L’ascension
« Je ne crois pas qu’il soit sincère, tout est construit. »
Gaspard Gantzer, ex-conseiller de François Hollande
Être. Ou ne pas être. Macron a choisi, très tôt. Être. « Je ne crois pas qu’il soit sincère, tout est construit », attaque d’emblée Gaspard Gantzer, camarade de Macron à l’ENA. Attablé dans un café emblématique de Montparnasse, l’ex-conseiller de François Hollande à l’Élysée, témoin parfait, étaie son raisonnement, relève des détails. Insignifiants pour certains, mais qui en disent tant. Par exemple, cet entraînement avec les joueurs de l’Olympique de Marseille, en août 2017, où l’on voit le président se mettre en scène, ballon au pied. « Macron n’a jamais joué au foot de sa vie, je le saurais ! » s’exclame Gantzer. Comme il se souvient de Macron se vantant, devant un journaliste du Parisien, d’avoir couru un marathon. Évidemment, le journaliste, lui-même marathonien, lui demande son « temps » sur les 42,195 kilomètres. C’est un grand classique, tous les marathoniens amateurs connaissent leur performance, à la seconde près. Réponse de Macron : « En gros, 4 heures… » Or, vérifications faites par le journaliste, que nous avons contacté, aucune mention de sa présence, dans aucune compétition. Brumeux. Comme sa propension à entretenir, longtemps, le flou sur sa candidature avortée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Ainsi est Macron. Pour l’homme qui tua « Liberty » Hollande, quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende. Partir de rien et tutoyer les sommets de la société, cela reste l’apanage de quelques-un(e)s. Et ce drôle de passe-temps requiert des qualités particulières, dans l’Hexagone. Ils se (re)connaissent, les gens de cette trempe. Entre parvenus, au sens littéral du terme, on se renifle, on se coopte sur fond d’opportunisme et de confiance en soi. On devine, sans avoir besoin de s’épancher, les trésors de volonté et d’intelligence situationnelle qu’il faut développer, les quelques basses manœuvres et assassinats en haute société auxquels il faut consentir, aussi. Pour se constituer le bon réseau. Avec, évidemment, la séduction comme potion de base. Il n’est pas question de se livrer à l’exercice un peu contraint de la biographie. D’autres s’y sont déjà risqués, souvent avec rigueur ou talent. Non, seuls les ressorts de la montée en puissance du jeune Macron nous intéressent ici. Racontés par ceux qui le connaissent le mieux. Il est à cet égard des scènes, des instantanés, qui résument une vie, un caractère. Cet oral d’entrée à l’ENA, en 2001, par exemple. À l’époque, Macron, tout droit venu d’Amiens, se régale à Sciences Po Paris, fréquente assidûment Le Basile, café historique de la rue Saint-Guillaume, et se nourrit de philosophie en lisant Machiavel, pour les besoins de son double cursus à l’université de Nanterre – et plus si affinités… Seule entorse à un parcours d’étudiant brillant : ce double échec, cuisant, au concours d’entrée à Normale Sup, le Graal des intellectuels. Cette blessure d’amour-propre a longtemps rongé celui qui aimerait tant incarner le prototype du président-philosophe. Il se « rabat » donc sur l’ENA. Le préfet Joseph Zimet, qui sera, vingt ans plus tard, le directeur de sa communication à l’Élysée, a assisté à cet oral d’entrée. Comme d’autres étudiants, d’ailleurs. Zimet, que nous avons rencontré, n’a pas souhaité s’exprimer publiquement sur son ancien collègue d’amphi. Mais tous, lui le premier, se souviennent de cette question, lancée par un docte professeur, portant sur l’influence turque en terre d’Asie centrale. Manifestement, Macron n’avait pas suffisamment bûché cette question géopolitique. Il aurait pu/dû sécher, s’empourprer, bafouiller. Tel n’est pas Macron. Sa réponse, à peu de chose près ? « Écoutez, je suis désolé, je ne vois pas bien où vous voulez en venir, vous avez une autre question ? » Bluff et culot. Déjà, la bonne vieille technique, qui sera utilisée à l’envi lors des grand-messes post-Gilets jaunes en 2019 : pour ne pas sembler décontenancé, il suffit de ne pas répondre, de faire passer l’interlocuteur pour un importun moins calé que vous – sur un ton certes sympathique –, puis de reprendre le contrôle de la discussion. À 20 ans, Emmanuel Macron maîtrise déjà les codes de la communication, voire de la manipulation. En y ajoutant un sourire désarmant, une vivacité intellectuelle évidente. Et une audace absolue. L’ENA, dès lors, n’est qu’une étape de plus. La promotion Léopold Sédar Senghor (2002-2004) est particulièrement agitée. La section CFDT compte près de 60 membres ; le classement de sortie est même annulé, à la demande des élèves, qui viennent de vivre un bouleversement politique : l’accession, en avril 2002, de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. De quoi déclencher des vocations politiques. Moins de dix ans après leur sortie de l’école, pas moins de dix-sept élèves de cette promotion occuperont d’ailleurs les postes clés de la République, notera Le Monde. Le réseau, toujours. Parmi ceux-ci, Emmanuel Macron. À l’ENA, on le surnomme « André Rieu », tant son look cheveux longs – chemises improbables – foulards bigarrés fait furieusement penser au barde néerlandais. « Il avait une tête d’étudiant tchèque venant de passer à l’Ouest », s’esclaffe la directrice d’alors, la diplomate Nathalie Loiseau – future ministre aux Affaires européennes de Macron. Elle s’amusera, juste après l’élection présidentielle de 2017, à revisionner une vieille vidéo datant de 2002, celles des années insouciantes à Strasbourg, à la recherche d’images éventuellement compromettantes. Peine perdue. On y voit le jeune Macron souriant, détendu. Mais en contrôle total. Sachant en permanence où se situe la caméra. Ça la frappe encore, aujourd’hui. Il n’est pas le plus brillant à l’ENA. On a interrogé plusieurs de ses camarades de promotion : très curieusement – ou pas –, nombre d’entre eux ont exigé l’anonymat pour nous parler. Ce sera en effet une constante, dans cette enquête. Macron est craint. Fidèles à nos principes, nous ne les citerons pas entre guillemets, mais nous avons pu, en règle générale, vérifier leurs assertions. Et obtenir des témoignages assumés, malgré tout. À Strasbourg, Macron passe son temps avec Gaspard Gantzer, futur conseiller en communication de François Hollande ; Mathias Vicherat, bientôt directeur du cabinet de Bertrand Delanoë puis d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, aujourd’hui secrétaire général de Danone ; Aurélien Lechevallier, dont il fera son conseiller diplomatique à l’Élysée ; Sébastien Jallet, actuel directeur du cabinet de la ministre de la Citoyenneté Marlène Schiappa ; Aymeric Ducrocq, directeur financier d’EDF ; et, enfin, Frédéric Mauget, en poste au Crédit municipal de Paris. Un petit monde de « mecs », déjà. Même si Macron admire l’agilité intellectuelle de Marguerite Bérard, le « cerveau » de la promotion, et se méfie de l’austérité très efficace de Sébastien Proto, futur proche conseiller de Nicolas Sarkozy. « Il a un talent de séduction sur les personnes de pouvoir plus âgées que lui qui est sans équivalent dans le monde ! » Les soirées se terminent généralement à L’Académie de la bière, parfois dans des bars à karaoké, où Macron fait valoir ses talents en matière de chanson française, son humour, sa bonne « descente », et surtout son endurance, surhumaine de l’avis général ! Au petit matin, le teint frais, il rejoint les locaux de l’école, donne du « ma poule » à ses amis, claque la bise à chacun, jusqu’au gardien de l’institution. Ses camarades connaissent sa passion pour son ex-prof de français à Amiens, Brigitte Trogneux, mais il ne se confie pas. Exubérant et secret à la fois. Proto, comme d’autres, observe le phénomène, qui se réclame tantôt de Laurent Fabius, parfois de Dominique Strauss-Kahn, un peu de Michel Rocard, et beaucoup de Jean-Pierre Chevènement, tout en vantant sa proximité avec le philosophe Paul Ricœur. Bref, on ne sait pas trop où le situer, et cette ambiguïté – déjà – lui va très bien. « On était admiratifs de sa capacité à rayonner au-delà de sa capacité de travail, relate Gantzer. Il n’était pas le plus intelligent : Proto était devant, comme Bérard… » Entre rivalité et amitié, la promo bâtit sa propre légende, à l’instar, près de vingt ans plus tôt, en 1980, de la promotion Voltaire, celle des Villepin, Hollande, Royal… Les stages défilent, l’étudiant envoûte ses interlocuteurs, rôde son pouvoir d’attraction… Avec une très nette prédilection pour les aînés. L’accordéoniste André Verchuren n’y résiste pas ; on verra souvent Macron à ses côtés, en concert. Le sévère haut fonctionnaire chiraquien Bertrand Landrieu tombe aussi sous le charme, à l’occasion d’une rencontre en préfecture. Aux mariages des uns et des autres, il volette de table en table, charmant, encore et toujours, les parents et grands-parents. « Il a un talent de séduction sur les personnes de pouvoir plus âgées que lui qui est sans équivalent dans le monde ! » s’exclame Gaspard Gantzer. Est-ce naturel, surfait, intéressé ? Personne ne sait vraiment. Macron, dès cette période, s’exprime donc beaucoup, mais se livre peu. À l’ENA, en ces années 2002-2004, on ne cherche pas encore à percer à jour les mystères des uns, les ambitions des autres. Les stages s’effectuent avec des préfets, des ambassadeurs, qui restent à distance, notent et délivrent des appréciations. Toujours avec le contrôle et la retenue qui vont de pair avec la haute fonction publique. Macron, c’est différent. « Son préfet, son ambassadeur, étaient tellement impliqués dans leurs relations avec Macron qu’ils l’ont appelé plusieurs fois avant son oral pour le soutenir, se rappelle Gantzer. Il avait établi une sorte de lien de quasi-dépendance avec eux. Et il avait eu 10/10, la note parfaite. Avec ce commentaire : “Élève charismatique”. Il leur renvoie l’image de leur propre jeunesse, de leur fougue. Je n’arrive pas à faire des blagues de cul avec des gens qui ont trente ans de plus que moi, Macron le fait parfaitement ! » L’ENA n’est jamais qu’une école d’imitation, où l’on singe les hauts fonctionnaires, les diplomates… Comme en témoigne son succès dans les bars à karaoké, Macron possède ce don. Ses « amis » d’alors se rappellent d’ailleurs son talent pour reproduire le son de la trompette, façon Brassens. « Il était très bon pour la mise en lumière des rapports auxquels il avait contribué, c’est un talent. » À la sortie de l’ENA, le futur président dispose déjà d’une jolie aura. Il lui reste à conquérir Paris. Le plan de bataille est prêt. D’abord, choisir l’Inspection générale des finances (IGF). Au Conseil d’État, on disparaît trop vite, trop facilement, dans les limbes du droit et de l’administration. Alors qu’à l’IGF, si l’on mène bien sa barque… tout est possible ! Seul hic : il va falloir donner quatre ans de sa vie à ce corps d’élite, c’est le contrat passé avec l’administration. Le jouvenceau Macron déboule donc à Paris. Les choses sérieuses commencent. Dans la capitale, trois hommes font et défont les carrières des ambitieux : les conseillers rivaux Jacques Attali et Alain Minc, avec, en sous-main, tel un chaperon bienveillant et influent, Jean-Pierre Jouyet, le patron de l’IGF. En éblouir un est la promesse d’un avenir doré. Lui envoûtera les trois. Avec l’énarque Pierre Cunéo comme aimable tuteur, à peine plus âgé que lui, Emmanuel Macron est chargé de sa première mission de vérification de comptes, dans l’univers de l’aide à la construction. « Il a été mon esclave personnel, sourit Pierre Cunéo. Ça s’est très bien passé. Il a clairement un truc. » La mission se termine, traditionnellement, par un copieux dîner. Ce sera au restaurant Le Train Bleu, gare de Lyon, à deux pas de Bercy. Les langues se délient. « Il a une capacité à s’intéresser au mec en face, note Cunéo. Je pense que c’est sincère. En tout cas, il y a un moment où c’est sincère. » Macron s’ouvre, cette fois. Enfin, un peu. Et parle de politique. « Il me disait : “Moi, ça m’intéresse, la politique, d’être élu.” Député de Picardie, ou maire du Touquet, c’étaient des trucs dans lesquels il voulait se projeter », se souvient son premier boss à l’IGF. Macron gravit les premiers barreaux de son échelle personnelle. Minc, c’est fait. Jouyet aussi. Il coche les cases, méthodiquement. Il fréquente les Gracques, ces beaux esprits, hauts fonctionnaires centristes qui se rêvent progressistes ; il place quelques textes à la revue Esprit, côtoie l’historien Patrick Weil… De l’entrisme, partout. Proto, Vicherat, ses anciens condisciples de l’ENA, l’observent se mouvoir, discrètement. « Il était très bon pour la mise en lumière des rapports auxquels il avait contribué, c’est un talent », ironise Cunéo. On se remémore la phrase de Gantzer : « Tout est construit », chez Macron. À l’IGF, il passe du temps dans le bureau de Jouyet. Cigares, whiskey, il a troqué le foulard tendance « baba cool » de ses jeunes années pour un impeccable costume gris souris de haut fonctionnaire. Fini, le look « amish ». En 2007, Nicolas Sarkozy est élu président de la République. Proto, Bérard, Jouyet, quittent l’IGF pour repeupler les ministères. Voilà Macron propulsé numéro deux du prestigieux corps de l’Inspection, chargé de répartir les missions. « C’était le plus jeune dans le grade le plus élevé », rapporte Pierre Cunéo. À droite, on pense bien à le recruter. Éric Woerth, ministre du Budget, joue les chasseurs de têtes bien faites et sonde le directeur de son cabinet, Sébastien Proto : « Est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres gens de talent à faire monter, pour nous aider à réaliser toutes ces réformes ? » Réponse de Proto : « Il y a bien Macron, il est très bon, il est à l’Inspection, il faut voir s’il en a envie… » Mais Macron, à l’époque, lorgne plutôt vers la gauche. Enfin, pas tant que ça. Car se présente la chance de sa vie : la création par le président Sarkozy, à l’été 2007, de la Commission pour la libération de la croissance française. Elle est confiée aux bons soins de l’essayiste Jacques Attali, ex-conseiller de Mitterrand, ex-banquier, ex-enseignant… Ex-tout, en fait. Il a eu cent vies, espère bien en avoir mille autres. Cet homme d’influence(s) est un accélérateur de carrières hors pair, doté de ses nombreuses entrées dans les univers politique et économique, multipliant les livres, les conférences, les réceptions à son domicile, où l’on aime à se retrouver dans un entre-soi tout à fait confidentiel. Il n’est certes « que » conseiller d’État, ce qui lui vaut le mépris à vie d’Alain Minc. Mais, avec Jouyet et donc Minc, il est le troisième homme qui compte dans la capitale, celui qui peut tout débloquer, subodore Emmanuel Macron. Il va donc falloir l’impressionner, pour mieux le conquérir, lui aussi. La routine. Il lui suffit d’un rendez-vous. Attali est d’emblée impressionné par la vista intellectuelle du jeune fonctionnaire. Il lui confie d’ailleurs le poste stratégique de rapporteur général adjoint de la commission. C’est essentiellement par lui que tout transite. Il n’a pas trente ans ! Autre énarque, Thomas Cazenave – futur candidat en 2020 à la mairie de Bordeaux pour En Marche ! – fréquente aussi ce cénacle, puisqu’il est chargé de rédiger et mettre en forme le chapitre « emploi » du rapport Attali. Et c’est à cette occasion qu’il découvre Macron. « Il avait une forme de grande maturité, de capacité à interagir très vite avec des ministres, de grands patrons, à être crédible, confie Cazenave. Je disais toujours d’ailleurs, dès 2007, qu’il serait un jour président de la République. » Le prophète Cazenave voit même dans cette période les prémices d’une forme de matrice idéologique. « Quand on relit le rapport Attali, et quand on lit le programme de Macron en 2017, je pense qu’il y a une vraie continuité », assure-t-il. Pour bien comprendre la trajectoire macroniste, et tous nos interlocuteurs l’ont seriné, il faut revenir à ces années 2007-2008, période charnière entre l’IGF et la découverte du monde de la finance. C’est là que se sont nouées des relations décisives dont Macron fera le meilleur usage, au fil du temps. Qui trouve-t-on au sein de cet aréopage qui siège au palais du Luxembourg ? Des patrons alors à leur pinacle, tels René Carron, PDG du Crédit Agricole, Anne Lauvergeon, à la tête du directoire d’Areva, Claude Bébéar, fondateur d’Axa, François Villeroy de Galhau, président de Cetelem… Mais aussi des intellectuels-scientifiques, comme Boris Cyrulnik, neurologue, Éric Le Boucher, alors éditorialiste au Monde, ou encore l’académicien Erik Orsenna. Cela phosphore sec, chaque semaine, pour aboutir à 316 propositions, en janvier 2008 : suppression des départements, baisse des cotisations sociales, fin du principe de précaution, levée de l’interdiction de la vente à perte, libéralisation de l’implantation des grandes surfaces commerciales, instauration de fonds de pension « à la française », réduction de la fiscalité pesant sur le secteur de la finance… À défaut d’être vraiment magique, une authentique potion libérale, mâtinée d’un zeste de protection sociale, dans le domaine du logement notamment. De fait, Thomas Cazenave n’a pas tort, on trouve déjà dans le rapport final l’ébauche du « en même temps », futur leitmotiv macronien. Orsenna revit la période avec gourmandise : « Jacques Attali, que je connais depuis toujours, a donné tout, il a été le meilleur de Jacques, il s’est dédié complètement. On s’est entendus magnifiquement… » Avec, à la baguette, en metteur en scène de son propre rôle, cet énarque pas comme les autres. Prêt à utiliser chaque micro-occasion pour plaire, briller et conquérir. Parfaire le réseau, surtout. Orsenna ne tarit pas d’éloges : « Macron prenait des notes, il suivait tout ça. Avec passion, efficacité, gentillesse. Lumière. Et plus émerveillé qu’aucun autre membre… » Nul doute que l’exercice a effectivement pu passionner Macron. Et lui donner quelque idée pour le futur. Il prend date, en effet, pour la suite. Un exemple ? Guillaume Liegey. Parfait inconnu pour le grand public. Une sorte d’icône, aujourd’hui, pour les connaisseurs, en matière d’ingénierie politique. En 2007, il n’est pas encore cet ultra-spécialiste des logiciels – patron de la société Explain – permettant de décrypter la vie des citoyens, et donc d’anticiper leur vote. Il est alors un simple consultant ; à peine commence-t-il à comprendre que les partis politiques vont devoir se réinventer, avec de nouveaux outils informatiques, pour perdurer. « J’ai rencontré Macron quand j’étais chez McKinsey & Company, un cabinet de conseil, explique Guillaume Liegey. La commission Attali a “staffé” une équipe de consultants. J’ai réussi à être dans cette équipe, j’étais dans le pool de rapporteurs que Macron coordonnait, je faisais des analyses. » Entre les deux hommes, très vite, une synergie s’opère. Liegey s’engouffre dans le sillage de Macron. Le pacte mutuel n’est pas formalisé, mais il y aura bien une clause de revoyure dans l’affaire. « Il est hyper pro et parle aux stagiaires comme il s’adresse aux patrons du CAC 40, il gère bien ses équipes », témoigne le consultant. On le retrouvera, évidemment, aux premières loges de l’aventure politique, dix ans plus tard. Comme les McKinsey boys, désormais omniprésents dans l’administration remodelée par le président Macron. La politique, justement. Peu de gens savent à quel point Emmanuel Macron maîtrise, aujourd’hui, la carte électorale française, ses multiples complexités. Cette remarquable connaissance a pris racine, là encore, en 2007. Car la commission Attali, c’est aussi l’occasion rêvée de parcourir le territoire. Demandez à Didier Guillaume, futur patron des sénateurs socialistes – il deviendra ensuite ministre de l’Agriculture du gouvernement d’Édouard Philippe (2018-2020). C’est lors des déplacements de la commission Attali en province qu’il a découvert Emmanuel Macron. « Je l’ai vu lorsqu’il est venu dans les réunions en Rhône-Alpes ; à l’époque, moi, j’étais un modeste baron local, départemental… », se souvient Guillaume. Qui ajoute : « On voit bien que de toute façon il y a ceux qui dirigent et ceux qui font, et déjà, à l’époque, Emmanuel Macron, ce n’est pas le parfait technocrate sorti de l’ENA. Macron, c’est plus qu’un technocrate, c’est plus qu’un énarque, c’est plus que tout ça. » Il est très vite soufflé par l’aisance hors norme du personnage. « Il y a quand même quelqu’un qui a créé Macron ! Attali, quel que soit l’événement mondial, c’est lui. » Guillaume saura s’en souvenir. Et en profiter, lui aussi. Ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui ont croisé sa route. L’actuel patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, faisait partie des membres initiaux de la commission, au titre de président de Croissance Plus, une instance de représentation des PME. « J’étais le jeune patron sympa, à l’époque ; depuis, ça a bien changé », s’amuse-t-il. Macron ? « Il était brillant, etc. Mais bon, de là à imaginer qu’il deviendrait président de la République… non. » D’autant que Macron hésite encore, à l’aube de sa destinée. Est-il Eugène de Rastignac, ce pur ambitieux provincial aux dents longues immortalisé par Balzac ? D’autres le rangeraient plutôt dans la catégorie Bel-Ami, alias Georges Duroy, l’opportuniste prêt à tout pour conquérir le pouvoir parisien. Ressent-il ce frisson intérieur dépeint par Maupassant ? « Il demeurait sous l’obsession de son image, décrivait l’auteur de Boule de Suif, comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures charmantes auprès d’un être. On dirait qu’on subit une possession étrange, intime, confuse, troublante et exquise, parce qu’elle est mystérieuse. » Cette furieuse « obsession », doublée d’une envie irrépressible de « possession », Macron entend bien la faire fructifier, en tout cas. D’ailleurs, notera plus tard le quotidien Les Échos, lorsqu’il sera temps de se quitter, en janvier 2008, tous les patrons de la commission Attali proposeront un job à Macron ! Conclusion, sur le mode amer-ironique, de Michel Sapin, ministre des Finances de François Hollande : « Il y a quand même quelqu’un qui a créé Macron ! De toute façon, Attali, quel que soit l’événement mondial, c’est lui… » Mais, d’abord, Macron doit mettre un pied en politique. Attali le présente en 2008 à François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste pour encore quelques mois. « Il était dans la commission Attali désignée par Sarkozy, nous raconte l’ex-chef de l’État. Jacques Attali aurait très bien pu le présenter à Sarko. S’il lui avait dit : “Je suis de droite et j’aimerais bien avoir une carrière tout de suite”, Attali, qui avait de bons rapports avec Sarkozy à cette époque, aurait pu le faire. » Mais non, Macron a du flair et, éventuellement, un léger tropisme de gauche. En tout cas, à l’époque. « Il voulait être candidat aux législatives de 2012, dans le Pas-de-Calais, assure Hollande. J’étais encore premier secrétaire. Il avait sa maison au Touquet. C’est quelqu’un qui voulait s’engager dans la vie politique. Et au parti socialiste. » C’est intéressant, Jacques Attali n’a pas les mêmes souvenirs. « Une circonscription électorale ? Ce n’était pas du tout la préoccupation d’Emmanuel, dit Attali. Il n’a jamais été question de ça, mais pour qu’il travaille avec Hollande. François était candidat à la candidature. » Là où François Hollande croyait rencontrer un jeune homme pressé, mais désireux de commencer ses humanités par le bas, à l’ancienne, via une circonscription au fin fond de l’Hexagone… En réalité, il allait favoriser la gestation d’une sorte d’Alien politique, une drôle de bestiole prête à le croquer, dix ans plus tard. Les proches de Hollande constatent, impuissants, l’intrusion d’un nouveau venu dans le système : « Il était dans le truc d’Attali, toute cette bande-là », soupire Stéphane Le Foll, maire PS du Mans, ex-ministre de Hollande, et viscéralement allergique au macronisme. « Le rapport Attali, ajoute Le Foll, c’est comme ça qu’il arrive dans ses bagages. Attali d’ailleurs le dit, il le vend à Hollande. Mais ça, c’est tout ce microcosme, fasciné par les grandes écoles, une forme de parisianisme total, qui vit comme ça, qui se coopte, avec l’idée que c’est là que ça se situe, que ça se passe, c’est là qu’il y a de la réflexion, de l’intelligence. Et voilà, Attali a dit ça à Hollande, et il l’a fait, il l’a pris… La preuve, c’est que moi je ne connaissais pas Macron et que j’ai commencé à entendre qu’il était dans l’équipe à la fin de l’année 2011. » Mais nous n’en sommes pas encore là. Comme le résume crûment François Hollande, et dans sa bouche ces mots prennent une signification plutôt méprisante : « Ensuite, il entre dans la banque… »
La conjuration
« Je crois que vous n’avez pas lu l’Art de la guerre de Sun Tzu. L’un de ses préceptes, c’est de ne jamais intégrer les contraintes de l’adversaire. » Emmanuel Macron, chef de l’État
Un petit mot oublié dans un placard du « paquebot » de Bercy, siège du ministère de l’Économie, et tout aurait pu basculer. Automne 2015. Rendus fébriles par un surcroît d’excitation, les macronistes de la première heure, réunis dans un appartement parisien bourgeois, ont, dans le plus grand secret, fini par coucher sur un bout de papier cartonné le nom retenu pour le futur mouvement de leur leader : ce sera « En Marche ! ». La conjuration est lancée. Brigitte Macron, (omni)présente dans la petite assemblée, s’exclame : « Ah, les garçons, est-ce que je peux garder le carton ? Ça fera un beau souvenir… » On ne dit pas non à Brigitte. Elle s’empresse de ranger dans un placard, à son retour à Bercy, le petit carton en question. Quelques semaines plus tard, le ministre de l’Économie et son épouse accueillent à dîner, dans leurs appartements ministériels, François Hollande et sa compagne Julie Gayet. César est encore très loin de s’imaginer qu’il va dîner chez Brutus. Curieux, le couple présidentiel fait le tour du propriétaire. Le lieu est spectaculaire, il surplombe la Seine ; la nuit, la vue est enchanteresse. Au hasard, Julie Gayet ouvre un placard et tombe… sur le carton siglé « En Marche ! ». « Mais elle ne réalise pas et referme le placard », sourit aujourd’hui Stanislas Guerini, à qui Brigitte Macron s’empressera, hilare, de rapporter l’anecdote. La conspiration, après tout, ce sont les conjurés qui en parlent le mieux. Nombre d’entre eux, passant outre les oukazes présidentiels, ont accepté de le faire. Ils ont appartenu, deux années durant, à une loge secrète dont le rôle aura été décisif dans l’ascension vers le pouvoir du Grand Maître de Bercy, œuvrant dans l’ombre pour leur idole, sapant consciencieusement de l’intérieur la seconde partie du quinquennat de François Hollande dont ils étaient supposés être, pour la plupart, des soutiens… Car le triomphe inattendu de Macron, c’est d’abord le récit du retour de fortune d’un groupe d’amis surnommé « la bande de la Planche ». Ils ont été recrutés, façon Les Douze Salopards, par Emmanuel Macron et son disciple préféré, Ismaël Emelien. Choisis pour le libéralisme qu’ils ont implanté et enfoui en eux, sans même s’en douter parfois. Pour leurs convictions à géométrie variable, aussi. Ils ont surtout un avantage certain : ils n’ont jamais été que des « petites mains », des seconds couteaux sans grande envergure politique, parfois versés dans le ressentiment car écartés, voire méprisés par le PS. Bref, ils sont revanchards et opportunistes, le profil parfait pour trahir. Ils n’ont pas su s’imposer, ou conquérir leur place au soleil ? Macron va se charger de leur fournir leur quart d’heure de gloire. Et même un peu plus que ça. Benjamin Griveaux, par exemple. Rencontré avant ses déboires, ambiance Sexe, mensonges et vidéo, il nous raconte avec une sincérité confinant au pur cynisme sa conversion au macronisme naissant, écrasant au passage, sans vergogne, le corps déjà bien esquinté du président socialiste François Hollande. Macron/Griveaux. Ces deux « jumeaux » en politique sont de la même année (1977). Profils de premiers de la classe – surtout Macron –, technos purs et durs, le charme et l’assurance des âmes bien nées. Mais si le premier éblouit, l’autre déplaît. Au PS, Griveaux, dans l’équipe du candidat Hollande en 2012, n’a pas que des amis. « Réfléchissez à quelque chose qui nous permette de peser très fortement sur l’élection présidentielle de 2017. » « Macron, j’ai dû le croiser pendant la campagne présidentielle de 2012, lors d’une grande réunion à la Maison de l’Amérique latine avec tous les économistes du programme, je m’occupais des questions sociales, se souvient Griveaux. Je ne le connaissais pas du tout, juste son talent par copain interposé. Le type fait une synthèse à la fin de la réunion qui est assez bluffante. » Benjamin Griveaux, nommé conseiller chez Marisol Touraine après la victoire de Hollande, recroise Macron dans les couloirs du ministère de la Santé. « Je crois que tu as eu un fils », lui lance le nouveau secrétaire général adjoint de l’Élysée. Griveaux, encore ébahi : « On ne s’était jamais vus ! Je me dis : ce mec… » D’emblée impressionné, il mord à l’hameçon. Fin octobre 2015, Ismaël Emelien, confident d’entre les confidents de Macron, passe un coup de fil à Griveaux : « Emmanuel aimerait bien te voir. » Le voici le samedi après-midi suivant à Bercy, en compagnie de Macron, Guerini et Emelien. Deux heures de discussion à bâtons rompus sur la situation du pays, l’avenir des partis politiques… « Il me demande ma vision de l’état du PS, comment je vois la prochaine présidentielle, explique Griveaux. Ce n’était pas neutre, bien sûr, on sentait l’ambition, mais ce n’était pas formalisé. » Normal, ça l’est rarement, chez Macron. Ce dernier lance à ses hôtes : « Réfléchissez à quelque chose qui nous permette de peser très fortement sur l’élection présidentielle de 2017 ; j’en ai ras le bol que les débats soient confisqués par les campagnes, celle de 2012 était un référendum contre Sarkozy. » Macron touche juste : Griveaux fait partie de ces militants socialistes convaincus de l’usure des partis, et tout particulièrement du leur. « Il a aussi vu Cédric O et Adrien Taquet, poursuit-il, ils n’étaient pas là le même week-end. Et on se réunit, toute cette petite bande-là – il y avait aussi Julien Denormandie –, pour réfléchir à ce qu’on fait. » Au sortir de son premier rendez-vous avec Macron, Griveaux a appelé sa femme : « Il est possible que je refasse un tout petit peu de politique, trois fois rien. J’ai rencontré un type assez hors norme, intelligent, très bien, très courageux, il n’a pas d’attaches, il n’est pas lié. » Au tour ensuite de Guillaume Liegey, le logisticien du groupe. Tout complot doit comporter un artificier. Désireux d’incarner la modernité sur tous les plans, Macron décide de contacter la start-up LMP, spécialisée dans l’exploitation du big data et autres algorithmes. LMP, comme les initiales de ses trois fondateurs : les Français Guillaume Liegey, Arthur Muller et Vincent Pons se sont rencontrés à Harvard avant de participer bénévolement à la première campagne victorieuse de Barack Obama, en 2008 aux États-Unis, puis d’apporter leur écot à celle de Hollande, quatre ans plus tard. Liegey se souvient : « Je publie un article au cours de l’été 2015 : “If political parties were start-up”. En gros, c’est comment est-ce qu’on pourrait transformer la façon de faire de la politique, pas seulement en campagne électorale, mais aussi en dehors. » Liegey envoie son papier à Macron – rencontré au moment de la commission Attali – et fait la connaissance dans la foulée d’Ismaël Emelien. Qui, flairant le bon filon, le rappelle fin août 2015 : « Tiens, on réfléchit à un truc… Est-ce que tu peux venir à une réunion ? » D’après Liegey, « c’était dans un café, près de Bercy. Il y avait Ismaël et d’autres. Le “truc” n’est pas du tout clair ». Dans un premier temps, Liegey s’entend dire : « On aimerait bien lancer un mouvement pour que les gens puissent s’engager pour des causes, mais pas politique. » Rapidement, le discours évolue : « On ne part pas pour être candidat, mais si des gens peuvent être motivés pour une cause, ils peuvent être motivés pour une campagne. » Liegey raconte en détail à Emelien et ses proches les dessous du succès de la première campagne présidentielle d’Obama, souvent présentée comme un modèle de modernité politique. Tout pour plaire, ce garçon. Pour Adrien Taquet, tout a vraiment commencé, aussi, à la rentrée 2015. Taquet, l’homme sans qui rien n’aurait été possible. Encore une tête bien faite, un premier de la classe également né, décidément, en 1977. 1977, l’année de naissance du punk et des têtes pensantes du macronisme – cherchez l’erreur. Une seule tache tout de même dans le CV de cet enfant des beaux quartiers parisiens : s’il est – évidemment – diplômé de Sciences Po, lui a raté l’ENA. Forcément strauss-kahnien dans les années 2000, il a surtout rejoint, à partir de 2004, le tout-puissant groupe Havas, via l’influent Gilles Finchelstein, pour devenir en 2008 directeur associé d’Euro RSCG. Il reçoit donc un appel de l’inévitable Ismaël Emelien, croisé à la Fondation Jean Jaurès et chez Havas. « Je travaille avec Emmanuel, on est en train de réfléchir un peu à ce qu’on fait, et à ce qu’il pourrait faire, on aimerait que tu réfléchisses avec nous », lui propose Emelien. Passionné de politique même s’il fait carrière dans la com’, Taquet accepte, non sans quelques réserves : « Je ne connais alors pas Macron et j’en ai une image superficielle. Je dis à Ismaël : “Je vois bien sur quel plan économique il est, ça me convient, mais je ne vois pas sur quel plan sociétal il se situe, et ça compte pour moi : je suis de gauche. Je veux le rencontrer…” » Aussitôt dit, aussitôt fait, Emelien organise un déjeuner, un samedi d’octobre 2015, dans les appartements privés du ministre de l’Économie, à Bercy. Sont présents, outre Macron, Cédric O, Julien Denormandie. Et Brigitte, bien sûr. Apparemment, le courant passe. Taquet commence à intégrer la bande des « mormons », comme seront bientôt surnommés les zélotes du macronisme, les Guerini, Griveaux, Denormandie… « Tous se connaissaient à peu près, je suis la pièce rapportée », observe drôlement Taquet. « Cette élection mérite mieux que ça, le retour de Sarko, Hollande et tout, c’est pas possible. » Guerini, donc, est déjà dans la place. Le futur patron d’En Marche ! découvre rapidement qu’« il y a d’autres initiatives en parallèle, ses amis Hermand, Peyrelevade… Et Macron lance l’idée d’une fondation. Il se dit : on ne va pas créer un parti, il faut arrêter avec l’offre politique et créer un truc pour les gens. Emelien nous dit : “Est-ce que vous êtes partants pour consacrer quelques heures par semaine, voire par soir, connaissant le patron… ?” On dit : “OK.” Et il nous dit : “Rendez-vous samedi.” C’est la deuxième fois que je rencontre Macron, en septembre 2015. On se retrouve, il nous expose avec une détermination totale le fait qu’il est prêt à aller très, très loin, qu’il prendra tous les risques, que la vie politique française vaut mieux que ça, et qu’il faut renverser la table. Nous, on est comme des dingues, c’est tout ce qu’on pense. Jamais on n’a parlé de Hollande qui allait ou pas se représenter ». La petite bande est au complet. Soudée, efficace, discrète. Secrète, même. Très vite naît l’idée de créer une structure. Selon Taquet, « c’est Emmanuel qui en parle. Avec l’idée de faire un mouvement qui vient du bas. Pas un parti, mais un mouvement. Macron nous dit : “Je dois incarner au final la société civile”, ce qui n’est pas intuitif, vu son profil. Les partis sont en train de plonger, avec un désinvestissement des Français, il se dit qu’il y a une offre nouvelle à créer. Je me souviens de débats : si on lance ce mouvement qui part du bas, très grassroot [sic], est-ce qu’il en prend la tête ? Ce n’était pas tranché. Il me demande de réfléchir au nom, via Ismaël ». Taquet se réunit avec les autres membres de la bande, travaille sur le fond, la stratégie. Et donc le nom du futur mouvement. Nanti d’un poste à sa mesure à Bercy, Macron bâtit méthodiquement sa conquête. À la rentrée de septembre 2015, Emelien, O, Griveaux et Guerini déjeunent ensemble. Emelien est clair au cours du repas : « Emmanuel est de plus en plus déterminé à construire une offre politique nouvelle, on ne peut pas laisser l’élection de 2017 telle qu’elle est en train d’aller, ceux qui sont là ne renverseront pas la table. » Stanislas Guerini insiste devant nous sur un point important : Emmanuel Macron active plusieurs réseaux, imperméables les uns aux autres. « Il n’y avait pas une bande unique qui bossait, ce n’est pas vrai ; Macron, il a fait bosser plein de monde, partout, témoigne-t-il. On était, nous, ceux qui bossaient sur l’outil qu’allait devenir En Marche ! Il parle de l’élection en disant : “Cette élection mérite mieux que ça, le retour de Sarko, Hollande et tout, c’est pas possible… On ne peut pas laisser le pays aller là, je veux peser sur cette élection.” Ismaël est l’agent de liaison. Macron n’a pas de tabous. Quand il nous dit : “Je lèverai toutes mes hypothèques”, je ne savais pas que ce serait également vrai d’un point de vue financier. On se lance corps et âme, on lui fait rencontrer des gens. “Je veux réfléchir à de nouvelles formes d’engagement”, nous dit-il. On organise des dîners à Bercy avec des personnalités inspirantes. Syndicalistes, créateurs de boîtes, associatifs, intellectuels, historiens… On démarre notre première boucle sur Telegram. On a tous des boulots, mon patron n’était pas hyper à l’aise ! J’ai deux vies en même temps. Je croise Ismaël ou Macron vers une heure du matin, je découvre l’homme qui ne dort pas… » Nimbé d’une aura presque irrationnelle, le gourou Macron fascine ses adeptes, à grands coups de concepts abscons, d’aphorismes brillants ou de savantes références historiques. À croire, se disent certains de ses affidés, qu’il a appris le dictionnaire des citations par cœur – il en est capable. Au cours d’un déjeuner, il fait ainsi la leçon à sa cour : « Je crois que vous n’avez pas lu l’Art de la guerre de Sun Tzu. L’art de la guerre, l’un de ses préceptes, c’est de ne jamais intégrer les contraintes de l’adversaire. Et vous ne faites qu’intégrer les contraintes, arrêtez avec ça, on va faire notre chemin ! » Un sentier balisé de dîners, au point de rendre fou Michel Sapin, son homologue de Bercy. Macron reçoit à tour de bras, les Zèbres, La France des Solutions, Le Média positif, des fondations… « Notre constat, résume Guerini, c’est que des gens qui font des trucs extraordinaires, il y en a plein. » Et de lâcher cet aveu révélateur : « On lui dit : tu dois être leur cheval de Troie, dans le monde politique, pour tout faire péter. » Adepte du contre-pied, Macron réplique du tac au tac : « OK, mais on va faire différemment. » « Le cahier des charges, c’est de prendre les partis politiques et de faire tout à l’inverse », traduit Guerini. Réputé incapable de tenir sa langue, Griveaux-le-bavard s’empresse de transmettre son enthousiasme à ses proches. Il aurait pu, à son corps défendant, trahir les « conspirateurs », tant il se répand dans Paris. Ainsi, il ne peut s’empêcher de plastronner auprès du secrétaire d’État au Commerce, le socialiste Mathias Fekl : « On est en train de faire un truc, Macron a demandé à me voir, je suis au cœur du dispositif… » Le vote de la loi Macron en 2015 et les oppositions stériles qui se sont manifestées à cette occasion ont dépité le ministre de l’Économie, de plus en plus convaincu d’avoir un espace politique, à condition de la jouer fine. « On voit qu’il y a des choses sur lesquelles s’entendre sans mettre le pays à feu et à sang, raconte Griveaux. Or, ce qui frappe Macron, c’est que la moitié de l’hémicycle vote contre sa loi. C’est fou, il a passé 500 heures en commission ! C’est le ministre le plus présent à l’Assemblée nationale, plus qu’aucun autre. Et malgré ça, malgré des accords, des discussions en commission, le vote, c’est un vote partidaire. Ça le rend fou. Il dit : “Ça n’a pas de sens.” Quand on n’est pas d’accord, OK, mais sur ça… Et c’est de là que naît l’envie de tout faire sauter… » « Ces types-là ne partagent plus les mêmes idées, c’est un syndicat de copropriété », cingle encore Griveaux, à destination des leaders des partis traditionnels. « C’est là qu’on a trouvé le nom En Marche !, autour d’une bouteille de rhum. » À cette époque, selon Griveaux, Macron confie à ses – encore – maigres troupes : « Les idées que je porte doivent peser dans le débat. » Mais encore ? « Il ne nous dit pas : “Je suis candidat”, précise Griveaux. Donc, qu’est-ce qu’on fait ? Le PS ? Jamais de la vie, c’est un astre mort. On peut faire une fondation, un think tank ? On connaît par cœur, on sait faire, mais c’est un truc d’intellectuels de salon. Et on comprend tout de suite que si on veut gagner la bataille des idées, enfin, c’est de l’éducation populaire… En Marche !, c’est le seul vrai parti politique de ce pays ! » s’enthousiasme Griveaux, avant de s’interroger à haute voix : « C’est quoi, les trois fonctions d’un parti politique ? » Devant nos mines interrogatives, retrouvant ses penchants un brin farauds, il savoure son effet. Et la réponse fuse, triomphante et professorale : « Cours de première année à Sciences Po – on est de bons élèves, nous ! – : un, ça sélectionne des candidats ; deux, ça crée du débat et ça met des idées dans la vie politique ; et trois, ça anime la vie locale. Des comités, sections, fédérations… Les grands partis ne sélectionnent plus leurs candidats, ce sont des primaires, merci ! Nous, on a fait exactement ça : on sélectionne nos candidats de manière très verticale, et on assume totalement le truc. Les idées, elles sont produites in house, et pas à l’extérieur. » Si, selon les propres termes de Griveaux, « Macron ne verbalise pas sa candidature », elle s’impose de plus en plus comme une évidence au cours de l’année 2016. « Je l’accompagne sur des déplacements début 2016, je vois les gens, des gamins des quartiers… Ça ne s’apprend pas à l’école, il aimante les gens. Vous l’avez, ou vous ne l’avez pas. » Mais encore faut-il donc s’accorder sur le nom du mouvement en gestation. Chaque soir ou presque, c’est l’effervescence dans l’appartement d’Adrien Taquet, choisi car le plus grand de tous et véritable QG de la bande de la Planche. Guerini, O, Griveaux se reçoivent aussi les uns chez les autres, et communiquent uniquement sur une boucle dédiée de l’application cryptée Telegram. Mais le centre névralgique, c’est bien la cuisine de Taquet, alors à la tête d’une agence de publicité. « C’est là qu’on a trouvé le nom En Marche !, autour d’une bouteille de rhum, on ne s’est rendu compte qu’après que, En Marche !, c’étaient les initiales d’Emmanuel Macron », soutient – à tort, on le verra – Griveaux. « On avait mis des Post-it sur le frigo, dit-il encore, on a tâtonné, on a brainstormé… » Les macronistes en général, et Griveaux en particulier, raffolent des anglicismes. Au fait, qui a eu l’idée de ce nom ? « On ne le dit pas, tranche Griveaux, pour une fois laconique. Car on s’est promis qu’aucun d’entre nous ne tirerait la couverture à lui. Aucun n’écrira un livre. Cette histoire, c’est une affaire d’amitié collective, ce qui a beaucoup manqué aux autres partis. » Et de citer « le Chef », un grand classique en macronie où l’allégeance au patron est une donnée de base : « Un parti, comme disait Macron, c’est l’amicale des boulistes, sans l’amitié et sans les boules ! » En fait, c’est Adrien Taquet qui a trouvé le concept. « Se pose la question du lien entre le mouvement et Macron, nous confirme Taquet. C’est là que je pars des initiales : une des façons d’avoir le lien subliminal, c’est d’avoir ses initiales dans le nom. Après, il y avait tout un discours sur les verrous qui bloquent la France, donc l’idée de mouvement. Et par ailleurs je voulais, dans tous les signes qu’on émettait, être différent de ce qui existait. Il fallait que le nom ne soit pas dans la même grammaire que les autres. En croisant ces trois trucs-là, vous arrivez sur En Marche ! C’est ce raisonnement que je fais à mes petits camarades, et c’est là où je leur dis : “En fait, il y a En Marche !”, j’avais trouvé le nom ! Il y en avait deux autres… » Griveaux confirme ce dernier point, et joue sans déplaisir les mystérieux : « C’est En Marche ! qui a été choisi, mais il y avait d’autres noms. C’est secret, on ne sait jamais, ça pourrait servir. Pour la phase 2. On est assez sûrs de nous sur le choix. » De fait, les macronistes sont assez sûrs d’eux. Stanislas Guerini se charge d’éventer le secret tout relatif entourant l’un des autres noms envisagés : « Taquet écrit un truc, il avait mis un Post-it sur son frigo, se souvient-il. On réfléchissait à plusieurs solutions. “66 M”, par exemple, pour 66 millions de Français, un truc conceptuel, qui traduisait l’idée que chaque Français doit avoir sa chance. » « C’est pas possible que ça s’appelle En Marche ! Ça rappelle la Grande Marche sur Rome de Mussolini ! » Le nom définitif adopté, Adrien Taquet esquisse des croquis pour le logo. « Nous étions en novembre 2015, raconte-t-il. J’avais placardé les noms au mur des trois angles. En Marche !, c’était le seul avec ses initiales. Et le logo, c’était son écriture, pas une typo. Pour être différent, je dis à Macron : “Il faut que ce soit toi qui l’écrives.” Il y avait une planche avec tous les logos des partis : ils se ressemblent tous. Et puis, il y avait la question de la couleur. C’est signifiant, la couleur. Tout le monde utilisait le logiciel Nation Builder pour créer des sites internet, donc ils se ressemblent tous. Je dis : “Il ne faut pas qu’on fasse ça”, et donc on a créé notre propre outil. L’exemple que j’avais, c’était Apple. Le site est très blanc, et ce qui est mis en majesté, c’est le produit. Pas de fioritures, on est centré sur le discours, avec pas mal de texte. Les pancartes de couleur viendront dans les meetings. J’ai demandé à ce qu’on ait des couleurs pop, modernes, que ça pète. » En macronie, le marketing précède l’idéologie, voire s’y substitue ; question d’époque, sans doute. La bande, pas peu fière, présente son œuvre à Macron. « On se met d’accord, on choisit les trois noms, et on va lui présenter le dimanche suivant, relate Taquet. Et lui, tout de suite, va sur En Marche ! Il n’a aucun doute. Il nous challenge aussi, il y a d’autres références, la marche des beurs, la Marseillaise… Il est assez convaincu. Il y a une phrase de Saint-Exupéry – il est lettré, je me suis dit qu’il la connaissait – qui dit : “Dans la vie il n’y a pas de solutions, il y a des forces en marche, il faut les créer, et les solutions suivent…” » C’est Brigitte Macron qui choisit finalement En Marche ! En effet, l’unanimité n’est pas immédiate ; l’avocat François Sureau, membre de la bande quoique proche de François Fillon (en macronie, tout devient possible), n’est franchement pas fan. Au cours d’un déjeuner, il s’emporte : « C’est pas possible que ça s’appelle En Marche ! Ça rappelle la Grande Marche sur Rome de Mussolini ! La définition du fascisme, c’est le mouvement, sans direction… » L’avocat, homme de culture, jette un froid, ses objections portent. « À ce moment-là, pour nous, le nom est flingué, opine Guerini. Et là, Brigitte dit : “Moi, j’aime bien.” L’argument historico-intellectuel est balayé. » Encore une fois, ce que Brigitte Macron veut… Volontarisme et vacuité, les deux mamelles du macronisme sont déjà présentes, en jachère. Ne reste plus qu’à les faire prospérer. Tout va aller très vite : la machine est lancée, rien ni surtout personne ne pourra plus l’arrêter. Surtout pas François Hollande, susceptible de s’inquiéter de voir son protégé s’affranchir si rapidement. Il suffira de le manipuler. Un jeu d’enfant pour Macron, selon Taquet : « Il va lancer le mouvement, qui ne peut qu’élargir la surface actuelle, c’est ce qu’il raconte à Hollande. Je pense qu’il sait qu’il faut être en mesure de se mettre en configuration de [se présenter]… mais qu’il y a des variables. Il ne formalise pas. En tout cas auprès de moi. Il constate qu’il y a une désaffection de l’électorat de gauche. » « C’était discret, volontairement, pour que Hollande ne l’apprenne pas. » Il faudra une discussion après un meeting à Amiens, sa ville natale, pour que Macron, enfin, se découvre un peu auprès de ses comparses. Et encore, à sa façon, allusive. « Je me souviens du dîner après Amiens où il nous dit de manière implicite qu’on y va… Du coup, ma boîte a bossé pour le mouvement, elle était rémunérée pour, a fait le site internet… J’ai pris du champ quand lui a démissionné, le 30 août 2016. » « Est-ce qu’il y serait allé si Hollande avait été candidat ? conclut Taquet. Je pense que oui. » Le 23 décembre 2015, Ismaël Emelien rappelle Guillaume Liegey. Atmosphère conspirative au programme : « Est-ce que je peux t’appeler sur un téléphone que personne ne connaît ? » Décontenancé, Liegey propose le numéro de sa mère, domiciliée à Strasbourg, où il séjourne alors pour les vacances de Noël. Il n’a rien oublié de l’échange téléphonique. Emelien : Écoute, on va lancer un parti politique, ça va s’appeler En Marche !, est-ce que tu veux nous aider ? Liegey : Ben ouais. Emelien : Par contre, tu n’en parles à personne, pas à tes associés. Liegey : Ma femme ? Emelien : Oui, ta femme, OK. Début janvier 2016, Liegey rencontre Adrien Taquet, découvre la maquette du site, la petite équipe déjà au travail… « Il y avait plusieurs réunions par semaine, un comité de pilotage, se souvient-il. Ma contribution, c’était : qu’est-ce qu’on fait au moment où on lance le mouvement ? J’avais fait un bench mark de tous les mouvements qui s’étaient lancés en France, Nouvelle Donne, etc. Il y avait deux trucs qu’ils avaient ratés : le financement, ils vivotaient avec de petites équipes ; et ils n’étaient pas ancrés. Présents dans les médias, au début, OK, mais il faut ancrer. Si c’est juste un truc médiatique, ça ne va pas rester. » Devant le premier cercle des macronistes, Liegey donne une leçon de stratégie politique arrimée à son époque, compare l’opinion publique à un iceberg : « Il y en a une petite partie qui s’exprime, qui a accès aux gens de pouvoir, et une grosse majorité plus passive. Ce sont ces gens-là qu’il faut écouter, il faut aller les voir, faire du porte-à-porte, pas pour leur dire : “Votez pour moi”, mais pour leur poser des questions, en particulier dans les quartiers où l’on ne croit plus à rien. » Emelien, Taquet, Griveaux, Guerini et les autres sont enthousiastes. On s’échange des mémos, Macron bien sûr est mis dans la boucle, assistant à certaines réunions dans son appartement de fonction, posant de multiples questions… Liegey, basé alors à Londres, prend bientôt l’habitude de faire l’aller-retour en Eurostar le samedi, le temps d’un déjeuner chez le ministre de l’Économie. « C’était discret, volontairement, pour que Hollande ne l’apprenne pas, sourit Liegey. C’était clair, tout le monde savait où on allait, même si rien n’était formalisé. » Car, jusqu’au bout, Macron entretient le mystère sur ses ambitions. Cloisonner, toujours cloisonner. Seule Brigitte est vraiment dans la confidence, sans doute au nom du célèbre proverbe : « Secret de deux, secret de Dieu ; secret de trois, secret de tous ». Guerini l’admet : « Jusqu’au bout, le fait qu’il veuille être candidat, sincèrement, il ne nous en parle pas. À moi, jamais. Je me mets sur le lancement du mouvement, la structuration territoriale. Je choisis les 100 premiers référents, plus de 10 000 personnes nous répondent. On prépare tout, le site, etc., dans le plus grand secret. Même si mon nom fuite. On lance et ça prend de façon incroyable. Je suis de moins en moins dans le cercle politique autour de Macron. On choisit les référents en province, deux soirées successives avec Emmanuel et Brigitte, où défilent sur PowerPoint les profils. On choisit les 100 premiers cadres. Ismaël me parle de la démission à partir de l’été 2016. » Soit au dernier moment… Car, comme l’explique Griveaux, le génie tactique et le talent manœuvrier de Macron n’auraient pas suffi à garantir le succès de l’entreprise, il fallait aussi s’assurer de sa confidentialité : « Ça ne se savait pas avant avril 2016, sinon on nous aurait mis des bâtons dans les roues. Tout passait par Telegram ; quant à la Fondation pour le renouvellement de la vie politique française, elle est déposée avec mon nom et celui de Cédric O chez Laurent Bigorgne [patron de l’Institut Montaigne, think tank libéral]. Macron n’apparaît pas, sinon tout l’appareil d’État aurait su… Macron reste totalement en dessous des radars. » Les comploteurs sont de plus en plus nombreux, pourtant. Intarissable, Griveaux explique encore : « On fait émerger les talents d’un clic. Ça se met en place en avril 2016, quand on lance En Marche ! Il y avait la double adhésion, vous pouviez être membre du PS et d’En Marche !, ce qui a rendu fou Cambadélis, il écrivait des lettres tous les quinze jours en disant : “Attention, je vais vous virer…” On les obligeait à faire les purges, c’était un cauchemar pour eux. » Manifestement, Griveaux, sourire ironique à l’appui, ne boude pas son plaisir en se remémorant ces longs mois où, en mettant un soin maniaque à duper les éventuels espions « hollandais », la jeune garde macroniste a monté sa petite boutique en jouant avec les nerfs des dirigeants du PS. À l’époque, ils sont encore et toujours sous-estimés, méprisés, même par les « macron-compatibles » du PS, type Christophe Castaner : « C’est les orphelins de DSK qui cherchaient un nouveau héraut, confie ce dernier à propos des “mormons”. Donc on est sur du forum shopping, là, on n’est pas sur une construction politique au service de Macron ! Griveaux, ce n’est pas un groupe politique, c’est un groupe de technos au service d’une vision politique. » Arrive le meeting fondateur de la Mutualité, en juillet 2016. « Après la Mutualité, en face, ils commencent à flipper, s’amuse Griveaux. Il y a quand même beaucoup de monde, il se passe quelque chose. Il y a Valls qui dit : “Il est temps que ça cesse”… » Entre fausse charité et vraie condescendance, Griveaux assure, presque compatissant : « Je mesure, pour cette génération, la colère… “C’est quoi, ces sales gosses ? Nous, on s’est tapé pendant vingt-cinq ans les allers-retours dans les circonscriptions, les banquets, les réunions… Et eux…” Ça crée de la jalousie, de la rancœur. Le type, il a cramé toutes les étapes. Mais Macron a toujours été maître des horloges, il avait pris sa décision. Et nous, on n’avait déjà plus de doutes depuis un certain temps, c’était pour partir à la présidentielle, bien sûr. C’était évident. » Au prix d’une trahison assez inédite dans l’histoire de la Ve République. Griveaux soupire : « La trahison… Est-ce que la fidélité, c’est de se dire qu’un président empêché depuis un certain temps doit absolument être le candidat ? C’est ça, la fidélité ? Non, je ne crois pas. » Dernier arrivé dans la bande, Sylvain Fort, un communicant qui en 2012 a œuvré, dans l’ombre, pour la campagne de réélection de Nicolas Sarkozy. Une contradiction purement apparente, tant l’ancien et l’actuel présidents ont de choses en commun… « L’espèce de dévoilement de la candidature reste, de mon point de vue, ultra-ambiguë. Ils avancent masqués. » Sylvain Fort se rappelle avoir été convoqué par le publiciste Maurice Lévy en juin 2016. « Le candidat, c’est Macron, on m’a demandé de lui trouver un communicant dans Paris », lâche sans ambages le patron de l’agence Publicis, membre du club Le Siècle, du Forum économique mondial et autres institutions aussi élitistes qu’influentes. Lévy a repéré l’« élu », celui dont la candidature et surtout l’élection rassureront cette « finance » dont Hollande avait fait son « adversaire » lors de sa campagne victorieuse, en 2012… Sylvain Fort rencontre le couple Macron à Bercy quelques jours plus tard. « L’idée à ce moment-là est d’accompagner En Marche ! Il ne parle pas de présidentielle », rapporte-t-il, avant d’ajouter : « Tout se construit en discrétion. » Fort discute aussi avec Philippe Grangeon, conseiller en communication politique et membre du premier cercle, échange avec Denormandie, Emelien… Et revoit Macron. « Il est très séducteur et a le regard qui transperce, mais ils font tous ça, les grands businessmen, nuance Fort. Et il a une attention véritable. À Hénin-Beaumont, il voit une dame qui fait des bières. À la sortie, une journaliste lui demande : “Comment s’appelle la dame qui fait des bières ?” Il lui a répondu, donné le nom et de la dame, et des bières ! » À la fin du mois d’août 2016, toujours dans l’ignorance exacte des intentions de Macron, Fort reçoit un coup de fil du candidat putatif : « J’ai réfléchi, j’ai trois questions à vous poser : Comment vous voyez le traitement des journalistes ? Comment vous voyez la campagne ? Comment vous voyez votre statut à En Marche !? » Fort improvise quelques arguments et s’entend répondre : « Passez à mon bureau le 28 août. » Et voilà notre homme, un peu perdu à Bercy, noyé dans une assemblée « avec des gens que je ne connais pas ». Macron arrive très en retard, une habitude chez lui, mais cette fois il a une bonne excuse : « Il venait de présenter sa démission à Hollande ! » s’exclame Fort, qui n’en est toujours pas revenu. « Personne ne m’a jamais dit quoi que ce soit. Je me retrouve là, comme ça. L’espèce de dévoilement de la candidature reste, de mon point de vue, ultra-ambiguë. Ils avancent masqués. » Le lendemain, lundi 29 août, nouvelle réunion autour du patron. Fort : « Il a revu Hollande, ils se sont parlé, et il lui a redit : “Tiens, au fait, je vais quitter le gouvernement.” Et Hollande lui répond : “Ça, on en reparlera”, et il tourne les talons. Macron nous raconte la scène, on était sidérés, lui le premier. Cette réunion à Bercy, on devait décider la suite de la démission. Mais ça a d’abord été un échec, le coup n’est pas parti. On était dans le désarroi. » Finalement, le mardi soir, les Macron boys quittent définitivement Bercy et, le mercredi, ils emménagent dans les locaux loués par En Marche ! « Il y a l’équipe de la rue de la Planche, et les anciens du cabinet Denormandie et Séjourné, on est peu nombreux, se rappelle Fort. Je ne suis jamais revenu à mon agence de com’, j’ai fini par avoir un contrat de consultant. » Et Macron a consenti, enfin, à lui confier son secret, le mieux partagé de Paris : oui, il sera candidat, et même contre Hollande s’il le faut. En Marche ! peut s’installer dans la tour Montparnasse, le plus haut gratte-ciel de Paris. De quoi prendre de la hauteur, et voir loin, surtout. Jusqu’au palais de l’Élysée, en tout cas.
Mimi Marchand L’entremetteuse
Elle arrive, en survêtement noir à longs cordons, se mouche toutes les deux minutes, tout en tirant sur une longue cigarette. C’est une tornade blonde de 74 ans, à la voix cassée par les années, les excès aussi, probablement. Michèle Marchand, dite « Mimi » pour la Terre entière – on l’appellera donc ainsi –, est une sorte de mythe chez les paparazzis. Une menace vivante, également, pour un tas de happy few, à travers Bestimage, son agence de revente de photos, tant elle connaît leurs travers. Beaucoup a été dit et écrit à son sujet. « À 99 %, c’est bidon », lâche-t-elle. On se gardera d’alimenter la machine à fantasmes. Quelques certitudes : elle a été garagiste, elle a aussi fait de la prison, tenu des établissements de nuit, fréquenté des truands. Elle a encore été récemment mise en cause par la justice, jusqu’à être réincarcérée au printemps 2021 (elle a été remise en liberté fin juillet), pour n’avoir pas respecté son contrôle judiciaire : poursuivie pour « subornation de témoin » et « association de malfaiteurs », il lui est reproché d’avoir « monté » pour Paris Match une « interview » suspecte de Ziad Takieddine, un intermédiaire effectivement très peu fiable qui semble avoir joué un jeu trouble dans le dossier du possible financement libyen de la campagne présidentielle 2007 de Sarkozy. Une affaire opaque au possible, à l’image de l’intermédiaire d’origine libanaise. Le but de l’opération médiatique, selon les juges ? Inciter Takieddine à retirer ses accusations visant Sarkozy, dont Michèle Marchand est proche. Comme elle l’est du couple Macron, et c’est tout sauf une coïncidence. En tout cas, dans les locaux de la société de Mimi, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), où nous l’avons rencontrée avant ses derniers déboires judiciaires, ça file droit. « Faut un car-shoot ! » hurle-t-elle d’un coup, et deux photographes sautent dans une voiture, direction les locaux de la police judiciaire ; un car-shoot, c’est réussir à prendre des clichés d’un futur gardé à vue, planqué à l’arrière d’une voiture. Elle s’y connaît, en la matière. Dans son bureau trône une gigantesque photo de son dernier mariage. Et partout, mais vraiment partout, des photos du couple Macron… Voilà ce qui nous amène. François Hollande nous avait mis sur sa piste, d’une simple remarque : « Macron est ami avec Mimi Marchand. C’est intéressant… » Dans sa bouche, cette fréquentation, c’est surtout quasiment une marque d’infamie. Un temps, l’ancien président a suspecté Mimi Marchand d’avoir été à l’origine en janvier 2014 du « piège » de la rue du Cirque, lors de sa fameuse virée à scooter chez Julie Gayet. Le tout sur fond de réseaux sarkozystes, toujours eux… Aujourd’hui, il se contente de s’interroger sur la nature des liens qui l’unissent au couple Macron. De fait, une telle proximité, entre deux mondes si distincts, c’est sans doute inédit. D’Alexandre Benalla à Sylvain Fort en passant par Marc-Olivier Fogiel, tous nos « grands » témoins ont attesté la force de cette étrange relation. Et Mimi ne se prive pas de la confirmer, avec une abondance de détails, produisant des SMS, restituant des conversations… On lui donne donc la parole, en lui pardonnant par avance quelques approximations. Car, pour l’essentiel, tout ce qui suit est vérifié. Malheur, d’abord, à celui qui vient à s’en prendre au « patron », comme elle surnomme Macron. Ou à ses amis. Le 19 février 2020, Paris Match – déjà – publie en exclusivité des images de l’arrestation musclée de Piotr Pavlenski, cet activiste russe qui avait diffusé des vidéos intimes de Benjamin Griveaux. C’est que ce dernier fait partie du cercle. Surtout, ne pas y toucher. Même si, depuis, l’ambitieux Griveaux, que cette histoire malodorante a détruit, a dû se résoudre à quitter la vie politique… « Et je sais d’office que ce mec n’est pas homosexuel, j’ai trop l’habitude. » Une photo de l’interpellation de Pavlenski figure en bonne place dans le bureau de Mimi, aujourd’hui : « Ça, c’est moi ! » assume-t-elle. Le cliché avait été pris par un photographe de son agence, Sébastien Valiela – d’ailleurs poursuivi pour ces faits pour « recel de violation du secret professionnel » en juin 2021, sa patronne ayant à son tour été mise en examen des mêmes chefs le même mois –, déjà auteur de la photo de Hollande en scooter rendant visite à Julie Gayet. Mimi Marchand, improbable trait d’union entre réseaux macronistes et sarkozystes. Il y en a d’autres, patience… Entre Mimi et les Macron, tout débute en janvier 2016, raconte-t-elle, dans son langage bien à elle : « Tous les magazines sont comme des “oufs” à appeler les agences un peu spécialisées de filoche, on va dire, pour faire Macron avec son mec, “parce qu’il est homosexuel”. Il se trouve, pour des tas de raisons, que je connais parfaitement ce milieu. Et je sais d’office que ce mec n’est pas homosexuel, j’ai trop l’habitude. C’est certain pour moi. On me met en commande, je refuse : “Non, démerdez-vous, je ne travaillerai pas là-dessus, même si vous me donnez une garantie journalière, je ne vais pas me faire chier, parce que ce n’est pas vrai.” Et il se trouve que ça commence à jardiner, comme on dit dans notre métier : “Oui, Macron, voilà, il a un mec, il est homosexuel, il est avec machin”, ta ti, ta ta… » Bref, la rumeur court, enfle, se développe. Elle gêne aux entournures les Macron, alors que le ministre de l’Économie met la dernière main à son dispositif de campagne présidentielle. C’est déstabilisant, une rumeur, ça colle aux basques, ça crée une image factice. Brigitte et Emmanuel Macron s’en ouvrent à Xavier Niel, qu’ils apprécient. Le patron de Free leur propose de rencontrer, chez lui, en toute discrétion, Mimi Marchand. Niel et Mimi se connaissent assez bien. Ils ont vécu la prison (Niel fut incarcéré un mois, en 2004, dans une affaire de recel d’abus de biens sociaux) et ont bénéficié, un temps, des services de la même avocate, Me Caroline Toby. Cela crée des liens, comme on dit. « Xavier Niel est un ami d’avant, quand il était pauvre, et moi, je le suis toujours, rigole Mimi. Parce que, quand il était à la Santé, moi, j’étais à Fresnes-femmes, une semaine, pour cette histoire de merde de Voici, de caisse noire, mais on s’en fout, j’ai eu un non-lieu. J’ai fait sept jours, c’était pas rigolo. Et il m’appelle, un jeudi. » Peu de temps auparavant, l’homme d’affaires a donc accueilli, à son domicile du XVIe arrondissement, Brigitte Macron. Brigitte Macron : Je n’en peux plus, j’ai des paparazzis sur le dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on ne peut plus partir en week-end… Niel : Tu sais, il y a quelqu’un qui, c’est vrai, adore Sarkozy, elle a bossé pour lui, mais je te propose de la rencontrer. Elle s’appelle Mimi, et si tu as un problème de paparazzis, en général, Mimi t’arrange le coup. Brigitte Macron donne son feu vert, et Niel contacte donc illico Michèle Marchand, qui rappelle préalablement sa proximité avec Sarkozy, alors en course pour la primaire de la droite et donc potentiellement rival de Macron pour la présidentielle. Marchand restitue le reste de la conversation. Niel : Bon, Mimi, voilà, il faut que je te parle. Tu connais les Macron ? Mimi : Non, je ne les connais pas personnellement, mais je connais, oui… Niel : Voici, ils ont une série de lui avec un mec et tout, ils vont sortir la série… Mimi : Attends, je connais très bien cette histoire, Xavier, tout le monde est en commande sur ce bordel. Mais je n’y crois pas deux minutes. Niel : Écoute, est-ce que tu voudrais rencontrer Brigitte ? Dès le lendemain, un vendredi, Mimi Marchand rencontre Brigitte Macron, dans le jardin parisien de Xavier Niel, à l’initiative du milliardaire, pour plus de confidentialité. Entre les deux femmes, le courant passe immédiatement. Même franchise, même génération. Et puis, Mimi connaît tout du showbiz, de ses grandeurs et de ses bassesses. Or, Brigitte Macron a conservé un côté midinette assez rafraîchissant. Elle se plaît en compagnie des célébrités qui défilent dans les dîners organisés à Bercy, de Johnny Hallyday à Line Renaud, en passant par les acteurs, tel Fabrice Luchini, les cinéastes, ou les rois du PAF. Mimi, fidèle à sa réputation, attaque d’entrée. Le dialogue s’engage, sur des bases plutôt surréalistes. Mimi : Alors, je vous dis tout de suite, au cas où vous ne le sauriez pas, votre mari n’est pas du tout homosexuel. Brigitte Macron : Je le sais ! Mimi : Je voulais vous le confirmer, quand même, parce que, bon… on m’a proposé le travail et je ne l’ai pas fait. Brigitte Macron : Oui, mais alors voilà, il paraît qu’il existe une série… Mon mari est très tactile, et il est possible… Mimi : Écoutez, vous savez quoi, vous prenez les agendas des quinze derniers jours, qui il a vu, où il a été, on peut faire dire n’importe quoi à des photos. Et je me renseigne. La patronne de Bestimage a bien une idée. Organiser une séance faussement improvisée, donc « posée », avec les amis homosexuels de Macron. Pour déminer, façon provocation. Il y aurait Pascal Houzelot, Stéphane Bern, et même Mathieu Gallet, pourquoi pas. « Ça démonterait l’histoire », plaide Mimi Marchand. « Je ne sais pas, je vais voir, je vous tiens au courant », répond la future première dame. Ce jour-là, on s’échange les 06. Mimi Marchand a mis un pied, voire deux, dans la plus étonnante aventure politique de la Ve République. Bien joué. Elle rappelle Brigitte Macron quelques jours plus tard : « Écoutez, autant que je sache, mais je ne suis pas Citizen Kane, il y a zéro photo – ou de photos trafiquées, ou ce que vous voulez – qui existe. » La madone des paparazzis a passé un peu de temps sur les agendas publics d’Emmanuel Macron. Scruté toutes les photographies en circulation. Agité son réseau tentaculaire. Elle indique à Brigitte Macron : « J’ai regardé les agendas et tout. La seule chose, c’est qu’il sort à un moment de l’hôtel des Entrepreneurs, il avait eu un rendez-vous ou je ne sais pas quoi, un soir, avec Julien Denormandie, qui est plus grand qu’Emmanuel, je pense, et comme il fait toujours, Emmanuel, il l’embrasse, et apparemment il lui appuie sur la tête pour le faire monter dans la voiture. Le geste tendre qui ne veut rien dire. » Brigitte Macron s’enquiert : « C’est la seule chose ? » « Ce couple n’a pas d’amis. C’est des gens qui se sont construits tous les deux. Ils se suffisent totalement à eux-mêmes. » Mimi Marchand va jusqu’au bout de ses investigations, déjeune avec ses amies, les patronnes des rédactions des hebdomadaires people, qui lui doivent bien souvent une partie de leur chiffre d’affaires. Elle comprend, à cette occasion, que le couple Macron possède un potentiel indéniable. La rumeur homosexuelle écartée, il flotte désormais un parfum de succès éditorial autour de cette histoire si romanesque. La différence d’âge, la propension de Brigitte Macron à se vêtir court et moulant, le sourire Ultra Brite du futur candidat, l’attrait de la nouveauté… Cela sent bon, tout ça. Un jour, justement, Brigitte Macron décroche son téléphone et appelle sa nouvelle amie : « Emmanuel, il aimerait bien te rencontrer. » Dans la foulée, un dîner est organisé à Bercy. L’affaire est lancée. Et Mimi Marchand, une sorte d’éponge, qui « sent » les gens comme personne, jusqu’à se rendre indispensable, va devenir une composante essentielle du dispositif macronien. Elle a déjà tout saisi de Macron : « Vous avez vraiment l’impression que ça devient votre pote, avec des guillemets, parce que ces gens-là n’ont pas d’amis. Sachez ça. Ce couple n’a pas d’amis. C’est des gens qui se sont construits tous les deux. Ils se suffisent totalement à eux-mêmes, et c’est très important. C’est très rare, un couple comme ça. Et ça porte. » Elle intègre l’équipe des proches de Macron, avec les Sibeth Ndiaye, Benjamin Griveaux, Ismaël Emelien. Les convertis de la première heure. Elle en parle encore avec des trémolos dans la voix : « On marchait sur l’eau. On était une vraie bande qui allions avec ce couple. » Les premières photos de Macron, vraiment estampillées Bestimage, sont prises à la Mutualité, le 12 juillet, pour le lancement parisien du mouvement En Marche ! On sait bien, dans l’équipe de communication resserrée autour de Macron, que Mimi Marchand a des intérêts financiers dans cette campagne. Mais après tout, si l’on peut contrôler le flux des photos, avec une vraie professionnelle qui saura trier entre les bons clichés, flatteurs, et les mauvais, ceux où l’on fait son âge – Brigitte, surtout… Le couple Macron part en vacances, à Biarritz, à l’été 2016. Dans un appartement banal. « À ce moment-là, il n’y a aucun deal financier », assure Mimi Marchand. Elle leur passe un coup de fil : « Ce serait bien de vous faire, là… » Olivier Royant, le patron de Paris Match, décédé depuis, est un intime des Macron. Il les contacte, obtient leur accord pour que l’hebdo ait l’exclusivité. Le couple est censé sortir se promener, à l’heure du déjeuner. « C’est OK pour les photos, dit Brigitte Macron, mais on ne veut pas voir le photographe. » Ça, elle sait faire, Mimi. C’est même toute sa vie. Des clichés sont pris, dehors, sur la plage ; d’autres quand Macron pose sur sa terrasse, en train d’écrire son livre. Rien de bien folichon, a priori. Le dimanche soir, Mimi Marchand reçoit toutes les photos, choisit les meilleures. Elle tombe en arrêt sur l’une d’elles, car elle a l’œil, et le bon. C’est le cliché devenu culte où le couple Macron marche sur la plage, elle en maillot de bain, lui en caleçon. Mimi Marchand rappelle Olivier Royant : « Putain, quand même, le maillot de bain, cette bonne femme, elle est génialement foutue, il n’y a pas une retouche à faire, il y a un paquet de bonnes femmes de quarante ans qui voudraient être gaulées comme elle. Moi, je pense qu’il faudrait passer cette photo. » « On va se prendre des seaux de merde sur la gueule. » Plusieurs possibilités de couverture de Paris Match sont retenues. Dont celle de Brigitte Macron en maillot de bain. Elles sont envoyées au couple Macron, qui devra faire son choix final. Eh oui, une image, ça se construit. Et, bien souvent, les journalistes n’ont pas leur mot à dire. Mimi Marchand, une énième fois, appelle les Macron. Elle a le « patron » en ligne, elle veut le convaincre. Tout pour le maillot de bain. Mimi : On y va ! Tu es marié avec une bonne femme magnifique, et merde aux cons ! Mais tu fais comme tu veux. Mais moi, je te dis que c’est ça, la couv’. Macron : Je te rappelle. Dix minutes plus tard, nouvelle conversation téléphonique. Le ministre cède : « C’est la couv’. » Derrière, en fond sonore, Brigitte Macron renâcle : « Je ne veux pas, il n’en est pas question ! » Mimi Marchand insiste : « Je vous dis que c’est ça, la couv’, je vous le dis, c’est très important. » Macron a le dernier mot : « Vas-y. » Le 11 août 2016, Paris Match paraît et affole illico les réseaux sociaux. Brigitte Macron, 63 ans alors, en amazone, marche sur la plage de Biarritz, au bras de son homme de 39 ans, short de bain et polo Ralph Lauren. Le titre, du genre laudatif : « Vacances en amoureux avant l’offensive ». Superbe, moderne. Gonflé. « On va se prendre des seaux de merde sur la gueule », s’inquiète pourtant Emmanuel Macron. « Pas du tout, on vous popularise et on vous peoplise », répond la patronne de Bestimage. « Tu as raison, j’assume », concède finalement le ministre de l’Économie. Le numéro fait un carton, en termes de ventes, mais aussi de buzz. Il fallait oser, et on peut compter sur Mimi Marchand pour cela. Surtout, elle a fait ses preuves, sur ce coup. Désormais, elle intègre le cercle de confiance ; mais, en plus, son avis compte. Elle a un doute, cependant : Macron va-t-il vraiment tenter de conquérir l’Élysée ? Et comment gérer cette éventualité, quand on est, comme elle, l’amie intime de Carla Bruni-Sarkozy ? Mimi Marchand, on le répète, a de solides accointances avec l’ex-président de droite, lui-même souvent bien « soigné » par Paris Match, comme par Le Journal du Dimanche d’ailleurs. L’ancien chef de l’État, ami avec Arnaud Lagardère, est membre du conseil de surveillance du groupe éponyme, propriétaire de ces deux journaux, et même son futur administrateur. Craignant cet été 2016 d’être écartelée entre les Macron et les Sarkozy, Mimi tente de se renseigner. « Je ne peux rien te dire », lui chuchote Brigitte Macron. Tout est prêt, en vérité, depuis longtemps, mais c’est une chose de se mettre en scène à la « une » de Paris Match, c’en est une autre de dévoiler son plan de bataille politique. Mimi Marchand est encore là, devant Bercy, le 30 août 2016, lors de la démission de Macron du gouvernement. Elle est prévenue, également, la veille de sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle, le 16 novembre. Peu après, ça tombe bien, Fillon triomphe de Sarkozy lors de la primaire de la droite : elle n’aura pas de cas de conscience à trancher. « Je vais faire la campagne », intime-t-elle aux Macron. Qui donnent alors une seule consigne à leur équipe de cerbères : « Mimi, elle est là, on a confiance en elle comme en nous-mêmes, il n’y a aucun problème, il n’y a aucun souci. » Et c’est parti. Une belle culbute financière à la clé, les photos exclusives se revendent très cher : « Je ne suis pas payée pour, s’agace Mimi Marchand. On paie nos voyages, tout… » Mais tous ceux qui ont suivi la marche triomphale des Macron vous diront qu’il y avait Bestimage… et les autres. Accès privilégié garanti. Il n’y aura aucune zone d’ombre dans le mariage. Au total, dix-sept couvertures (!) de Paris Match, toutes affichées dans les couloirs de l’agence de photos. Une quasi-exclusivité de fait sur les clichés privés, car l’équipe de Mimi Marchand a aussi su se rapprocher des enfants de Brigitte Macron, leur arranger des coups. « On était là-bas au Touquet, on a fait plein de photos qui ne sont que pour eux, raconte Mimi Marchand. On leur a fait d’ailleurs, après la campagne, un livre perso, pour eux, de toutes les photos avec les enfants. » Sympa. Décidément, c’est un métier, ce qui n’exclut pas l’existence d’une vraie relation affective, aussi. Et puis, Mimi a le jugement sûr. Y compris quand il faut écarter des clichés peu valorisants : « C’est moi qui faisais un choix, vous avez des attitudes quand vous êtes une femme, si vous êtes comme ça, explique-t-elle gestes à l’appui, ça fait des pliages. Là, je la jette, la photo. Mais on n’a jamais retouché des photos de Brigitte. C’est faux. » Les mauvaises langues du microcosme sont loin d’en être persuadées. Une image idéale, peu à peu, s’installe, le récit parfait d’un couple atypique. Avec Mimi Marchand, comme d’ailleurs avec les rares journalistes qu’il tolère, Emmanuel Macron poursuit un but, assumé. Immortaliser une aventure politique, l’enjoliver, si besoin. Et la contrôler, de A à Z. La communication, meilleur antidote à l’information… Et qu’importe si les photographes de presse, parfois, s’offusquent de leur mise à l’écart. Ils savent bien, eux, que derrière le sourire et l’œil qui frise, il existe, caché, un deuxième aspect de Macron. Entre eux, ils appellent cela « le regard du tueur », celui évoqué par Cambadélis, et parfois ils arrivent à le capter, fugitivement, au détour d’une estrade, à la sortie d’un meeting. Encore faut-il être bien placé pour l’obtenir… Nous pouvons en témoigner : spectateurs par hasard d’une visite des époux Macron, le 4 août 2021, à la Fondation Carmignac, sur l’île de Porquerolles, nous avons vu les gardes du corps du chef de l’État interdire aux visiteurs de prendre des photos ou des vidéos du couple présidentiel, qui arpentait pourtant un lieu public ! Les Macron ont apprivoisé, puis dompté le système médiatique : « Ils ne sont pas bêtes, ils ont compris », convient Mimi Marchand. Tout du moins, jusqu’en juillet 2018. « L’affaire Benalla a tout foutu en l’air ! » s’énerve la septuagénaire. Elle l’aimait bien, pourtant, l’ex-garde du corps d’Emmanuel Macron. « Il ne m’a jamais fait aucun avantage, jure-t-elle. Ni à moi ni à mes photographes, soyons très clair. Mais on a vu ce mec, toute la campagne, bosser. Il se serait fait couper les mains et les pieds pour Emmanuel et Brigitte. C’est un couteau suisse, il arrangeait des bidons, les mecs qui avaient eu des accidents, il récupérait les caisses… » Alexandre Benalla, ce costaud barbu avec un casque qui, le 1er mai 2018, moleste des manifestants un peu trop agressifs, place de la Contrescarpe, à Paris. Son malheur, c’est, d’abord, qu’il ne fait pas partie des forces de l’ordre, mais du cabinet présidentiel, et, surtout, que la scène a été filmée ; il le sait. Dès le lendemain, il contacte Mimi Marchand, il la connaît depuis la campagne 2017 ; s’il en est une qui peut le tirer de cette embrouille, c’est bien elle. « Il me dit : “Voilà, il y a une vidéo” ; donc, dès le 2 mai, il sait qu’il y a cette vidéo qui tourne. » Comment s’en sortir ? Autre question, qui nous intéresse beaucoup : Mimi Marchand est-elle missionnée, là aussi, par le « patron », qui apprécie grandement son garde du corps ? « Benalla, je l’ai vu pleurer ; je partais en vacances, et je lui ai donné les clés de la maison. » « C’est de la merde ! répond crûment la paparazzi. Je lui ai dit : “Dès qu’il rentre, le ‘patron’, tu montes le voir, tu lui racontes tout, tu vas te faire démonter la gueule et tu lui dis : ‘Mimi a dit qu’il faut communiquer maintenant.’” Ils n’ont fait que des conneries… Ça m’a fait une peine folle. Et je me suis auto-saisie de cette histoire. » Il n’empêche, elle a longtemps été suspectée d’avoir orchestré le départ de Benalla de son appartement assiégé par les… paparazzis. Un comble. Mise au point de la femme d’« affaires » : « On ne l’a pas aidé à partir, on n’a pas transporté de coffres… Oui, c’est vrai, je reconnais – je l’ai dit aux poulets –, il a habité deux jours chez moi, parce qu’ils étaient à la rue, lui et sa femme ; le mec, je l’ai vu pleurer ; je partais en vacances, et je lui ai donné les clés de la maison, même mon mari n’était pas au courant. » En vrai baby-sitter, elle a même été surprise aux côtés de Benalla par le photographe du Monde venu prendre des clichés du body guard déchu peu après qu’il nous a accordé sa première interview, fin juillet 2016… On insiste : Macron a-t-il joué un rôle ? Lui a-t-il demandé de prendre soin d’« Alex », dont il était si proche ? « Jamais de la vie, jure Mimi Marchand. D’abord, il ne me l’aurait pas demandé. Non, il n’est pas comme ça. S’il me l’avait demandé, je l’aurais fait deux fois à la vérité, mais il ne me l’a pas demandé. » Mauvaise mayonnaise que cette histoire, quand même. Qui se termine mal. Benalla est renvoyé pour « violences volontaires » devant le tribunal correctionnel, et ses liens avec Mimi Marchand se sont depuis distendus. Elle n’a pas apprécié qu’il montre à des journalistes des SMS échangés avec le « patron ». Elle a donc bloqué ses numéros. Tout en essayant d’éviter les vagues menaçant de la submerger, elle aussi. En effet, à la suite du scandale, ses opposants internes se font un plaisir, à l’Élysée, de saper ses positions. Elle qui, tous les jeudis, venait au « Château » débriefer les événements médiatiques passés et à venir, la voici devenue indésirable. On ne périt jamais que par ses passions. Car c’est une simple photo qui avait déjà préfiguré la disgrâce de la septuagénaire. Un cliché où on la voit, au printemps 2017, impériale, faire le V de la victoire, dans le bureau… du tout nouveau chef de l’État. Sacrée revanche pour une ex-taularde – garagiste, quand même. Et grosse maladresse, aussi. Elle raconte : « C’est une saloperie qui est parue dans Le Canard et dans Le Point. Brigitte m’appelle, en juin 2017 : “Chic, il fait super beau, on dîne tous dans le jardin de l’Élysée”, elle nous fait visiter, et là, elle dit : “Tiens, Mimi, assieds-toi au bureau”, et je dis : “Non, je ne m’assiérai jamais au bureau”, et je suis derrière le bureau et je fais ça [le V de la victoire, avec les doigts]. Et c’est le maître d’hôtel qui prend mon portable et qui fait cette photo, d’accord ? Cette photo, je l’envoie à mes enfants, mes petits-enfants, et je leur dis : “Mimi présidente”, et je rigole. Je pense qu’on a pris la photo dans mon téléphone. » Voilà donc Mimi Marchand exfiltrée du dispositif. On la prie de se faire discrète. Elle s’exécute. Sans trop d’états d’âme. Car, finalement, c’est sa vie. On la vire par la porte ? Elle reviendra par la fenêtre. « On a continué le même business », s’amuse-t-elle d’ailleurs. Car elle a fréquenté, encore, l’Élysée. Comme en mars 2019, à l’occasion d’une petite cérémonie pour saluer le départ des « mormons », les Emelien et Cie. Elle est invitée, bien sûr. En pleine folie des Gilets jaunes, et alors que le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, vient d’être flashé, le samedi 9 mars, dans une boîte de nuit, au bras d’une jeune femme. Le contexte est incandescent. Macron s’approche d’elle. Elle rapporte la discussion : Macron : Tu montes dans mon bureau, tu vas me raconter Castaner… Mimi Marchand : Castaner, ne crois pas une seconde que c’est moi, ça m’aurait fait rigoler, mais tu vois bien, il y avait dix iPhones. Macron : Tu étais au courant ? Mimi : Oui, j’étais au courant dès le mardi. Qu’est-ce que je fais ? Je t’appelle ? Pour te dire que ton ministre est en train de se la faire belle en boîte de nuit ? Le mec, il ne fait que des conneries. Tu veux que je passe pour celle qui… Alors je ne t’appelle pas. J’ai fermé ma gueule, et voilà. Ils sont toujours restés en contact. Constant. Comme lors de l’été 2020, passé au fort de Brégançon, quand des photos prises par des paparazzis s’apprêtent à montrer – dans Voici – le président juché sur un scooter des mers, pendant que le Liban fait face à une tragédie – l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium sur le port de Beyrouth, responsable de 207 morts. Qui appelle-t-on, dans ce cas-là ? Mimi Marchand, bien sûr. Qui restitue l’échange avec le « patron ». Macron : Tu es au courant des photos ? Mimi : Le lundi, j’ai été au courant que, comme d’habitude, vous vous êtes fait piner, et, bien entendu, toujours par la même agence. Vous ne faites jamais attention, donc… Ça sortira vendredi. Macron : Non, il faut faire bloquer la série. Mimi : Je ne suis pas Bill Clinton ! Macron : Qu’ils ne la passent pas, je vais leur donner une série. Mimi : Écoute, je crois que je ne peux pas, ça me paraît mission impossible. Macron : C’est pour ça que je te le demande. L’échange a bien eu lieu. Les SMS détenus par Mimi Marchand – on les a lus – en font foi. Mimi, elle a l’enthousiasme contagieux, alors il faut l’écouter, trier, hiérarchiser, prendre de la distance. Et en revenir aux faits, documentés si possible. « C’est ta mission », lui dit, texto, le président, en joignant une photo de lui juché sur un scooter des mers : « Ça, c’est cadeau… » Mais, pour une fois, Michèle Marchand va échouer dans sa « mission ». Les photos d’un Macron bronzé et hilare paraîtront bien dans Voici, alors qu’au même moment les reporters d’actualités le filment en voyage dans un Liban en proie à la désolation. Le poids des maux, le choc des photos. Mais les Macron n’en tiennent pas rigueur à Mimi, ils lui doivent déjà tant. « Ce sont des gens formidables, parce qu’ils ne me doivent rien, réfute-t-elle. Ils savent que je me suis pris des coups et des coups. » Un brin nostalgique, elle évoque les temps de la conquête, en 2016-2017 : « Mais ce n’est plus comme avant… » C’est vrai. Pour Macron aussi. Le temps de la traîtrise est passé. Gouverner, c’est autre chose.
Le néant
« Qu’est-ce qui va rester après Macron ? Je ne sais pas… » Marlène Schiappa, ministre
Le macronisme existe – du moins sont-ils quelques-uns à y croire. L’ennui, c’est que personne ne l’a rencontré… Pas nous, en tout cas. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché, au cours de plusieurs années d’investigations poussées. Directeur du cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy, Thomas Cazenave le reconnaît bien volontiers : « On ne peut pas définir le macronisme sans parler de l’efficacité. De là à le définir complètement… En revanche, l’idée qu’on ait besoin dans ce pays d’une force progressiste centrale, moi, je le crois plus que jamais. » Déjà, l’apparence d’une nuance. « Oui, c’est un peu le problème », concède « Dany » Cohn-Bendit, lorsqu’on lui indique que le macronisme semble devoir se résumer à une aventure individuelle. « Parce qu’un ancrage politique, c’est plus long, plus qu’un quinquennat, justifie l’ancien leader soixante-huitard, toujours macroniste de cœur. C’est tellement nouveau, ce qu’il voulait faire, ça a révolutionné tellement la culture politique, qu’on peut dire qu’il n’était pas à la hauteur, mais aussi que le mur était très, très haut. » Tout bien réfléchi, aux yeux de Cohn-Bendit, Macron, effectivement, « n’a pas été à la hauteur ». « Pas comme président, s’empresse-t-il de corriger, mais dans la conception de l’acte du quotidien politique, d’une force politique, d’un ancrage dans le pays. » Le macronisme serait donc moins une mystification qu’un concept novateur ? Cohn-Bendit approuve… du bout des lèvres. « Oui… enfin, je crois », hésite-t-il. « La possibilité du macronisme, tente-t-il, c’est que son idée du “en même temps”, de surmonter ce droite-gauche qui paralyse la politique en France, eh bien, je crois que ça sera… il peut le faire avec un deuxième mandat. S’il s’y met complètement et s’il fait un nouveau tri des personnalités capables, justement, d’organiser cela. Ce que je veux dire, c’est : oui, la France a besoin de cette force politique. » Bref, Dany rame. Comme tous ceux qui tentent de donner une substance intellectuelle à un concept si flou. Comme chez le serpent, la colonne vertébrale du macronisme semble n’être que circonvolutions. « L’opportunisme, il est consubstantiel à la politique, il ne faut pas se mentir. » On a eu l’idée d’aller toquer à la porte de Marlène Schiappa. Mauvaise pioche. La ministre chargée de la citoyenneté nous confie d’abord ceci : « Oui, je pense qu’on peut parler de macronisme. » Souci : après réflexion, elle se révèle incapable de le définir. « Qu’est-ce qui va rester après Macron ? Je ne sais pas… », avoue l’ingénue ministre déléguée. Plus expérimenté, le député LRM François de Rugy se montre logiquement un peu plus convaincant. « Le macronisme ? Je crois que c’est ce mouvement central, pro-européen, attaché à la démocratie, estime l’ancien ministre de l’Écologie. Il y avait une hésitation, ça, il faut le dire, d’Emmanuel Macron sur la question de la laïcité. Sans doute qu’à l’origine Emmanuel Macron est d’une culture politique plus proche finalement de la culture anglo-saxonne sur ces questions-là ; il l’a plus ou moins esquissé, d’ailleurs, dans certains discours, avant d’être président. Mais il s’est plutôt rallié, dans la pratique du pouvoir, à l’affirmation de la laïcité comme valeur protectrice de notre démocratie, de nos valeurs. » On ne saurait mieux définir la plasticité du chef de l’État, chasseur d’idées hors pair, capable de braconner sur toutes les terres politiques pourvu qu’elles soient giboyeuses. Nous avons alors décidé de dégainer notre joker, l’ineffable patron des sénateurs LREM, François Patriat. S’il y a des remèdes à la gueule de bois, lui fait figure d’antidote à la langue de bois. Quand il ne sait pas, eh bien, il ne fait pas semblant ! « Le macronisme n’est pas une pensée universelle, croit-il, ce n’est pas une pensée opportuniste non plus, c’est une pensée adaptée au… je veux dire, c’est une pensée… c’est une pensée qui correspond à un moment donné de l’histoire de ce pays. Tocqueville répondrait très bien à tout ça, aujourd’hui. » Hélas, l’auteur de l’ouvrage de référence De la démocratie en Amérique est mort il y a plus de cent cinquante ans ; alors, convoquer la mémoire du brillant philosophe-ministre-politiste ne nous sera pas d’une grande aide… Venue des rangs juppéistes, Aurore Bergé est l’une des (rares) révélations, côté majorité, du quinquennat. Si nombre de ses camarades ont bien du mal à résumer la doctrine de leur mouvement, la présidente déléguée de LRM à l’Assemblée paraît un peu plus à l’aise. L’ancienneté, sans doute, elle qui a adhéré dès l’âge de 16 ans, en 2002, à l’UMP, ce qui lui confère aussi un indéniable talent pour endosser les habits des autres. Et de tracer les « trois fondamentaux » du macronisme : « Un pilier européen, très clair : tous les partis sont traversés par les tiraillements sur la question européenne ; nous, s’il y a bien un sujet sur lequel jamais on ne s’est engueulés, divisés, c’est celui-là. Ensuite, il y a un pilier libéral. Ainsi, sur les questions de société, on continue à avancer ; on l’a fait sur la révision des lois de bioéthique, par exemple, sur la question de la PMA, l’adoption, l’IVG… Par ailleurs, un libéralisme économique, avec des réformes, en matière de droit du travail notamment, qui ont été assumées, et que tout le monde a votées sans aucune, mais aucune espèce de difficulté. Sur la baisse des impôts, ça a été pareil. Enfin, je pense qu’il y a désormais une clarté sur la question régalienne, et beaucoup vous diraient d’ailleurs que, sur les questions d’immigration, le président a été beaucoup plus à droite qu’Édouard Philippe. Et plus de clarté aussi aujourd’hui sur les valeurs républicaines, avec le projet de loi sur la question de la laïcité et la lutte contre l’islamisme. Donc, je pense que ça fait trois piliers où on est de plus en plus affirmés, crédibles, clairs. Et ça, ça fait la cohérence d’une voie politique qui n’existe pas ailleurs. » Et si l’on se hasarde à faire observer à Aurore Bergé que le macronisme peut aussi et d’abord être lu comme une addition d’opportunismes – et d’opportunistes –, elle évacue l’argument sans états d’âme : « L’opportunisme, il est consubstantiel à la politique, il ne faut pas se mentir. Quelqu’un qui fait de la politique, qui s’est engagé, qui est élu ou qui a l’ambition de l’être, et qui oserait dire qu’il n’a pas d’ambition ou qu’il n’est pas opportuniste, soit il est mauvais, soit il est malhonnête. » Au fur et à mesure de notre enquête aux apparences de portrait chinois s’est dessiné un homme en phase avec l’idéologie libérale, au sens européen plus qu’américain du terme, un deus ex machina surtout, seul ciment d’un mouvement plus liquide que solide. Un homme, enfin, capable de s’adapter en permanence aux circonstances en fonction de ses intérêts, en somme un parfait pragmatique, pour ne pas dire un pur cynique. « Oui, approuve l’ex-macroniste Aurélien Taché. Ce qui prédomine, c’est un fond de convictions libérales. Mais ce n’est pas quelqu’un de suffisamment idéologue, et de suffisamment politique, pour véritablement faire passer ça avant les considérations très pragmatiques, très tactiques. C’est ce qui ressort de toute cette aventure. » Il fallait encore nous tourner vers les « pères » du phénomène, Jacques Attali et Alain Minc. À en croire l’ancien conseiller de François Mitterrand, le macronisme n’a rien d’une hallucination collective : « C’est une modernisation de la circonstance, pro-européenne, très engagée, libérale et optimiste, avec le sentiment que le succès des uns entraîne le succès des autres. Ça correspond au centre droit d’une France moderne, qui n’est pas forcément toute la France réelle, même s’il a quand même beaucoup appris, parce qu’il s’est beaucoup promené, il a vu ce que c’est que la France des campagnes, il a vu beaucoup de choses qu’il ne connaissait pas. » De son côté, Minc considère le macronisme comme « l’Europe avant tout. Plus une pointe de fierté gaulliste, du style : je tiens tête à Trump et Poutine. Et en politique intérieure, c’est la politique de tout le monde, c’est l’économie sociale de marché ». Voilà pour les gardiens du temple macroniste. Sont-ils convaincants ? Pas vraiment ; la plupart ne sont d’ailleurs pas convaincus eux-mêmes. Sans le moindre a priori, nous avons pourtant interrogé tous nos grands témoins pro-Macron, mais ils ont été bien en peine de délimiter les contours de la fluctuante pensée macroniste. Du côté des « anti », en revanche, les convictions sont parfaitement établies… François Hollande débarque avec la demi-heure de retard réglementaire – ça lui fait au moins un point commun avec son successeur. Il est un peu plus de 20 h 30, ce mardi 18 mai 2021, lorsque nous l’accueillons pour un entretien portant sur son successeur. « Il n’a pas d’amis, c’est un aventurier.
C’est Rastignac sans lien avec personne, sauf avec lui-même. » Président de la République contesté, François Hollande a en revanche toujours fait l’unanimité, même chez ses adversaires, sur un point : sa capacité à analyser avec acuité les soubresauts de la vie politique française. Quasiment parvenus au terme de notre (en)quête en ce printemps 2021, nous avions bien besoin d’un expert pour nous aider à mettre des mots sur cette impression étrange que nous avons ressentie toutes ces années en tentant de saisir l’essence du macronisme ; ce sentiment, c’est celui éprouvé par l’alpiniste chevronné qui, croyant vaincre enfin un sommet réputé inaccessible, débouche sur une paroi ouvrant sur un vide abyssal. Le néant. Mais Hollande est prudent. Il ne veut pas donner de leçons. Publiquement, en tout cas. Il ne souhaite donc plus s’exprimer officiellement, juste fournir des clés de compréhension, des pistes. Il nous renvoie d’ailleurs à une phrase qu’il avait prononcée, devant nous, il y a quelques années, au début du présent quinquennat. Et qu’il assume toujours. Macron ? « Il n’est rien ! C’est un déguisement successif. Il est tout à la fois, successivement. Un transformiste ! À court terme, c’est une habileté, et un tempérament. Mais à long terme c’est destructeur, car, qu’on soutienne ou s’oppose, on a besoin de compréhension, d’avoir un cadre de référence. La seule manière pour lui de s’en sortir est que rien ne puisse exister hors Le Pen. » L’impénétrable Emmanuel Macron – comme son indissociable substantif, le macronisme – serait donc une chimère, cet animal fantastique de la mythologie grecque composé d’une tête de lion, d’un corps de chèvre et d’une queue de dragon. Le dictionnaire Larousse précise les acceptions modernes du terme : « Être ou objet bizarre composé de parties disparates, formant un ensemble sans unité ; projet séduisant, mais irréalisable ; idée vaine qui n’est que le produit de l’imagination ; illusion ». À l’époque, François Hollande nous avait décidément mis sur la voie. « Macron n’a aucune conviction, assurait-il. Je l’ai découvert après. Il faut se sortir de l’idée et du fantasme que Macron, c’est l’homme du grand capital et qu’il est un libéral modernisateur. C’est une personnalité sortie de nulle part, portée par l’envie de réussir, ne sachant pas s’il allait dans cette direction. Il n’a pas d’amis, c’est un aventurier. C’est Rastignac sans lien avec personne, sauf avec lui-même. » À cette aune, le macronisme serait l’autre nom de l’opportunisme, un mouvement inclassable, et pour cause, guidé par un leader caméléon : chevènementiste dans sa jeunesse, ultra-libéral et mondialiste avant 2017, étatiste et souverainiste après la crise du Covid-19 ; conseiller et ministre de l’Économie d’un président socialiste, puis chef d’État confiant (par deux fois) Matignon et les postes clés de ses gouvernements successifs à des personnalités de droite ; premier à féliciter Angela Merkel d’avoir accueilli un million de réfugiés syriens en 2015, avant de dénoncer trois ans plus tard les « faux bons sentiments » sur les questions migratoires ; contempteur après les attentats de 2015 d’une France ayant « une part de responsabilité » dans le djihadisme hexagonal dont elle aurait constitué le « terreau », pour finalement déclarer, en 2020, la guerre au « séparatisme islamiste » sur notre territoire, etc., etc. Macron l’impalpable, Macron ou le passe-muraille du XXIe siècle. Un « roi Sommeil » qui aurait anesthésié la sphère politique française. Il pourrait reprendre à son compte le fameux aphorisme d’Edgar Faure, ancien président du Conseil sous la IVe République où les accommodements idéologiques étaient la norme : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. » On repense à cette confidence finalement prémonitoire de Rachida Dati nous confiant, en mai 2017, juste après l’élection du nouveau président : « Sarko disait toujours : quand on est immobile, on devient une cible. Donc il faut être en mouvement. » De ce point de vue-là, l’élève Macron a dépassé le maître Sarkozy dont il est proche, et c’est tout sauf un hasard. « Le macronisme, c’est de l’ordre de la tactique militaire, ce n’est pas de l’ordre de l’idéologie politique. » Membre d’En Marche ! de 2017 à 2020, Aurélien Taché reprend à son compte l’idée d’un homme et d’un parti totalement plastiques, amovibles à la demande. L’importance d’être inconstant, en quelque sorte… Taché va jusqu’à reprendre, sans le savoir, les termes utilisés par Rachida Dati. « Si le macronisme est définissable, estime le député du Val-d’Oise, c’est sur cette espèce de culte pour le mouvement, ce côté fluctuant, indiscernable, ce pragmatisme. Certains d’entre nous disaient : “La politique, c’est une guerre de mouvement. Dès que tu campes sur une position, les autres t’assiègent.” Donc, si ça existe, le macronisme, c’est de l’ordre de la tactique militaire, ce n’est pas de l’ordre de l’idéologie politique. » Loin d’être une doctrine, ou même une stratégie, le macronisme serait donc une méthode. D’une redoutable efficacité. Ce sont les fameux commandements macroniens : « en même temps », « et de droite et de gauche », versions modernes de l’aphorisme absurde du célèbre comique des années 1950, Pierre Dac : « Tout est dans tout, et réciproquement. » Éric Ciotti n’a rien d’un humoriste, mais le député (LR) de Nice n’en partage pas moins la conviction d’avoir affaire avec Macron à un politicien sans scrupule ni charpente idéologique. « Le macronisme n’existe pas, c’est une absence de convictions, d’idées, une mise en scène et une communication permanentes », résume-t-il. Encore plus à droite qu’Éric Ciotti, le souverainiste Philippe de Villiers, fasciné puis écœuré par Emmanuel Macron, est tout aussi abrupt. « Le macronisme, c’est l’esprit du temps, mais ça, c’est le mondialisme, en fait. » Le Vendéen s’interroge à haute voix devant nous : « Du macronisme, qu’est-ce qu’il va rester ? Sur le plan électoral, rien, mais alors rien : où sont les élus locaux ?! Et sur le plan idéologique, c’est l’échec. » À l’autre bout du spectre, Patrick Kanner, ministre (PS) des Sports de 2014 à 2017, qui a côtoyé Macron dans les gouvernements Valls et Cazeneuve, ne dit pas vraiment autre chose, finalement. « Quand il n’y aura plus Macron, il n’y aura plus de macronisme, assène le président du groupe socialiste au Sénat. Il n’y a pas de colonne vertébrale idéologique, pas de passé, c’est du coup par coup. » Même l’ancien Premier ministre socialiste Manuel Valls, dont les relations avec le président de la République se sont réchauffées après une période de glaciation, doit en convenir : « Macron existe, mais pas le macronisme. Il y avait sans doute du macronisme au début, mais le macronisme a laissé la place à Macron. Le macronisme, en fait, ce n’est que le reflet des contradictions de la société française. Donc, vous ramez à la godille. » La plupart de nos interlocuteurs le jureraient, le macronisme ne saurait survivre à son créateur, puisqu’il se confond avec lui. « Le macronisme, c’est Macron.
Et le macronisme mourra avec Macron. » Certains redoutent pourtant que l’aventure macronienne, « le casse du siècle » selon Ciotti, ne donne des idées à des mercenaires de la politique d’un genre nouveau. À défaut d’avoir accouché d’un courant de pensée, l’actuel chef de l’État aurait enfanté un drôle de monstre, dépeint en ces termes par le premier secrétaire du PS, Olivier Faure : « Ce que je crains qu’il reste du macronisme, c’est une manière de faire de la politique, et donc que d’autres s’en inspirent, aient envie de devenir les Macron de demain. Que des gens, ayant perçu qu’il y avait une masse centrale, centriste, de centre droit ou de centre gauche, une espèce de masse corruptible, cherchent à s’en emparer systématiquement et essaient de reproduire le schéma macroniste. C’est ça qui risque de rester. » Franchement embarrassé, Faure se concentre, cherche à déterrer ne serait-ce que les limbes d’une théorie dans la novlangue macroniste où les mots-valises recouvrant des concepts fumeux dignes de l’abstraction figurative en peinture sont légion : « résilience », « peurs obsidionales », « rémanence », « disruption », « ipséité »… « Qu’est-ce qui restera après lui ? Je n’en sais rien, finit par nous lâcher Faure en écartant les bras en signe d’impuissance. En fait, déjà, même avec lui, on a du mal à se rendre compte de ce que c’est, le macronisme ! Vraiment, votre question me laisse très perplexe. » Elle provoque la même moue interrogative chez l’« ex-futur espoir » de la droite républicaine, François Baroin. Finalement, après quelques secondes de réflexion, le putatif présidentiable rend son verdict, plutôt sévère. « Le macronisme, résume-t-il, sur le plan politique, c’est à mi-chemin entre la politique du chien crevé au fil de l’eau sur un certain nombre de sujets – c’est le cas dans les relations avec les territoires, ce qui est une grave faute politique – et le cynisme à l’état pur, parce qu’au fond, les 2,2 % qu’En Marche ! fait aux municipales, Macron, il n’en a rien à faire ! » Et pour cause, explique le maire de Troyes : « Le macronisme, c’est Macron. Et le macronisme mourra avec Macron. Et ça se recyclera sur d’autres courants de pensée. » Valls, quant à lui, trouve des circonstances atténuantes au chef de l’État, tout de même. « Je ne regrette pas d’avoir voté pour lui, assume-t-il. Il incarne le pays. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui le détestent, qui le haïssent. Hollande était méprisé. Les gens avaient tiré le rideau. Pas Macron. Macron, ils le craignent. Il est là, il incarne la fonction. Pour un type qui n’avait pas vingt ans de vie politique derrière, il est quand même assez costaud. » Il lui reconnaît, aussi, d’avoir donné un vernis intellectuel à la fonction. Valls aime théoriser. Disserter. Il trouve, en Macron, ce qu’il n’a jamais pu discerner chez Hollande : « Il a une capacité intellectuelle, il peut construire des discours… Une partie du discours des Mureaux avait de la gueule. » Il goûte peu, en revanche, cette table rase faite du passé, cette tendance prononcée à remiser aux oubliettes les efforts de ses prédécesseurs – surtout le dernier en date, qui pourtant l’a fait. « Je trouve qu’il y a un manque de reconnaissance sur le passé, abonde Valls. Ça, je le dis avec un peu de nostalgie. Y compris vis-à-vis de Hollande, plus que vis-à-vis de moi. Le traitement de gens comme Borloo ou Hollande… L’élégance en politique, ça peut être utile, mais ce n’est pas forcément indispensable. » Et un dernier petit tacle, tout de même, pour finir : « Les réformes, c’est très loin de ce que l’on pouvait imaginer. Parce que, honnêtement, sur l’économie, Macron bénéficie énormément de ce qu’on avait fait. » C’est sans doute vrai. Mais tout le monde l’a oublié. Macron a consciencieusement atomisé la gauche avant de réserver le même sort à la droite, brouillant au passage les pistes et repères traditionnels qui structuraient la vie politique française depuis les débuts de la Ve République. Il a même fini par dérouter la grande majorité des électeurs, totalement perdus dans ces zigzags idéologiques – il ne faut sans doute pas chercher plus loin l’une des raisons majeures de l’abstention phénoménale observée lors des régionales et départementales du printemps 2021. Il a fait le vide. Littéralement. Sciemment. Nous revient alors en mémoire cet aveu décomplexé de Benjamin Griveaux, nous lançant, triomphant, à l’aube du quinquennat : « La vraie différence, c’est qu’elles sont plurielles, désormais, les oppositions. Énorme différence. Et ça change tout. » De fait, en émiettant cyniquement l’opposition en de multiples blocs « irréconciliables », Emmanuel Macron a rompu l’équilibre naturel de la Ve République – régime loin d’être parfait par ailleurs – qui voyait la droite et la gauche se succéder régulièrement au pouvoir, produisant des alternances nécessaires à la respiration démocratique. Cette « archipélisation » du paysage politique, dont Macron a largement favorisé l’accélération, avait été brillamment diagnostiquée par le politologue Jérôme Fourquet, en 2019, dans son ouvrage L’Archipel français1. On ne pouvait d’ailleurs conclure cette plongée dans les entrailles du macronisme sans consulter le directeur du département « opinions et stratégies d’entreprise » de l’institut de sondages IFOP, lui qui sonde les âmes hexagonales depuis dix ans. « On voit que pour l’instant le macronisme, hormis Macron lui-même, n’a pas d’incarnation dans le pays », relève devant nous Jérôme Fourquet. Et s’il devait absolument définir le courant de pensée auquel rattacher le parti présidentiel, Fourquet dirait que « c’est le dénominateur commun de toute une partie de nos élites politiques et administratives. En gros, c’est ce qu’on apprend à l’ENA : la nécessité des réformes, notre avenir passe par l’Europe, il faut un certain degré d’humanisme et de progressisme en matière sociétale, etc. Pour moi, c’est une idéologie du cercle de la raison. C’est l’idéologie d’Alain Minc ». Pour Fourquet aussi, le macronisme a peu de chances de perdurer au-delà de Macron. « Non, je n’y crois pas, tranche-t-il. Alors, le cercle de la raison est toujours là, mais il faut retrouver quelqu’un pour l’incarner. » Et s’agissant du jeu dangereux joué par le président avec l’extrême droite, Fourquet le résume en ces termes : « Il dit : “C’est moi ou le chaos”, c’est à la fois un constat et une prophétie auto-réalisatrice… » Le dirigeant de l’IFOP insiste pour le rappeler, Macron, plus que théoriser une offre politique, a d’abord profité des circonstances. « Il y a eu un mouvement de tectonique des plaques, explique-t-il. Macron s’est dit : “La porte est vermoulue et, avec un bon coup d’épaule, tout va tomber. Là où il y a des forces de l’ancien monde, je les dépèce.” Oui, c’est un dépeceur. » « Macron, conclut Fourquet, est seul face au peuple. La plupart des ministres sont inconnus, Castex est choisi car il n’a pas une forte incarnation… La loi sur le non-cumul des mandats a coïncidé avec la victoire des macronistes, castés sur CV avec entretien d’embauche, du coup les députés sont aussi d’illustres inconnus. Il est l’enfant du néant, mais il l’a aussi créé. Le néant, qui peut déboucher sur le chaos. Cinq ans de Macron encore ? Que restera-t-il ? Un champ de ruines… » Fourquet, qui connaît ses classiques cinématographiques, va jusqu’à convoquer Sergio Leone, l’empereur du western spaghetti, à travers une réplique fameuse tirée du film Il était une fois la Révolution. « Il y a un type avec de la dynamite dans sa veste, prête à péter, raconte Fourquet, et il dit à un autre qui le menace avec un pistolet : “Si tu appuies sur la gâchette, tu me descends, et si tu me descends, je tombe. Et tu vois, si je tombe, les cartes de ce pays ne sont plus valables…” » Surtout les cartes électorales. Notes 1. Éditions du Seuil, 2019. Épilogue Macron ? Le macronisme ? Finalement, c’est encore le phare intellectuel du chef de l’État, le philosophe Paul Ricœur, qui en parlait le mieux, lorsqu’il écrivait ceci, prophétisant, sans le savoir, l’avènement de son disciple : « Le temps n’a pas d’être, puisque le futur n’est pas encore, que le passé n’est plus et que le présent ne demeure pas. » Comme en écho, Anatole France avait, lui, ces mots définitifs : « Ce que nous ignorons n’est pas. À quoi bon nous tourmenter pour un néant ? » Si le « présent » est insaisissable, si l’inconnu n’existe pas, pourquoi donc, après tout, s’inquiéter de ce no man’s land politique voulu par l’actuel président de la République ? Peut-être parce que, en politique plus qu’ailleurs, le vide a rarement vocation à le rester. Et qu’il finit généralement par être rempli par les extrêmes, l’Histoire en témoigne suffisamment, hélas. Les élections départementales et régionales de juin 2021 sont venues donner un coup de semonce en forme de sévère – et ultime ? – avertissement. Taux de participation, au second tour : 34,6 % ! Contre 58,4 % six ans plus tôt… Deux Français sur trois se sont désintéressés d’un rendez-vous électoral majeur. Historique, et alarmant. Bien sûr, le pouvoir s’est réfugié derrière le paravent commode de la crise sanitaire. Les Français n’auraient pas eu envie de voter, enivrés par le déconfinement, le retour des libertés… Un peu court. Et puis, il y a autre chose : le mouvement présidentiel a réuni à peine 7 % des suffrages. Pour le parti largement majoritaire à l’Assemblée nationale, un fiasco là encore sans équivalent sous la Ve République. Comment ne pas faire le rapprochement entre le néant politique, voulu et organisé par l’actuel chef de l’État, et celui constaté dans les urnes ? En s’échinant à rendre caducs les anciens clivages, en débauchant indifféremment à gauche et à droite à tour de bras, en empruntant, au gré de ses intérêts successifs, à toutes les grandes familles idéologiques, y compris l’extrême droite (à l’image de Gérald Darmanin reprochant à Marine Le Pen, dans une sortie surréaliste sur France 2 en février 2021, d’être « un peu molle » sur la question de l’islam), Emmanuel Macron n’a pas seulement déstabilisé les partis traditionnels, il a surtout rendu la donne politique parfaitement illisible, et ainsi largement contribué à durablement détourner les Français de ce « jeu » démocratique dont ils ne comprennent plus les règles. Et pour cause : Macron, qui s’enorgueillit ad nauseam de « prendre son risque », s’est en fait comporté comme un joueur de bonneteau, ne dégainant jamais la carte attendue afin de mystifier à coup sûr ceux qui se risqueraient à le défier. Le raisonnement vaut également au moment d’évaluer le bilan du président. Là encore, le brouillard, savamment entretenu, est de mise, entre un pouvoir se vantant d’avoir réformé le pays comme jamais, et la réalité des faits, implacable. On a consulté le remarquable site « luipresident.fr », tenu par l’École supérieure de journalisme de Lille et parrainé par Le Monde, une sorte de baromètre de l’action réelle du chef de l’État : à l’été 2021, sur 401 promesses de Macron, 68 avaient été tenues… Évidemment, là encore, on objectera que la pandémie a entravé l’action présidentielle. Certes. Mais tout de même, pour un candidat qui promettait la « Révolution » dans son livre-programme, on est loin du compte ; très loin, même. Au moins, cette longue enquête, dont nous ressortons à la fois étourdis et édifiés, n’aura pas été inutile. Elle nous aura permis de mieux comprendre la séquence politique totalement inédite qui s’est déroulée, en France, ces cinq dernières années. Un chef de l’État, si brillant soit-il, à la fois transformiste et illusionniste, si peu préparé, si mal entouré aussi, ne pouvait pas jouer les hommes providentiels impunément. Au terme de ce curieux voyage en macronie, où nous avons parfois eu le sentiment de traquer des fantômes, la vérité nous est donc enfin apparue, déstabilisante. Comme dans La Lettre volée d’Edgar Poe, tout était sous nos yeux, depuis le départ, mais encore fallait-il le voir : le macronisme – ou son créateur, c’est la même chose – est l’autre nom de l’opportunisme, il n’existe pas en tant qu’objet politique. Peut-être, d’ailleurs, aurions-nous dû, dès 2016, enquêter plus avant, plus intimement, sur un homme capable, quand même, de partir de ses initiales pour nommer son mouvement politique ; qui, de De Gaulle à Hollande en passant même par Sarkozy, aurait osé succomber à un tel péché d’orgueil ? Les Français, en 2017, ont voté pour un hologramme, comme Macron s’est lui-même qualifié lors d’un meeting en 2017 ; du coup, nous avons longtemps poursuivi un leurre. On laissera le dernier mot à son prédécesseur, parce qu’il a placé le satellite Macron en orbite, ce dont il ne se remettra sans doute jamais vraiment. Au final, son constat, aux allures de réquisitoire, est limpide : « Il y a un mécontentement sourd qui est là ; mais, comme il n’y a pas de débouché politique… on est dans le néant. » Nous sommes prêts à le parier : pour Emmanuel Macron, un ancien président ne devrait (vraiment) pas dire ça… « Citoyens, Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant votre propre vie, souffrant des mêmes maux. Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne considèrent que leurs propres intérêts et finissent toujours par se considérer comme indispensables. Défiez-vous également des parleurs, incapables de passer à l’action ; ils sacrifieront tout à un discours, à un effet oratoire ou à un mot spirituel. Évitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère. Enfin, cherchez des hommes aux convictions sincères, des hommes du Peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages ; le véritable mérite est modeste, et c’est aux électeurs à choisir leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter. Nous sommes convaincus que si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres. » Hôtel de Ville de Paris, 25 mars 1871. Le Comité central de la Garde nationale (Commune de Paris) Les personnes listées ci-dessous n’ont pas souhaité s’exprimer ; ou donné suite à nos sollicitations : – Philippe Aghion – David Amiel – Bernard Arnault – Gabriel Attal – Roselyne Bachelot – Claude Bartolone – Clément Beaune – Yassine Belattar – Odile Benyahia-Kouider – Marguerite Bérard – Laurent Berger – Xavier Bertrand – Philippe Besson – Laurent Bigorgne – Jean-Michel Blanquer – Vincent Bolloré – Laurent Bon – Jean-Marc Borello – Gilles Boyer – Laurent Burelle – Agnès Buzyn – Grégoire Chertok – Jean-Pierre Chevènement – Gérard Collomb – Henri-Michel Comet – Christian Dargnat – Gérald Darmanin – Jean-Paul Delevoye – Jean-François Delfraissy – Julien Denormandie – Éric Dupond-Moretti – Ismaël Emelien – Marc Ferracci – Richard Ferrand – Gilles Finchelstein – Bernard Fixot – Manuel Flam – Arnaud Fontanet – Paula Fortezza – Jean Gaborit – Étienne Gernelle – Jean-Marie Girier – Philippe Grangeon – Marc Guillaume – Anne Hidalgo – Sacha Houlié – Nicolas Hulot – Laurent Joffrin – Lionel Jospin – Anne-Laure Kiechel – Alexis Kohler – Mathieu Laine – Gérard Larcher – David Layani – Bruno Le Maire – Marine Le Pen – Sébastien Lecornu – Axelle Lemaire – Pierre-René Lemas – Bernard-Henri Lévy – Gilles de Margerie – Philippe Martin – Jean-Luc Mélenchon – Charles Michel – Amélie de Montchalin – Arnaud Montebourg – Aquilino Morelle – Françoise Nyssen – Cédric O – Laurent Obadia – Agnès Pannier-Runacher – Thierry Pech – Frédéric Péchenard – Sylvie Pélissier (veuve d’Henry Hermand) – Jérôme Peyrat – Édouard Philippe – Thomas Piketty – Martine Pinville – Jean Pisani-Ferry – Brune Poirson – Line Renaud – Benoît Ribadeau-Dumas – Sylvie Rocard – Bruno Roger-Petit – David de Rothschild – Stéphane Séjourné – Marc Simoncini – Leila Slimani – Thierry Solère – Bernard Spitz – Dominique Strauss-Kahn – François Sureau – Najat Vallaud-Belkacem – Sébastien Veil – Sibyle Veil – Olivier Véran – Cédric Villani – Pierre de Villiers – Patrick Weil – Serge Weinberg Remerciements Nous aimerions tellement exprimer notre profonde gratitude en évitant les mots convenus… Parce que, encore une fois, nous avons pu compter sur le soutien sans faille de l’« équipe » Fayard, de l’indispensable Damien Bergeret à la sagace Sandie Rigolt. Un petit mot, aussi, pour la délicieuse Anne Schuliar, assistante de haut vol : sans elle, comment ferions-nous ? Mais il nous faut avant tout, après une année parfois délicate sur tous les plans, dire à Sophie de Closets, la patronne de Fayard, à quel point nous lui sommes reconnaissants pour son soutien constant, son affection sincère, sa fidélité totale. Tout auteur devrait pouvoir compter sur une telle éditrice, qui est d’abord une belle personne et, désormais, une amie. L’avocat Christophe Bigot nous a, comme d’habitude, éclairés de son prodigieux savoir en matière de droit de la presse. Mille mercis aussi à Marie Gouin, dont le carnet d’adresses ne connaît pas d’horizon. Merci aussi bien sûr à Jérôme Fenoglio, Philippe Broussard et Caroline Monnot, du Monde, pour la confiance et la liberté qu’ils nous accordent. Merci, encore, à tous nos proches pour leur soutien constant : Élodie, Lisa, Marie-Paule, Marie-Agnès, Paule, Dominique, Florence, André, Daniel, Nicolas, Antoine, Stéphane… Merci, enfin, à toutes celles et à tous ceux qui ont bravé les consignes élyséennes pour nous éclairer, nous aider. Et, donc, vous aider.