Mercredi 10 mars 2021. Depuis plusieurs mois maintenant, j’assiste presque soulagée à une forme de déculpabilisation de la parole des femmes victimes d’agressions et de crimes sexuels. Les livres Le Consentement, de Vanessa Springora, et La Familia Grande, de Camille Kouchner, me transpercent le cœur. Longtemps, leur passé a ressemblé à une voie sans issue ; le crime a entaché leurs souvenirs, bloqué l’avenir. Et elles ont pourtant trouvé la force littéraire de dénoncer. Mon père ne pourra pas invoquer le consentement libre et éclairé de ma mère, sauf à penser que l’on puisse avoir toute sa tête quand on est assommé de médicaments… En vérité, les violeurs n’ont pas toujours l’air du dangereux psychopathe des séries télé. Ils ont souvent l’allure du bon patriarche que l’on invite volontiers à dîner. Depuis plusieurs semaines, j’ai envie de rencontrer des personnes investies dans la cause des femmes. Je l’ai bien vu avec ma mère, qui a tout perdu. Sa prise en charge et le soutien nécessaire dans sa situation ont été quasiment nuls. Livrée à elle-même, elle se bat comme elle peut. Mais comment font les femmes qui n’ont ni famille ni argent ? Le déclic s’est opéré avec l’interview d’une gynécologue-obstétricienne d’origine franco-libanaise, Ghada Hatem-Gantzer. En la lisant, j’ai perçu la mince frontière entre le champ de l’action et celui de l’absolution. Je me suis promis de rencontrer cette personnalité attachante, grande figure de la lutte contre les violences faites aux femmes. Son combat, tant pour la prévention que pour la guérison, m’avait déjà interpellée quelques années auparavant. À présent, je sais à quel point les violences intrafamiliales sont un problème systémique. Je l’ai largement éprouvé ces derniers mois. Ce qui arrive à un proche modifie, affecte et déstabilise le fonctionnement de chacun autour de lui. Le traumatisme se déploie en ondes de choc, et les victimes collatérales sont souvent oubliées. L’itinéraire de prise en charge, l’accompagnement et le soutien psychologique à la suite d’un traumatisme sont évidemment décisifs. Aujourd’hui, j’ai donc rendez-vous avec le docteur Hatem-Gantzer à la Maison des femmes, rattachée au Centre hospitalier de Saint-Denis. Elle a fondé cette structure d’accueil d’un nouveau genre, dédiée aux femmes victimes de violences physiques et sexuelles en 2016. L’endroit est organisé autour de trois unités de soins : les violences, la planification familiale, et les femmes victimes de mutilations sexuelles. Lorsque Ghada me reçoit dans une toute petite salle qui sert de bureau, elle ne connaît pas encore mon histoire. Elle m’accueille avec respect. Elle dégage une bienveillance rassurante. Sa voix calme et ronde m’encourage à lui livrer quelques bribes. Je n’hésite pas à lui confier mes doutes, mes espérances et mes convictions personnelles. Ghada est une pionnière. Je ne le sais pas encore, mais cette rencontre scelle le début d’une collaboration, et aussi les prémices d’une belle amitié. Notre premier échange sera pour moi une véritable libération. Ce jour-là, Ghada s’apprête à lancer le collectif Re#start, qui est annoncé lors d’une conférence de presse en présence d’Élisabeth Moreno, ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances. Si j’avais pu disposer d’une Maison des femmes à proximité de mon domicile, quelques mois auparavant, j’y aurais immédiatement emmené ma mère. Aider les femmes victimes à s’orienter dès le début vers la bonne structure et les professionnels compétents ne devrait pas être une option ou un coup de chance. Malheureusement, la démarche de prise en charge dépend avant tout de la volonté de la victime et demeure trop peu accessible. Pour la plupart des victimes, c’est même un parcours du combattant. Elle me parle aussi de ses besoins matériels et humains, et évoque un projet d’hébergement d’urgence, « Mon Palier », destiné à de jeunes victimes de violences, âgées de dix-huit à vingt-cinq ans, dans le centre de Paris. Je lui propose aussitôt de donner de mon temps et de mon énergie pour l’aider et me libérer aussi un peu du poids de mon histoire personnelle. Aujourd’hui, le collectif re#start compte onze structures, neuf sont opérationnelles. À Saint-Denis (juillet 2016, Centre hospitalier Delafontaine), Bruxelles (septembre 2017, CHU Saint-Pierre), Bordeaux (février 2019, Association CACIS), Brive-la-Gaillarde (novembre 2020, Centre hospitalier de Brive), Paris (janvier 2021 – Hôpital La-Pitié-Salpêtrière, AP-HP), Reims (juin 2021, Le Mars), Tours (novembre 2021, CHRU de Tours), Marseille (janvier 2022, Centre Hospitalier Universitaire la Conception AP-HM), Versailles/Plaisir (janvier 2022 – Centre Hospitalier de Plaisir). Une dizaine d’autres maisons des femmes s’apprêtent à voir le jour et intégrer le collectif. Toutes sont adossées à un établissement de santé et proposent une prise en charge médico-psycho-sociale. Le personnel de ces structures travaille en étroite collaboration avec les services de police et de justice. Mercredi 31 mars 2021 Je présente Ghada Hatem-Gantzer à la direction de mon entreprise. Alors que nous visitons la Maison des femmes de Saint-Denis, Ghada nous expose plus précisément le projet « Mon Palier », pour les jeunes femmes. Il s’agit d’un hôtel de trente-trois chambres en cours de réhabilitation, boulevard Rochechouart à Paris. Elle aimerait qu’il puisse voir le jour rapidement. Nous convenons d’une collaboration pour l’aider dans la mise sur pied de ce projet. Ce sera un vrai lieu de vie, confortable et convivial. Cette première collaboration est une révélation pour moi. Je sais désormais que mon investissement personnel ne s’arrêtera pas là. Hiver 1990, vacances de ski à Risoul, dans les Hautes Alpes. Tu me proposes ma première piste rouge. Tu m’accompagneras. Je ne suis pas encore très assurée sur des skis, et la montagne réserve parfois quelques surprises. Ce jour-là, il fait beau, mais très froid. En haut de la piste, tu pars devant, comme une flèche. Terrifiée, j’avance seule, je glisse mal, j’appréhende les bosses et les virages. Je mets presque deux heures pour arriver enfin, je finis en pleurs, je hurle quand je te vois. Tu dis seulement : « Tu vois, tu as fini par y arriver, je te l’avais dit. » Dimanche 5 avril 2021 Hier soir, j’ai parlé avec ma mère qui à présent vit chez Thomas et Mélanie. Elle ne peut toujours pas croire que mon père ait pu dépasser les limites de l’intolérable avec sa propre fille. « Arrête de te faire du mal, ton père n’a pas pu faire une chose pareille. Je ne peux pas m’y résoudre, sinon cela achèverait de me détruire. » Je suis si différente de ma maman, quand j’y repense. Son mécanisme de défense psychique reste un mystère. Ce soir-là, après avoir raccroché, je me couche contrariée, l’âme en peine. À 4 h 43, je me réveille, fiévreuse, j’ai mal partout. Je ne peux ni déglutir ni respirer. Mon cauchemar semblait si réel… Mon père s’évadait de prison, soutenu par ma mère qui s’enfuyait avec lui. On se retrouvait ensuite dans notre maison familiale où mes frères et moi avons grandi. Debout dans le jardin, mon père me supplie de l’aider, de le mettre à l’abri. Il refuse de s’en aller. Ma mère intervient pour qu’on l’aide. Malgré ses suppliques, j’appelle la police. Lorsque je me lève à 8 h 30, la douleur dans ma gorge a augmenté. Je ne peux plus parler. Le médecin de garde appelé en urgence diagnostique un œdème uvulaire. Un gonflement aigu de la luette qu’il a du mal à expliquer. « Vous somatisez peut-être une angoisse. » Vendredi 9 avril 2021 À 7 h 19 ce matin, Marius, le premier fils de Julien, vient de faire son entrée dans notre famille. Mon père ne le sait pas. Il ne le connaîtra jamais, il ne gardera aucun souvenir de ce petit-fils-là. On a coutume de dire qu’un décès dans une famille précède souvent une naissance. Ce jour-là, Thomas envoie un message à son frère sur notre fil WhatsApp qui reste gravé dans ma mémoire : « Bienvenue à Marius. On a perdu un grand chêne sur lequel nous aimions nous reposer, nous avons gagné une jeune pousse qu’il nous faudra protéger. » Mardi 13 avril 2021 Nous apprenons que d’autres individus ont été interpellés à leur domicile, puis placés en détention. Parmi eux, plusieurs sont pères de jeunes enfants. Je pense à eux, à ces fratries mises à terre par la faute de leur père. Il est le fossoyeur des familles, l’assassin des mémoires. J’entrevois ce que ces enfants, en grandissant, vont devoir traverser. Les mêmes espaces noirs que nous, le même lien vérolé, détruit, dont il faudra se défaire, coûte que coûte. Toutes les demandes de remises en liberté ont été rejetées. Vendredi 16 avril 2021 Mon avocate vient de recevoir une copie actualisée du dossier. Il contient désormais plusieurs centaines de pages de dépositions. Vingt-trois agresseurs sur soixante-treize identifiés au total sont à présent derrière les barreaux de différentes prisons du Vaucluse. Réauditionné le 17 mars par la juge, mon père a été confronté aux photos de mes deux belles-sœurs, ainsi qu’à celles où je figure, datant de juillet 2020. Il les a mises en ligne avec des commentaires orduriers. Mais il invoque « une envie de découverte » et répète n’avoir jamais eu d’attirance sexuelle pour sa fille ou ses belles-filles. Nous devons à présent prendre rendez-vous pour consulter le dossier au cabinet de notre avocate. Lundi 26 avril 2021 Thomas, maman et moi passons cinq heures à écouter notre avocate nous rapporter le contenu des dépositions des derniers agresseurs écroués. Âgés de vingt-deux ans à soixante et onze ans, ceux-ci se targuent de pratiquer le candaulisme – une pratique sexuelle qui consiste à regarder son/sa partenaire faire l’amour avec une autre personne. Les propos de mon père continuent de m’affliger. Chaque fois qu’on l’interroge à propos des agressions sur maman, il se dérobe et persiste dans ses mensonges. Je comprends que je n’apprendrai sans doute jamais la vérité me concernant. Lorsque Caty déclare vouloir nous épargner les clichés de ma mère ligotée sur son lit, nous sommes foudroyés. Et, comme si tout cela ne suffisait pas, elle nous informe le plus doucement possible que le premier viol recensé date en réalité du 23 juillet 2011, en région parisienne. Ma mère qui reçoit l’équivalent d’une semi-remorque en pleine figure, n’exprime rien. Elle s’éteint. Quel autre mot ? Un éclat disparaît, c’est une mère de cire, dévastée. Moi, je suis terrassée de honte.
Dimanche 28 novembre 2021 À l’heure de conclure, me revient en tête une citation de l’écrivain Maurice Pinguet : « Écrire, c’est se vouer à la nuit que nous portons tous à l’intérieur de nous. » Je suis pleine de nuit. C’est une obscurité dense, froide, léguée par mon père. L’écriture de ce livre m’aura permis non pas de la chasser, mais de l’explorer afin d’en avoir moins peur. Se mettre à nu reste un exercice ô combien difficile, lorsque l’on est une victime impactée par ce genre d’affaire. Oser se confronter à soi-même et faire front de toutes ses forces dans une étape de sa vie aussi lourde et scabreuse est une épreuve qui m’a beaucoup enrichie. Je me sens plus centrée et prête à affronter l’adversité et tout ce qui nous attend avec ma maman et mes frères. La thérapie par les mots, c’est aussi une manière de panser mes plaies pour mieux entrevoir le chemin de tous les possibles. Je ne sais pas encore ce qui m’attend en faisant le pari de publier ce témoignage, mais je suis convaincue que mon engagement envers la cause des femmes ne fait que commencer. Je sais que maman sera réentendue par la juge. Chaque fois, ce sera une nuit supplémentaire, qui résonnera de notre vie d’avant. Une cinquantaine d’hommes ont pu être interpellés et écroués, l’instruction sera longue et difficile. Une partie des hommes qui ont violé ma mère seront condamnés. Certains sont de jeunes célibataires, d’autres des pères de famille ou des grands-pères. On sait cependant qu’ils ont été au moins soixante-dix et probablement plus à avoir abusé d’elle, parfois à plusieurs reprises et pendant près de dix ans. Comment avons-nous pu passer à côté de ces prédateurs sexuels sans nous en rendre compte ? Quant à imaginer que le chef d’orchestre était celui que l’on pensait sain, loyal et en qui nous avions confiance… Le procès devrait se dérouler courant 2024 dans une cour d’assises du sud de la France. Maman aura alors plus de soixante-dix ans. Trouvera-t-elle la force et la résilience de faire face, même avec l’amour et le soutien de ses enfants ? En plus, cette épreuve durera plusieurs mois. Mais je garde en tête que ma mère aurait pu y rester si tout cela ne s’était pas arrêté ce fameux 2 novembre 2020. Je veux transcender ce terrible héritage paternel, transformer cette boue en matière noble. Il faut aider les femmes et les enfants écrasés par les violences sexuelles. Il reste encore beaucoup à faire en France pour accompagner et sécuriser les victimes d’agressions et de crimes sexuels après le dépôt de plainte. L’encadrement psychologique et le soutien au processus de réparation demeurent longs et insuffisants. Il est aussi parfois très aléatoire. Force est de constater que nous ne bénéficions pas encore toutes du même niveau de prise en charge. Mon témoignage a vocation à alerter sur l’impact de l’emprise chimique en France. Ce fléau méconnu du grand public ne se limite pas à la drogue du violeur dans un verre ; il prend aussi sa source dans nos armoires à pharmacie. Les benzodiazépines (ou anxiolytiques), les somnifères, et bien d’autres substances psychoactives sont à l’origine de beaucoup d’agressions sexuelles et touchent toutes les catégories socioprofessionnelles. Si votre mémoire vous fait régulièrement défaut, soyez vigilant. N’hésitez pas à consulter et vous faire tester via une analyse toxicologique. Où en serons-nous en 2024, au moment du procès ? Aura-t-on pris conscience de l’ampleur du phénomène ? Aujourd’hui, bon nombre d’associations compétentes qui œuvrent pour la cause des femmes sont bien trop seules face à ce colossal travail, et les victimes, bien trop souvent terrorisées, muselées par la peur, mais aussi empêchées par le poids de la honte et de la culpabilité. Ma mère, comme tant d’autres femmes, n’est coupable de rien. Refusons l’insupportable.