L’histoire qui va suivre est celle d’un journaliste qui découvre Pôle emploi à 52 ans Je suis né en 1958. Pigiste depuis mes vingt ans, j’ai travaillé pour des dizaines de titres, du Monde à Poney mon ami, d’Air France magazine à Politis, de L’Humanité Dimanche à Voici. « Parce qu’ils le valent bien », dirait L’Oréal. Pigiste, ce n’est pas un métier. C’est une activité. Comme mercenaire. Il faut sans arrêt se vendre. Si ce travail m’a toujours passionné pour ses mille et une rencontres, il m’a rarement intéressé pour ce que j’écrivais. Je savais ce que j’avais à rédiger. Je connaissais mes marges de liberté. Je n’avais plus d’illusions, ni sur mon métier ni sur son avenir. À l’approche de la cinquantaine, je suis rentré dans un hebdomadaire destiné aux fonctionnaires et élus franciliens, L’Écho d’Ile-de-France. Un titre que vous ne connaissez certainement pas, mais qui remonte au XIXe siècle et dont les revenus proviennent de l’obligation de publication des annonces légales. Pour la première fois de ma vie, je travaillais trois jours par semaine pour le même titre. Notre diffusion n’était que de quelques centaines d’exemplaires, mais nous avions fidélisé des lecteurs. Oh, pas beaucoup, sans doute quelques dizaines de chargés de communication, d’attachés de presse et d’élus. Qu’ils soient maires, députés ou même ministres, beaucoup rêvaient d’y figurer, car ils savaient que leurs homologues les liraient. À ce titre, j’ai rencontré Charles Pasqua, Cécile Duflot, Nathalie Kosciusko-Morizet, Valérie Pécresse, Philippe Juvin, Nicolas Dupont Aignan et bien d’autres élus et préfets. Cette matière ne constitue pas l’objet de ce livre. Non, la matière de ce livre, c’est l’histoire d’un demandeur d’emploi et de sa rencontre avec Pôle emploi. Après six années de collaboration, L’Écho d’Ile-de-France a été racheté une troisième fois. Moi avec. Mon ami patron, Jean-Pierre Vittu de Kerraoul, m’a licencié au bout de six mois sans m’avoir jamais rencontré. Une histoire d’une banalité affligeante. Aussi, dès mon inscription à Pôle emploi, j’ai voulu raconter mes démêlés avec ce monstre froid auquel des millions de Français ont, ont eu, ou auront affaire. J’en avais besoin pour ne pas déprimer, pour positiver ces heures perdues et espérer éventuellement retrouver du travail. Tous ceux qui ont été licenciés après 50 ans savent que les directeurs des ressources humaines (ah, cette douce novlangue) nous considèrent comme des vieux, presque comme des irrécupérables. Une expérience simple que malheureusement nos élus et technocrates qui ont mis en place ce système ignorent totalement. Ce livre raconte en filigrane l’histoire d’une fracture sociale, d’un divorce profond entre les élites d’un pays et son peuple dont Pôle emploi est l’un des symboles. Il est dédié à tous ceux que le système actuel écrase. Juin Où j’apprends que je suis vendu et que rien ne s’ensuit Ce jour d’été, j’ai rendez-vous avec mon rédacteur en chef et ma propriétaire. J’y arrive joyeux. Les vacances approchent. Je ne me doute pas que ma vie va une nouvelle fois basculer. La programmation décidée, nous prenons un dernier verre avant de nous séparer. Incidemment, entre deux tasses de Nespresso, notre propriétaire lâche qu’elle envisage de s’associer à notre imprimeur. « Un projet bénéfique pour tous, précise-t-elle, car cela permettrait enfin à L’Écho de se développer. ». Notre nouvel actionnaire, un certain Jean-Pierre Vittu de Kerraoul, possède déjà une imprimerie, une régie pub et des dizaines de titres comme le nôtre qui subsistent grâce aux annonces légales, ainsi que le très chic magazine Art Press. « C’est une véritable chance, affirme-t-elle, car il a les plus grandes ambitions pour le titre. » Nous avons tendance à la croire. L’Écho a du potentiel et elle n’a pas les reins assez solides pour le développer sur le Net, seule possibilité pour nous d’acquérir davantage d’audience. « De toute façon, affirme-t-elle pour nous rassurer, tout cela n’est qu’un projet. Nous avons encore tout l’été avant d’envisager d’éventuels changements. » Un pieux mensonge. Elle a déjà vendu le journal… Octobre L’imam caché qui m’a racheté Au retour des vacances, il ne s’agit plus d’une prise de participation, mais d’une vente pure et simple. Mon rédacteur en chef m’annonce qu’il quitte le journal et mon ancienne propriétaire a disparu. L’atmosphère a changé, mais mon nouveau propriétaire n’a pas le temps de s’occuper de moi… Cet homme, ô combien respectable, doit être débordé… Il est, paraît-il, au Liban… Faute d’interlocuteur, je continue comme si de rien n’était. Après tout, chaque semaine de plus est une semaine de gagnée. Mais je suis bien trop vieux dans la profession pour ne pas comprendre que cela n’annonce guère des lendemains qui chantent. Dans mon for intérieur, je pressens que mon sort est scellé : personne n’a demandé à me rencontrer. J’essaye de lui téléphoner. Sans succès. Pourtant, cela devient urgent. J’arrive au bout de la clause de cession qui me permet de quitter le journal avec des indemnités. Je n’ai de toute façon aucune intention de la faire jouer. Je veux continuer. J’ai besoin de ce travail et j’ai des interviews prévues. Mais je n’ai plus d’interlocuteur. Mon imam caché doit le savoir, car un miracle se produit. Après un énième appel, sa secrétaire me contacte. Il veut me parler. « Vous tombez bien, lance-t-il d’entrée. J’ai une réunion cette semaine pour nommer un nouveau responsable. — C’est très bien. J’ai des interviews lancées… — Oui… — Je suis en contact avec Charles Pasqua, François Hollande… » Un ange passe… Comme aurait dit SAS. Il le sait. Il doit m’annoncer une nouvelle désagréable. Alors il temporise avant de lâcher : « Je crains que nous n’ayons plus besoin du même volume de travail… — C’est-à-dire… — Nous aurons probablement besoin de moins d’articles. Il y aura aussi d’autres journalistes… » De suite, je comprends. Il a décidé de me virer. Comme je suis prêt à un compromis, je lance : « Vous ne comptez pas garder l’interview hebdomadaire ? — Vous verrez avec le nouveau responsable. Je ne peux pas prendre de décisions éditoriales à sa place. Il vous commandera certainement des articles, mais je ne peux pas vous dire à quelle fréquence. » Le ton a changé. Les amabilités sont finies. J’ai déjà vécu ce genre de situation. Je sais que je dois réaffirmer mes droits : « Vous savez, je suis salarié depuis plus de cinq ans et si j’ai moins de travail, cela s’appelle une modification substantielle de la nature du contrat de travail… — Vous n’êtes pas salarié. Vous êtes pigiste. — Je suis peut-être pigiste, mais apparenté salarié dans la mesure où je travaille toutes les semaines. » Il rigole. Quelques borborygmes plus tard, nous avons raccroché, sachant très bien ce qui va se passer. Licenciement. Procès. Reste à écrire le scénario définitif de cette rupture. Une semaine plus tard, je n’ai toujours pas de nouvelles du nouveau responsable. Par précaution, j’envoie un mail et je livre mes articles en temps et heure pour ne pas être pris en faute. Depuis longtemps, je sais que toutes les traces écrites serviront au moment du procès, d’une manière ou d’une autre. Jean-Pierre Vittu de Kerraoul Mon ami patron Un homme Kapital Je consulte la biographie officielle de mon ami patron. En la lisant, je me dis : Ma foi, un homme qui a construit le premier groupe indépendant de presse hebdomadaire régionale en France avec dix-huit titres, qui a été président du Syndicat de la presse hebdomadaire régionale, président de la Fédération nationale de la presse française, président du directoire des hebdomadaires catholiques régionaux, administrateur de l’École supérieure de journalisme de Lille et qui intervient sur tous les dossiers déterminants pour l’avenir de la presse (éthique et déontologie, distribution, financement des investissements, formation des journalistes, modernisation industrielle) ne peut pas être un grand Satan souhaitant notre disparition. L’Éthique, la Déontologie, la Formation, le Financement, c’est Lui ! Un groupe solide, indépendant et qui étend ses tentacules vers l’Ile-de-France. Tout cela paraît plausible. Naïf que je suis ! Fin novembre Un dernier coup de fil Pour notre deuxième entretien, mon ami patron a la solution magique, le fameux licenciement par consentement mutuel créé par Sarkozy : « Ce serait mieux pour vous, susurre-t-il au téléphone… — Pourquoi pas, si on se met d’accord sur un montant… — Lequel ? — Je ne sais pas. Je dois contacter mon avocat. — Il peut me téléphoner… — Bien, je l’appelle pour voir. » Après une brève conversation, mon conseil décline la proposition et m’indique la somme à demander. Je rappelle la secrétaire qui me passe mon ami patron. D’emblée, je lui propose : « 24 000 euros. » Il éclate de rire. C’est pourtant très simple. Ce sont les sommes légalement dues avec en sus 10 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Là, il n’est plus du tout suave. Après des mots forts déplaisants, il me réexplique que je ne suis pas salarié. Je l’écoute pérorer. Puis, je lâche pour conclure : « Eh bien nous verrons, les Prud’hommes en décideront. » « Notre » stagiaire Mes jours sont comptés. Je le sais. Mais, jusqu’à ma lettre de licenciement, je dois continuer comme si de rien n’était. J’alerte la stagiaire qui devait m’accompagner dans mes interviews. La charmante enfant me répond : Koi ? c pas possible. Jvais me faire manger a quelle sauce ? Merde, ta su la nouvelle quand ? Et puis, plus rien. Plus de nouvelles pendant des jours alors que je sais qu’elle a été convoquée. Pour moi, l’affaire est pliée. Elle va me remplacer. Je veux en avoir la confirmation. Je pianote : Et ton rv avec kerraoul ? La réponse tombe. Exactement celle que j’attends : Cetait stressant. Il me dmande de faire bcp de chose et jai peur de ne pas y arriver. Mais je vais apprendre des choses. Narquois, je réponds : C bien tu feras notre travail avec un salaire d’apprentie. Bienvenue dans le monde des patrons. C un peu sa. C flippant. Ajoutant dans un autre SMS : Nan. Je ferai ce dont ils ont besoin. Et ce kil me dmanderont de faire. Je ne sais pas. Légèrement énervé, je réponds : J’espère que ton école est contente. Une stagiaire qui remplace deux journalistes, c’est rare. Le pigiste ?Un chômeur rarement indemnisé… Si la loi oblige nos employeurs à nous payer en salaires, c’est rarement le cas. Pendant des années, j’ai ainsi été payé en droits d’auteur par les plus grands groupes français, ce qui me privait du chômage et d’une large partie de mes droits à la retraite. Cette situation a perduré jusqu’à ce qu’un contrôle de l’Ursaff ne contraigne mes employeurs à me rémunérer en salaire. En procédant ainsi, les industriels de la presse économisent de nombreuses charges sociales et nous privent de tout droit au chômage et d’une retraite convenable. Quand les pigistes perdent l’un de leurs emplois, ils ne peuvent pratiquement jamais prétendre au chômage, car ils n’ont pas suffisamment travaillé pour ce seul titre. Et croyez-moi, les groupes de presse veillent à ce que leurs précaires ne dépassent pas ce fameux seuil et pendant trente ans, malgré les nombreuses fois où j’ai été « congédié », je n’ai jamais eu droit au chômage alors que j’y avais cotisé. Là, pour la première fois de ma vie, mes cotisations vont me permettre de toucher des allocations. Je n’ai signé aucun contrat, mais la justice et Pôle emploi reconnaitront que j’étais salarié. Certes, je vais perdre l’essentiel de mes revenus, mais je vais devenir un chômeur rétribué tout en continuant à travailler pour Notre Époque et Femme Moderne. J’ai une double chance : celle d’être un chômeur indemnisé, et celle de ne pas être un chômeur à temps plein. Dans le merveilleux jargon de Pôle emploi, j’ai des « emplois conservés ». Sans ce minimum d’activité, il y aurait de quoi devenir fou et perdre pied rapidement. Par contre, sans être unique, cette situation est suffisamment rare pour perturber gravement la compréhension des préposés de Pôle qui ignorent tout de notre statut de pigiste. Fin décembre Et un chômeur de plus, un ! Ça y est, tous les papiers qui me confirment mon licenciement sont là, étalés sur mon bureau. Je me lance sur Google qui enregistre par la même occasion, la NSA habitant chez moi, que je suis chômeur. Le site de Pôle emploi est vite trouvé. J’inscris mon nom et même une question secrète censée me permettre de retrouver mon espace personnel. Chouette. J’avance. Mais à la quatrième étape. Patatras. Tout s’écroule. Erreur 500. Aurais-je mal rempli mon code ? Pas qu’il me semble. Bon, le site est ainsi fichu que je dois tout recommencer. De toute façon, je savais que ce serait un long combat. Je ne renonce pas. Je reviens au tout début. Clac. Mot de passe invalide. Je reste interloqué. J’ai à peine le temps de réfléchir qu’une nouvelle surprise arrive. Ce message s’affiche : Nous allons procéder à des travaux de maintenance technique les 17 et 18 décembre. L’accès aux services Candidat sera fermé du 17/12 à 17 heures au 18/12 à 18 heures. Nous vous prions d’accepter nos excuses pour la gène occasionnée. L’équipe pole-emploi.fr Je tique un peu pour la faute d’orthographe sur le mot gène que mon correcteur Word a repéré. Visiblement, Pôle emploi ne sait pas encore s’en servir. Ce qui n’est guère rassurant de la part de salariés chargés de me réinsérer. Mais bon, moi aussi je n’arrive pas à me servir de leur système génial. Clic, il refuse encore de valider mon mot de passe. Comme Pôle est cool, il me propose gentiment : Pour recevoir votre mot de passe, saisissez vos : Identifiant et Code postal… Puis, il me précise : Tous les champs sont obligatoires. Bien évidemment, la réponse qui s’affiche n’est pas tout à fait celle que j’attendais : Aucun espace personnel ne contient ces informations. Merci de vérifier votre saisie. Heureusement, l’opiniâtreté est mon alliée. Il y va de ma survie. Je récidive. Hélas, ce nouvel essai ne donne pas plus de résultats. Au bout d’une heure, pour ne pas me fâcher trop vite, je m’offre une pause déjeuner. Le ventre plein, je réussis à franchir la troisième haie. Ah, ils me demandent ma carte Vitale, un RIB et un CV. Je cours dans l’appartement. Oui. J’accepte que mon numéro de portable soit utilisé afin de recevoir des SMS de Pôle emploi. Oui. J’accepte que mon adresse électronique soit utilisée pour des échanges avec Pôle emploi. Oui. J’accepte un échange interactif, confidentiel et sécurisé avec Pôle emploi. Après avoir ainsi positivé ma relation avec Pôle emploi, car après tout j’aurais pu refuser, mon ami Pôle me répond : Recevez par e-mail un rappel de votre rendez-vous, vos courriers dans votre espace personnel, un SMS pour vous rappeler d’actualiser votre situation. Respectueux de nos vies privées il me rappelle mes droits : Vous disposez d’un droit d’accès et de rectification aux informations qui vous concernent auprès de Pôle emploi conformément à la loi du 6 janvier 1978. Ça y est. Je suis inscrit. Me voici membre de ce vaste club. Pôle emploi devient mon ami et, avec cette belle langue qu’il nous a inventée, nous allons vivre d’intenses moments de bonheur… An I de mon chômage Janvier Bienvenue chez l’ami Pôle Ça y est. J’ai enfin mon rendez-vous à Pôle emploi. À 52 ans, il est temps. À 16 heures tapantes, je me pointe dans l’agence, rasé de frais et frictionné d’un léger parfum citronné. À l’accueil, un grand type dégingandé dépenaillé, genre taille basse et idées courtes, m’oriente vers l’étage. Je quitte les queues du rez-de-chaussée pour un monde corporate et silencieux où une hôtesse m’accueille. Je m’assieds. Une minute plus tard, ma conseillère me fait entrer dans son bureau. Cette quinqua falote a reçu des consignes. Être rentable. Alors, elle attaque sèchement : « Bon, j’ai environ 20 minutes à vous consacrer. Quel est votre nom ? » Je le lui donne. Elle tape dans son ordinateur où elle trouve des dizaines de Reymond. Ce qui m’étonne. Et en effet, à peine assis, c’est le couac. Je remarque que si la convocation est bien à mon nom, mon prénom est, lui, devenu Jean-Marc. Pourtant, la responsable trouve mon dossier. Tout correspond : nom, prénom, adresse et même numéro de Sécurité sociale. Mais un détail cloche : selon son ordinateur, je suis né en Dordogne. Moi, un Parisien pure souche. Cela l’interpelle : « Je réfléchis. J’ai le sablier. » Ah, elle sourit. Elle m’a enfin trouvé. L’ordi plante. Quand il remarche, je suis toujours né à Ribagnac. Fataliste, ma quinqua pâlotte lâche : « Il faut que j’aille voir mon responsable. » Il est 16 h 20. Le temps imparti est dépassé. Le responsable doit être lui aussi dépassé. Il est 16 h 35 quand elle revient : « On a créé un nouveau numéro. Ça devrait marcher. » Cinq minutes plus tard, elle exulte : « Votre inscription est passée. Le bonheur ! » Clic. Clac, me voilà demandeur d’emploi. Satisfaite, elle m’oriente vers sa collègue. Elle, elle ne s’occupe que des inscriptions. Je ne la reverrai jamais. Charmante, efficace, ma « nouvelle amie » pianote à toute vitesse. En un tour de main, je me retrouve avec une demande de formation validée. Elle est ravie. « Cela ne marche pas à tous les coups », fanfaronne-t-elle. Devrais-je m’en réjouir ? Je ne sais pas. Je ne comprends même pas de quoi il retourne. Je n’ai rien demandé. De plus, il est trop tard pour qu’elle me fournisse des explications. Avec le collapse informatique, les bureaux ont déjà fermé. Il est 17 heures, le nettoyage de l’agence a commencé. Ma nouvelle amie me fait sortir par une porte dérobée. En partant, j’entends pour la cinquième fois de la journée ce même refrain : « Ne vous inquiétez pas. » Je finirai par comprendre pourquoi ils répètent ce mantra à tout bout de champ. Le petit Nicolas et le conseiller unique Quand la pensée magique accouche d’un monstre Si le chômage concerne tout le monde, il n’intéresse guère le grand public. Aussi, lorsque Nicolas Sarkozy promet durant sa campagne électorale de fusionner les Assedic et l’ANPE, l’opinion publique n’y est guère hostile, estimant qu’il y a bien trop de fonctionnaires (même si tout le monde souhaite davantage d’infirmières, de juges, de policiers et d’instituteurs). Certes, les syndicats sont vent debout, mais bon, ils protestent toujours et leur conservatisme les rend inaudibles. Le 5 janvier 2009, l’État lance donc la fusion entre ces deux institutions, avec le louable objectif de rendre ce « machin » un peu plus efficace et surtout d’économiser de l’argent. Vantard et fanfaron, le secrétaire d’État à l’Emploi, Laurent Wauquiez, promet de « constituer d’ici à trois ans le service public de l’emploi le plus performant d’Europe ». De fait, la réforme est menée à la hussarde. « Cela faisait vingt ans qu’on parlait de cette fusion, raconte Hervé Chapron, ancien directeur général adjoint de Pôle emploi et directeur de l’audit interne, mais lorsqu’elle s’est réalisée, c’est comme si rien n’avait été fait avant ». Du jour au lendemain, sans réelle préparation ni concertation, 30 000 agents publics de l’ANPE et 14 000 salariés privés des Assedic se fondent dans un même organisme, mon ami Pôle. Par la pensée magique, ils doivent devenir du jour au lendemain des « référents uniques », chargés à la fois de l’accueil, de l’indemnisation et du reclassement des chômeurs. « Je pensais que ça allait être difficile, en réalité cela a été très, très, très difficile », avoue Hervé Chapron. « Tout a posé problème, même les mots. Aux Assedic, le demandeur d’emploi était un client, ce qui n’était pas le cas de l’ANPE où les employés parlaient d’usager. Usager ou client, cela a déjà été un débat fondamental, car ces termes recouvrent une philosophie, et donc une manière différente d’aborder les choses, y compris pour la gestion des flux dans les agences. De plus, les auteurs de la réforme pensaient que l’indemnisation consistait tout simplement à faire une règle de trois. Résultat, on est passé les trois premières années d’un taux de véracité de 99 % à 92 %, ce qui a engendré de gros problèmes d’indemnisations. » Au-delà du choc des cultures de ces deux mondes que rien ne rapprochait, rien n’avait été préparé en amont pour former sérieusement le personnel à ces nouvelles tâches. Grand stratège, l’État espérait faire mieux avec moins, pensant multiplier le nombre de conseillers disponibles par 1,5 en transformant les agents Assedic en conseillers à l’emploi et, vice versa. Là où les agents bénéficiaient auparavant de six mois de formation en alternance et d’un tutorat de plusieurs années, ils doivent tout comprendre des règles de l’accompagnement des chômeurs en sept jours… Quant aux agents de l’ANPE, ils ont trois jours pour assimiler le régime général de l’assurance chômage et ses différentes annexes dont le fameux régime des intermittents du spectacle. Le chaos prévisible que cela a déclenché a été considérablement aggravé par les premiers effets de la crise financière de 2008 qui a fait basculer des centaines de milliers de salariés dans le chômage. Bien loin de renoncer et d’évaluer les résultats de leur politique, les décideurs se sont enfoncés dans le déni, trait typique de nos technocrates, en affirmant que la fusion se passait au mieux malgré quelques difficultés. Pour les 44 000 salariés de Pôle emploi et les millions de chômeurs, cette fusion a pourtant entraîné un indescriptible chaos sans que l’État y économise un kopeck, les synergies attendues n’étant pas au rendez-vous, loin de là. « La fusion a été faite sans tenir compte du statut des salariés », pointe Hervé Chapron. Nos petits génies de technocrates avaient tout simplement oublié que cette fusion allait se faire par le haut et que les 30 000 agents de l’ANPE allaient bénéficier d’une revalorisation salariale de l’ordre de 25 %. En 2009, une nouvelle convention collective permet donc aux anciens salariés de l’ANPE de conserver leur statut d’agent public ou d’adopter un nouveau statut avec un salaire revu à la hausse. Comme mon ami Pôle ne licencie presque jamais ses agents, à peine 10 % des salariés ont choisi de garder leur statut… Une dérive financière sur laquelle Bercy se garde bien de communiquer… « De plus, décrypte un cadre de Pôle emploi, il a bien fallu coller des équipes ensemble et garder tout le monde, ce qui a entraîné des doublons. Évidemment, cela n’a pas été une fusion comme on en rencontre dans le privé. Personne n’est resté au bord du chemin. » Une ancienne conseillère enfonce le clou : « On s’est retrouvé à Pôle emploi avec une armée de petits chefs. Il y avait une proportion de cadres énorme du côté des Assedic et ils ont été intégrés dans un organisme où il y avait déjà des cadres. C’était l’armée mexicaine, on avait des sous-chefs, des chefs, des super-chefs… » Comme cela n’a pas suffi, Pôle emploi a eu recours à des sous-traitants. Le 39 49, téléphone destiné aux demandeurs d’emploi, a été confié à des prestataires externes, tout comme le traitement des bulletins de salaire qui permet aux demandeurs de toucher leurs indemnités. Croyez-vous que les employés de mon ami Pôle ont été satisfaits ? Nenni : en 2012, seulement 39 % d’entre eux estimaient disposer d’outils pour bien faire leur travail. Et pour cause, Pôle emploi ne disposait en 2009 d’aucun logiciel dédié et a dû se contenter d’un logiciel bidouillé qui avait été créé par les Assedic en… 1982 ! Certes, l’ANPE a bien essayé de se doter de son propre outil, mais son projet Géode a été abandonné après sept ans de développement. Dans l’un de ses rapports, la Cour des comptes souligne « le coût très élevé de ce projet sans aucun résultat tangible : les différents chiffrages aboutissent à un coût minimal de 135,50 millions d’euros (hors coût de personnel et après déduction des indemnités de retard versées par les prestataires). » Cette usine à gaz a donc si bien fonctionné qu’en 2019 les pouvoirs publics testent un nouveau dispositif dans lequel chaque demandeur d’emploi dispose de deux conseillers : un référent emploi et un référent indemnisation… Cela vous rappelle quelque chose ?
Paroles et paroles, et encore des paroles…
1946-1958
« Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. »
Préambule des Constitutions de la IVe et la Ve République. 1967 « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs, ce sera la révolution. » Georges Pompidou 1976 « Nous sommes au bout du tunnel. » Jacques Chirac 1981 « Le million de chômeurs ne sera pas atteint. » François Mitterrand 1992 « Tout sera fait pour que le cap de trois millions de chômeurs ne soit atteint. » Pierre Bérégovoy 2008 « Avec Pôle emploi, c’est le plein-emploi en 2012. » Laurent Wauquiez 2018 «Ne perdez pas de temps à m’écrire à moi, hein ! » Vous faites une rue, là, vous allez à Montparnasse par exemple, vous faites la rue avec tous les cafés et les restaurants, franchement je suis sûr qu’il y en a un sur deux qui recrute en ce moment ! » Emmanuel Macron L’enfant des Trente Glorieuses 1967 Le 13 juillet 1967, le gouvernement de Georges Pompidou crée l’Agence nationale pour l’emploi. Dirigée par un haut fonctionnaire, l’ANPE vient en complément de l’Assedic, organisme paritaire qui recouvre depuis 1958 les cotisations (salariales et patronales) et assure le paiement des indemnités chômage. La France compte alors 430 000 chômeurs, soit 2,1 % de la population active, un niveau qui, pour nombre d’économistes, correspond au plein-emploi. 1978 « L’ANPE ne peut demeurer en l’état, celui d’un organisme englué dans les tâches bureaucratiques, submergé par le flux hétérogène des demandeurs d’emploi, ne disposant que de peu de prise sur le marché du travail, réduit à imaginer des subterfuges qui suscitent de la part des exécutants plus de scepticisme désabusé que d’application diligente… » Rapport de Jean Farge1 au gouvernement. 2015 « Pôle emploi est un mammouth qui se rêve gazelle »… Hervé Chapron, ancien directeur général adjoint de Pôle emploi. 1. Secrétaire d’État chargé de la sécurité sociale. Les gardiens de l’inutile « Avec un fonctionnement de 5 milliards d’euros par an, tacle Hervé Chapron, ancien directeur général adjoint de ce service public, Pôle emploi ne reclasse qu’environ 12 % des demandeurs. Et encore, la moitié au moins se seraient recasés tout seuls. » De fait, l’Insee estime que 9 % des demandeurs retrouveraient chaque année un emploi grâce à l’Agence. Mais, souligne la Cour des Comptes, Pôle emploi ne sait pas pourquoi les demandeurs sortent de ses listes, ce qui pose un problème de fiabilité. Alors, si Pôle emploi n’aide même pas 90 % des chômeurs à renouer avec le travail et ne sait guère comment il en retrouve aux autres, à quoi servent ses 55 000 salariés et innombrables sous-traitants ? À cette amusante question, les réponses sont nombreuses. D’abord, 15 000 d’entre eux calculent et versent leurs indemnités aux chômeurs. Bien souvent, c’est l’unique raison pour laquelle les demandeurs d’emploi acceptent de se plier aux ordres de mon ami. Mais les autres – cette écrasante majorité qui fait tourner la machine, achète des locaux, contrôle sa gestion, communique sur sa politique « papier », gère son personnel, amalgame des offres d’emplois avariées, conçoit des programmes informatiques aussi binaires qu’exaspérants, nous contraint d’y répondre, nous fiche, nous convoque, nous traque et menace de nous radier si nous refusons de nous soumettre à sa toute-puissance ; en quoi nous sont-ils utiles ? Là, franchement, on peine à le comprendre… Pour 90 % d’entre nous, ils ne servent à rien, ou presque. Si ce n’est à nous asservir, à nous mettre sous la dépendance de cette machine à broyer pour que nous finissions par accepter les lois du marché, autrement dit le moins disant social pour les plus démunis. Et pour cela, tout est bon. Alors que nous étions des citoyens, ils nous transforment dès que nous sommes au chômage en bétail docile, en marchandise entrant dans des statistiques. Et, bien sûr, nous sommes obligés d’obéir à leurs diktats sous peine de perdre nos indemnités. Ces fameuses indemnités ne tombent pourtant pas du Ciel ! Elles proviennent bien des cotisations encaissées grâce à notre travail. Pourtant, alors que nous sommes des ayants droit, Pôle emploi nous traite comme des coupables qu’il faut mettre au pas, réprimander et intimider. Non seulement le chômeur est stigmatisé, mais il doit subir une logique déshumanisante qui s’avère comptable et parfaitement humiliante ! Comme dans le royaume d’Océania2, ce n’est pas la police qui le traque, mais la Direction des systèmes d’information… Dans la logique de mon ami Pôle, le demandeur est perçu comme étant « sous contrat ». Il doit tout faire pour ne plus bénéficier de cette solidarité. Il n’est plus un assuré, mais un coupable qu’il faut remettre dans le droit chemin. En 1967, un rapport du Syndicat national de l’inspection du travail décrivait le chômeur comme « un produit anachronique dans une économie en expansion ». Considéré comme un alcoolique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le chômeur devient un profiteur qui travaille au noir avec le retour au plein-emploi. Après le choc pétrolier de 1973, le nombre de chômeurs est multiplié par dix. Longtemps méconnue, l’ANPE devient familière à tous les Français avec le début de cette crise dont nul ne prévoyait l’ampleur. Pourtant, « la personne même du chômeur reste marquée du sceau de la réprobation. Son image est associée à l’oisiveté, à la marginalité, aux « cas sociaux », écrit en 1991 l’historienne Martine Muller dans Le Pointage ou le Placement. Histoire de l’ANPE3 : « Dès la création des premiers bureaux de placement, affirme Jean-Marie Pillon, il y a eu une volonté de moraliser les chômeurs ». Aujourd’hui encore, il y a cette crainte du passager clandestin, ce soupçon qu’une personne qui bénéficie de la solidarité serait un oisif. Car une chose ne change pas, c’est l’idée que les chômeurs sont responsables de leur sort, ce qui est bien sûr démenti par l’explosion du chômage après chaque crise économique, comme en 2009 ». En septembre 2020, alors que la crise du Covid frappe durement la France, touchant tout particulièrement les travailleurs précaires, une étude réalisée par l’institut Elabe et l’Unédic indique que 38 % des personnes interrogées considèrent que les inscrits à Pôle emploi sont des « assistés », soit cinq points de plus par rapport aux réponses recueillies peu avant le confinement. 35 % pensent que « la plupart des chômeurs fraude et 56 % estiment que les individus sans emploi « ont des difficultés à trouver du travail car ils ne font pas assez de concessions lors de leurs recherches d’emploi ». Comme le chômeur est coupable, il doit en « baver », décrypte Martine Muller : Le pointage est avant tout conçu comme un contrôle dont le caractère vexatoire, voire punitif, est très net. L’attitude même des personnels qui en sont chargés en est influencée. Les activités administratives ou statistiques, les législations contraignantes qu’ils devaient appliquer ont développé chez la plupart des agents une conception semi-coercitive du rôle des services et un style de rapports avec le public très différent de celui qui convenait à un service de placement. Comment expliquer, par exemple, qu’on oblige un photoreporter à se rendre à des dizaines de kilomètres de chez lui, sous peine de radiation, pour un « job dating » où les employeurs cherchent des caristes et soudeurs confirmés ? Comment ne pas s’exaspérer lorsque Pôle emploi, après trois ans de chômage, me propose de tracter dans la rue pour Médecins sans frontières ? Pris en étau entre la colère des chômeurs et les injonctions de rentabilité de leur hiérarchie, les employés de Pôle emploi sont largement dépassés par l’ampleur du chômage de masse. Certes, environ 10 % des inscrits à Pôle emploi n’attendent rien du service public, qu’ils travaillent au noir ou qu’ils soient incapables de travailler. Mais les autres ? L’écrasante majorité des chômeurs cherche désespérément du travail et, au lieu d’être aidés, ils sont convoqués, menacés, perdant leur temps dans de vaines rencontres, convocations, ultimatums, incohérences administratives, pseudo-formations et autres « job dating » alors même que Pôle emploi ne leur trouvera jamais de travail. « Nous ne sommes pas tournés vers la productivité à tout prix, mais vers la recherche de la qualité du service ». Cette affirmation de Jean Bassères, directeur général de Pôle emploi depuis 2011, fait doucement rire. Contraints par le manque d’effectifs et la politique du chiffre, les conseillers essayent de concilier leur sens du service public avec le rendement exigé par leur hiérarchie. Incapables de retrouver un emploi à des salariés qui connaissent souvent mieux le marché du travail qu’eux, ils s’avèrent tout aussi incapables d’assurer un suivi décent des demandeurs les plus en difficulté. Est-ce en rencontrant quatre fois par an un chômeur qui ne sait ni lire ni écrire qu’ils vont le sortir de sa misère ? Est-ce en embauchant 5000 volontaires du Service civique et en leur demandant d’animer des ateliers, ce qui est parfaitement illégal comme l’a montré Cash investigation, que Pôle emploi va aider un chômeur à s’en sortir ? Bien sûr que non ! Obligés de « suivre » des centaines de demandeurs, la plupart des conseillers n’en connaissent aucun. Depuis quelques années, Pôle emploi réalise pourtant des enquêtes de satisfaction. Alors, il demande aux chômeurs : “Etes-vous satisfait du travail de votre conseiller ?” Mais ce grand hypocrite ne demande jamais : “Etes-vous satisfait de Pôle emploi ?” En agissant ainsi, ses dirigeants préfèrent rejeter leur échec sur les conseillers, évitant ainsi de s’interroger sur leur garderie des inutiles. Alors nous faisons semblant, ils font semblant, et tout le monde semble s’en satisfaire. Comme le dit Gaby Bonnand, ancien membre du conseil d’administration de Pôle emploi : « Pour le placement, Le Bon coin fait mieux », et les chômeurs le savent. De son côté, Jean-Marie Pillon avance une explication plus politique : Pour que la compétence de ses salariés soit utile aux chômeurs, il faudrait arrêter le quantitatif pour passer au qualitatif, ce qui nécessite du temps. Tout le monde rigole de son inefficacité, de la présumée fainéantise de ses salariés. Comme cela, personne ne songe à pointer le rôle du politique. Tant que les façons de penser l’économie n’évolueront pas, on modifiera peu son influence sur le volume d’emplois. L’arnaque, c’est de penser que les chômeurs sont responsables de leur sort et que l’économie n’a rien à y voir. Critiquer Pôle emploi, c’est éviter de pointer les coupables : l’économie et le politique. Politiquement, il vaut en effet mieux que le chômage de masse soit dû aux individus, plutôt qu’au manque d’emploi et d’incitation financière. C’est pourquoi les employeurs préfèrent voir les chômeurs comme des assistés, qui profitent du système, plutôt que comme des ayants droit qui bénéficient de leurs allocations, fruits de leurs cotisations. Si 300 000 à 400 000 postes sont à pourvoir, le nombre de chômeurs, lui, est de plusieurs millions… Mon ami Pôle n’a pas de baguette magique. Il ne crée pas d’emplois, si ce n’est ceux de ses chers conseillers. Si Pôle emploi n’a pas créé le chômage, il s’avère incapable de le résoudre. Il sert d’abord et avant tout à « occuper » le chômeur, à dévier et canaliser la colère sociale. Comme l’affirme l’un de ses cadres haut placés : « C’est bien pratique d’avoir un Pôle emploi pour déverser sa hargne… Pôle emploi joue un rôle d’amortisseur avec toutes ses imperfections et tout le monde est content qu’il existe. » Pôle n’est que le réceptacle de nos échecs, de notre incapacité collective à rendre attractifs tous ces emplois non pourvus dont nous avons besoin. Ses indemnités, pour ceux qui ont la chance d’en toucher, sont comme une injection de morphine douce… Elles se prolongent, se prolongent, jusqu’au jour où, brutalement, la perfusion s’arrête. Après deux, trois ans de chômage, ceux qui peuvent encore travailler sont prêts à accepter des rémunérations très inférieures à ce qu’ils gagnaient, juste pour ne pas couler définitivement. À force d’être dévalués, oubliés, écartés de l’emploi, fatalement l’heure arrive où ils doivent accepter les conditions des tenants du marché : gagner moins pour travailler plus. Plutôt que d’augmenter massivement les salaires pour recruter des cuisiniers, auxiliaires de vie ou infirmiers, la pression sociale et économique se tourne donc vers les chômeurs. C’est dans cet état d’esprit qu’Emmanuel Macron, élu sur le thème de la bienveillance, fait adopter en 2019 une énième réforme de l’assurance chômage. Censée s’appliquer en avril 2020, cette réforme concerne un million de demandeurs d’emploi qui verront leurs indemnités baisser, notamment les plus jeunes qui enchaînent les contrats précaires. Alors que Pôle emploi recrutait déjà des vigiles en janvier 2020, cette réforme n’a cessé d’être repoussée en raison des effets de la crise sanitaire. Si certains ont pu croire qu’elle était abandonnée, le gouvernement est revenu à la charge dès le printemps 2021. Malgré l’opposition des syndicats, de certains initiateurs de la réforme et du Conseil d’Etat, le gouvernement persiste dans sa volonté de modifier les règles de l’Assurance chômage. Dans son avis de juin 2021, le Conseil d’Etat en conteste pourtant le calendrier : « De nombreuses incertitudes subsistent quant à l’évolution de la crise sanitaire et ses conséquences économiques sur la situation de celles des entreprises qui recourent largement aux contrats courts pour répondre à des besoins temporaires. Or, ces nouvelles règles de calcul des allocations chômage pénaliseront de manière significative les salariés de ces secteurs, qui subissent plus qu’ils ne choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes d’inactivité ». Estimant qu’il y avait là une erreur manifeste d’appréciation, l’institution a donc suspendu son application. Mais ce n’est que partie remise. Car, curieusement, le gouvernement qui a déjà différé et modifié ce texte à de nombreuses reprises tient absolument à le faire aboutir. Si la justification économique est de moins en moins audible, il y a là une réelle volonté d’affichage politique à la veille de la présidentielle… Pour le patron du MEDEF, Geoffrey Roux de Bézieux : Le pouvoir veut « montrer qu’il continue à réformer vis-à-vis de Bruxelles » Pour Frédéric Dabi, directeur adjoint de l’IFOP : « Dans le récit du quinquennat, cette réforme lui permet de montrer que, malgré la crise, il continue à réformer, ce qui a été un puissant levier de séduction pour des sympathisants LR-LREM. C’est un moyen de solidifier cette base du centre, centre droit ». Finalement, peu importe que près d’un million d’ayant-droits perdent une partie de leurs indemnités. L’important, c’est de montrer qu’on agit contre le chômage en pointant une nouvelle fois la responsabilité de ces éternels assistés. Comme le dit crument Denis Gravouil de la CGT : « C’est un signal envoyé à ceux qui pensent qu’il faut remettre ces fainéants au boulot » Depuis 2020, mon ami Pôle teste ainsi un nouveau « joujou », un carnet numérique que le demandeur devra remplir tous les mois… Comme à l’école, il sera surveillé, noté, réprimandé, infantilisé. Mais à qui en vouloir ? Aujourd’hui, les textes permettent déjà de traquer, de fliquer le chômeur dans sa vie de tous les jours et dans ses recherches d’emploi. Demain, ces outils de traçage pourraient se muer en outils de contrôle. Le pouvoir politique n’a pas encore osé et les conseillers y font toujours barrage, mais demain ? Que se passera-t-il si une nouvelle crise économique sévit, si l’humeur du pays change ? Comme le rappelle Jean Marie Pillon : Aujourd’hui, la disciplinarisation reste au niveau des menaces. Les documents envoyés sont insultants, mais ils suivent la législation. Il n’y a pas encore de radiation massive, car l’éthique des conseillers s’y refuse, mais cela pourrait arriver. Pôle emploi pourrait effrayer les chômeurs et les menacer de leur faire perdre leurs allocations pour les obliger à accepter tout type d’emploi. Malgré des dizaines de rapports qui pointent ses dysfonctionnements et son incapacité à remplir ses missions, mon ami Pôle continue comme si de rien n’était et aucun président ne s’est attaqué à une refonte radicale de ses missions. Plutôt que de réformer Pôle emploi, Emmanuel Macron a préféré confier à Jean Bassères, son directeur général depuis 2011, la direction de la mission de préfiguration de l’Institut national du service public et de la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’Etat », autrement dit remplacer l’Ena par un nouveau « bidule » chargé de former les cadres dirigeants de l’État… Pourtant, peu de services publics fonctionnent aussi mal que Pôle emploi. Si sa devise prétend qu’il veut « faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin », il s’agit là d’un slogan creux. Non seulement il ne peut rien faire pour 90 % des demandeurs d’emploi, mais en plus il s’avère incapable d’aider la plupart des 10% qui en ont vraiment besoin. Alors, il serait temps qu’il change de philosophie et qu’il cesse ses impolitesses qui sont autant d’insultes pour les citoyens que nous sommes. Tant qu’on n’aura pas profondément redessiné les missions de Pôle emploi pour les orienter vers ceux qui en ont vraiment besoin, cette garderie des inutiles demeurera inefficace, coûteuse et parfaitement humiliante pour ceux qui y sont confrontés. Mais au-delà de l’emploi, ce chômage de masse persistant et généralisé présente bien d’autres conséquences désastreuses pour les finances et la santé publiques. « La santé des chômeurs est un véritable trou noir de la connaissance scientifique et médicale », déplorait en 2015 le psychiatre Michel Debout dans Le Traumatisme du chômage4. « La santé des chômeurs semble n’intéresser personne, ni les professionnels de santé, ni les chercheurs, ni surtout les pouvoirs publics, toutes sensibilités confondues. » À juste titre, le psychiatre s’interroge : « Pourquoi la médecine du travail s’arrête-t-elle au moment où on est fragilisé ? » De fait, si un travailleur doit faire un bilan auprès de la médecine du travail lorsqu’il est embauché, il est lâché en pleine nature après son licenciement. C’est pourtant à partir de ce moment-là qu’il entre dans une zone de grandes turbulences. En effet, le chômage accentue l’augmentation des violences au sein de la famille et amplifie l’éclatement des cellules familiales. Le Cese (Conseil économique, social et environnemental) cite une étude de 2004 selon laquelle le chômage des parents diminuerait « de 12 points la probabilité d’obtention du baccalauréat » par les enfants. Mais surtout, le chômage nuit gravement à la santé. En 2016, l’Inserm a publié une étude réalisée à partir de 6 000 volontaires en bonne santé, âgés de 35 à 64 ans, répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain français et suivis pendant 12 ans (1995-2007). Selon cette étude, les chômeurs sont deux fois plus nombreux que les salariés ayant un emploi stable à estimer que leur état de santé n’est pas satisfaisant. Les chômeurs et chômeuses se déclarent ainsi 2,32 et 1,71 fois plus fréquemment « en mauvaise santé » que les autres. Et plus la période de chômage augmente, plus ce pourcentage devient important. Ce ressenti est confirmé par les chiffres qui démontrent que les chômeurs sont davantage malades et qu’il existe une surmortalité extrêmement importante associée au chômage. Pour Pierre Meneton, chercheur à l’Inserm : « Le chômage est un problème de santé publique. Environ 14 000 décès par an sont liés au chômage. » Il y a bien sûr une augmentation des suicides. Mais l’essentiel de la surmortalité est lié aux pathologies chroniques, en particulier les cancers et les maladies cardiovasculaires. Ce risque est ainsi presque deux fois plus élevé pour les chômeurs. Leur taux de mortalité, toutes causes confondues, s’avère presque trois fois plus élevé par rapport à des personnes de même âge et de même sexe qui occupent un emploi. Ce n’est pas l’inactivité qui est en cause, mais bien le chômage. En effet, cette augmentation des risques ne se retrouve pas chez les retraités ou les personnes volontairement inactives, comme les femmes s’occupant d’enfants en bas âge. Les personnes au chômage ont plus de chances de développer des maladies car leurs comportements à risque augmentent. En général, un chômeur boit plus, fume plus, a une activité physique réduite et se nourrit moins bien. Ensuite, une fois que ces pathologies sont déclarées, le chômeur peut avoir tendance à moins se soigner pour des raisons financières, mais aussi psychologiques. « Un chômeur a ainsi trois fois plus de chance de mourir », affirme Pierre Meneton, qui souligne que ces résultats sont probablement « une sous-estimation de la réalité », car ils se basent sur un échantillon de personnes plus favorisées que la moyenne…
Pôle emploi et la bonne gouvernance
La lecture d’un document du 23 janvier 2012 au sujet de la délégation de signature au sein de la direction générale de Pôle emploi nous en apprend un peu plus sur l’organigramme de cette formidable usine à gaz. S’il serait fastidieux de citer toutes les directions qui coexistent au sein de ce mammouth, notons juste l’existence d’une direction de la Communication et des Relations institutionnelles, d’une direction Qualité et maîtrise des risques, d’une direction Clients, Services et Partenariats, d’une direction Pilotage et performance du réseau, d’une direction Stratégie, Veille et Affaires internationales, d’une direction Achats et Marchés, d’une direction Maîtrise d’ouvrage et Données de pilotage, d’une direction de l’Implantation territoriale, d’une direction de l’Évaluation et des Prévisions, d’une direction des Systèmes de management qualité et contrôle interne, d’une direction de la Prévention et de la Lutte contre la fraude, d’une direction du Développement durable, d’une direction de la Réglementation, d’une direction Collectivités territoriales et Partenariats, d’une direction Cohérence et Maîtrise du SI, d’une direction Architecture/sécurité/socles, d’une direction Fonctions d’appui, d’une direction Multicanal, d’une direction de la Gestion des carrières et de la politique de rémunération, d’une direction Diversité et Conditions de vie au travail, d’une direction des Moyens généraux du siège et d’une direction de la Gestion et développement des cadres dirigeants… Et je ne les ai pas toutes citées… Toute cette joyeuse équipe est menée par Jean Bassères qui est devenu le directeur général de Pôle emploi après un passage à l’ENA et dans différents cabinets ministériels. Après avoir un peu rationalisé cette machine folle, 5 directeurs généraux adjoints constituent désormais la Direction générale chargée de chapeauter cette organisation qui compte 55 000 agents, 905 agences de proximité, 145 agences de services spécialisés et 69 plateformes de services. À ses côtés, 20 membres nommés par arrêté du ministre du Travail composent le conseil d’administration de Pôle emploi. En gros, ce conseil d’administration fonctionne comme la plupart des autres. Il n’est qu’un bureau d’enregistrement qui valide les décisions prises à l’Élysée, à Bercy et à la DG de Pôle emploi. Si pour la quasi-totalité des demandeurs d’emploi mon ami Pôle constitue une impasse, cette institution constitue un formidable tremplin pour ses cadres dirigeants. Jérôme Rivoisy, son directeur général adjoint chargé de la stratégie et des relations extérieures, est devenu en 2018 directeur général des services de l’Élysée auprès de son ancien condisciple de l’ENA, Emmanuel Macron. Laurent Stricher, ancien responsable de la Direction des systèmes d’information de Pôle emploi, a rejoint la Société Générale… Thomas Cazenave, son directeur général adjoint en charge de la Stratégie numérique de Pôle emploi, a été nommé délégué interministériel à la transformation publique avant d’être sèchement battu à la mairie de Bordeaux, un échec qui l’a propulsé en juin 2021 aux côtés de Jean Bassères en charge de la mission pour réformer l’ENA. Arrivé à ce stade, on commence à comprendre comment ce « bidule » créé et géré par des technocrates carriéristes s’est transformé en un ectoplasme binaire, inhumain et inefficace. Parmi tous ces dirigeants, il est surprenant qu’aussi peu soient passés par l’entreprise, préférant aller de cabinet en cabinet, de ministère en ministère, sans jamais passer par la case chômage… Comme c’est dommage…. Note En 2009, Le Canard enchaîné révélait que l’État avait déboursé 500 000 euros pour qu’une agence de com’ trouve ce nom de Pôle emploi et 500 000 euros supplémentaires pour son logo ! Pour Geoffrey Roux de Bézieux, qui était alors le président de l’Unédic (avant de diriger le Medef) : « Dans la vitesse de la fusion, on a payé peut-être un peu cher. Mais le comité d’audit que je vais présider va s’atteler à tout ça dans les mois qui viennent. Pour essayer de réduire un peu les coûts pour que l’argent aille au bon endroit. » Hélas, Le Canard enchaîné révélait ensuite que l’État avait lancé « un appel d’offres de 16 millions d’euros pour que des cabinets privés l’aident à organiser sa direction générale ». Après l’attribution d’un premier lot de 8 millions d’euros aux Américains McKinsey et Accenture, la direction générale s’est vue dotée d’un directeur général, de six directeurs généraux adjoints, de deux adjoints aux directeurs généraux adjoints auxquels s’ajoutent 31 directeurs, 13 adjoints de ces directeurs, 91 chefs de département et ainsi de suite. Parmi les incongruités de cet étrange état-major, il faut noter la présence d’un directeur marketing, d’un directeur Clients, mais aucune direction pour les Jeunes et les Seniors. Vous vous en doutez, là aussi les mots ont leur importance…