texte de Londres constitue, à l’évidence, une suite de Guerre, dont le dernier chapitre relate le départ du narrateur pour Londres, à l’invitation d’un riche major britannique, amant occasionnel d’Angèle, ancienne maîtresse de Cascade – celui-ci ayant été fusillé pour mutilation volontaire après qu’elle l’eut dénoncé aux autorités militaires. Cet ultime épisode montre à lui seul combien ce roman inédit est célinien, tant par le voisinage constant du tragique et du comique qu’en raison du fait que Céline y exprime, comme il l’avait fait dans Voyage au bout de la nuit, son horreur de la guerre et de la mort, qui sont des constantes de toute son œuvre. Céline a côtoyé la mort à maintes reprises, pendant la Grande Guerre sur le front et dans les hôpitaux où il a été soigné, sur Le Chella en 1939, pendant son séjour en Allemagne, d’août 1944 à mars 1945, et plus encore dans l’exercice de sa profession de médecin. Louis Destouches est revenu du front mutilé dans sa chair et dans son esprit et, comme tous les anciens combattants de la Grande Guerre, imprégné de l’idée du « plus jamais ça » et de l’espérance qu’il s’agissait bien de la « der des der ». C’est pour tenter d’éviter le retour de semblables horreurs que Céline a écrit Voyage au bout de la nuit, mais ce ne sont malheureusement pas les écrivains, si talentueux soient-ils, qui changeront le monde. Le maréchal des logis Destouches a donc été le témoin de la Seconde Guerre mondiale, puisque l’Allemagne et la France, ces deux nations chrétiennes, n’ont pas attendu plus de vingt ans pour se jeter une nouvelle fois l’une contre l’autre – ce qui valut aux lecteurs de Céline ses trois derniers chefs-d’œuvre, D’un château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon, paru après sa mort, en 1969, trilogie tragique autant que comique, dans laquelle il évoque l’agonie de Berlin sous les bombes, les derniers soubresauts de l’État français à Sigmaringen, et sa fuite avec sa femme Lucette et leur chat Bébert à travers l’Allemagne en feu, trilogie qui constitue la géniale apothéose d’une œuvre comparable à aucune autre. FRANÇOIS GIBAULT