Extraits exclusifs du « Procès de la chaire » [Essai contre les nouveaux puritains] de David Haziza
Nous allons connaitre bientôt un nouvel âge d'or de la philosophie. La preuve, avec un philosophe, jeune et brillant, qui pose une critique radicale de l’annulation du désir, de l’éradiquation de la violence que fantasmerait notre époque. Tout est bon dans ce livre. Même la quatrième de couv : Cinquante ans après la Révolution sexuelle, voici venu le temps de la « cancel culture », du « politiquement correct » et du nouveau puritanisme. Où en est la liberté ? Et le sexe, chaque jour condamné ? David Haziza dénonce ce véritable procès fait à la chair, un mouvement qui transcende les idéologies et privilégie le neutre sous toutes ses formes. La neutralité, c’est l’indifférenciation sexuelle que l’on veut substituer à l’érotisme. C’est aussi la place grandissante des machines et des écrans. Et l’élevage industriel, aussi sordide que l’utopie du véganisme, qui prétend sauver la planète en coupant l’homme de ses racines animales. Ou encore la conception notariale que nous prétendons désormais avoir du consentement amoureux. Et si ce qui manquait à notre époque était l’acceptation de la violence ? Sans la confondre avec la brutalité ou la cruauté, une erreur trop fréquente qui ne laisse d’autre choix que l’asepsie ou la sauvagerie. Le procès de la chair renvoie dos à dos les bonnes âmes de droite et de gauche. Au féminisme normatif et notarial, il oppose les sorcières et les déesses. A la transsexualité, il préfère la subversion androgyne, qui travaille la culture de siècle en siècle. Il incite à renouer avec le mythique et le sacré, pour embrasser à nouveau l’humanité comme vie animale et animée – et non comme machine. Dans cet essai brillant, à rebours sans être antimoderne, David Haziza nous fait voyager en compagnie de quelques héros artistiques et littéraires, de Botticelli à Romain Gary, en passant par Rabelais, René Char et Camille Paglia. Ou comment réconcilier la modernité avec le désir, le corps, la vie. Galvanisant et totalement original.
Pour la violence « Le culte de la vie, quand il est véritable, profond, total, est aussi culte de la mort.
Les deux sont inséparables. Une civilisation qui nie la mort en vient à nier la vie. »
Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude
Notre époque refuse d’envisager franchement la violence. Vous n’aurez pas ma haine, semble-t-elle dire en souriant. Or, cette confiance niaise dans le pouvoir de la norme nous affaiblit face à la barbarie, de sorte qu’à la fin, nous pouvons seulement, contre une anarchie meurtrière, nous soumettre au plus autoritaire et réifiant des contrôles. La violence est pourtant la vie même. L’étymologie nous confirme d’ailleurs que le grec βία, d’où nous vient notre biologie, désigne aussi bien la violence que la force vitale, l’ardeur, la chaleur animale, tantôt destructrice et tantôt créatrice. Parent des mots latins violentia et vita, il possède bien ces deux sens à la fois, dont la commune origine résonne en français, dans violence et vie. Le stade d’extrême police que nous avons atteint constitue le moment où la civilisation, comme trop achevée, se retourne en son contraire. Confondant violence et brutalité, elle en vient, à la façon d’Origène qui se mutila par peur de la débauche, à nier la vie. On a brisé le fragile équilibre par lequel la bête humaine s’élève en se gardant sans cesse de retomber au rang des fauves, mais aussi de déchoir à celui des machines. Faute d’être devenus des saints, et parce qu’il fallait apparemment que nous ne fussions plus des bêtes, nous sommes tous en passe de nous changer en robots, fabriquant en laboratoire des enfants que nous enfermons ensuite par peur de la mort ou de la maladie ; la craignant, cette mort, au point de nous terrer avec ces malheureux pour mieux traîner une vie inutile et justement plus morne que la mort même ; sacrifiant la beauté de l’instant à son futur souvenir – à ce dont on se souvient, mais aussi au petit fétiche, photo ou autre, qui nous rappellera qu’on a « fait » le Machu Picchu et la Thaïlande ; appelant non-violente une vie dont la sève, rentrée, se corrompt, qui devient lépreuse de cette violence dissimulée à la manière des ordures glissées sous le tapis. Le procès de la chair est d’abord celui de la violence. C’est depuis notre chair que nous créons, c’est en elle que nous vivons et aimons, et c’est sa violence même qui nous guide. Notre carnalité est éclopée parce que cette énergie-là est montrée du doigt. La fable décrit Romulus et son frère élevés par une louve : la Cité se savait alors fille des cavernes et des forêts. De même, Nietzsche a montré, dans La Naissance de la tragédie, que le moment le plus important de l’histoire du culte grec avait été l’alliance du dieu de Delphes, Apollon, et de Dionysos – dieu oriental –, et le rigoureux partage qui en avait résulté. Si la violence bacchique se trouvait dès lors domptée, le Grec continuait de voir dans le violent satyre le type primordial de l’homme, la figure de ses propres émotions, exposées dans leur intensité la plus haute et la plus pure. Les façades de la Belle Époque s’ornaient encore de faunes et de ménades : l’on savait alors l’insolubilité de la violence. La racine démonique de la civilisation ne fut que progressivement niée : au Moyen Âge, comme pour signifier que l’ancien ennemi était désormais l’ami, l’on promenait lors des fêtes patronales, dans les rues de Bordeaux, de Tarascon, de Barcelone, l’image du dragon ou du serpent que le saint ainsi célébré devait avoir vaincu dans un passé très lointain. C’était le mal qui guérissait le mal, la forme du serpent qui, comme dans la Bible, soignait de son venin. Le bien et le mal étaient deux jumeaux se tenant le talon dans le ventre de la nature. La rédemption surgissait du péché même. Il y a en chacun de nous un cheval que l’on rêne afin qu’il sache où aller, qu’il ne rue ni ne s’emballe : pour contrer sa violence, c’est d’une autre violence que l’on use. Les deux s’entretiennent normalement l’une l’autre et finissent par se confondre, puisqu’il n’est de désir pleinement humain sans la mise à distance préalable, opérée par le langage, du corps à lui-même, sans la castration de nos élans, laquelle, passant notre irréductible violence au crible de la culture, la sépare de ses scories. La brutalité est ainsi évacuée, la sauvagerie quintessenciée en force. Éduquer ses enfants, rendre un bébé propre ou le forcer à parler correctement, c’est de la violence. De même l’État punit-il le crime. De même, aussi, la galanterie tenait jadis en laisse le désir de l’homme : se faire violence, dit-on d’ailleurs dans ce cas. Or on croit aujourd’hui pouvoir hongrer en douceur le vieux cheval. Il est remarquable que là où les « sévices » éducatifs sont abandonnés – dans certains milieux américains par exemple – ils se voient remplacés par les impératifs d’une discipline tentaculaire : l’enfant n’est plus frappé sur la fesse mais il est culpabilisé, humilié dans sa chair, car la force qu’il réclame par l’impétuosité de sa désobéissance, parfois calculée à cette fin, lui est déniée ; il n’est plus grondé mais ses parents gardent sur ses moindres faits et gestes un œil plein d’anxiété ; ils le harcèlent, dès son plus jeune âge, de paroles intempestives et de recommandations gentiment castratrices ; le géolocalisent à l’adolescence, après l’avoir à tout instant drogué d’écrans et de psychostimulants ; le bout de leurs doigts ne l’a jamais effleuré, ils n’ont jamais haussé le ton contre lui, mais il n’a plus ni temps pour rêver, ni espace pour se retirer, ni silence pour méditer ou pour trembler – et aliéné des adultes avec lesquels on n’a jamais cru bon de le faire converser, aussi parfaitement émasculé que le pauvre épagneul de la maison, il ne leur ressemblera jamais non plus, triste avorton aveugle au monde. Quant à l’adulte, que l’on châtre mais qu’on ne châtie plus, il est lui aussi surveillé, comme un gamin, à chaque instant et pour son bien1. L’amour même est tiède s’il n’est violent. La Vénus des anciens était aimée de Mars, aimant comme lui le sang : tender fierceness, « tendre sauvagerie », dit quelque part Byron des belles d’Espagne guerroyant telle l’Aphrodite armée de Sparte et de Corinthe, avec leurs frères et leurs amants, guerroyant comme et parce qu’elles aiment. Il y a de l’horreur dans l’amour : celle de l’homme envers l’infini que la femme, sa déesse et ennemie, possède au fond des reins, et qui trouble sa fausse certitude d’être le maître : l’envie du clitoris n’est sans doute pas moins grande que celle du phallus ; celle de la femme envers ce membre qui transperce et ces bras qui étreignent ; et c’est déjà l’effroi de l’enfant devant ce qui ressemble pour lui, comme dirait l’autre, à quelque séance de torture ou une opération chirurgicale, où il décèle confusément que s’enracine sa propre existence – et il repensera souvent à cette fois où il a surpris les cris de la mère, de la sœur, dans le grenier où il jouait, pensait-il, innocemment. C’est la peur de ce gouffre où créent ensemble plaisir et douleur, où l’impureté féconde, où voisinent l’âme et l’excrément, où le psaume est blasphème. L’amour blesse et révèle, il révèle parce qu’il blesse. Et même s’il n’est pas toujours cruel, il ne saurait être décent sans se trahir. La décence ne comprend pas que Margot garde auprès d’elle la tête coupée de La Mole, et l’hommage obscène de Mickey Sabbath aux cendres de Drenka lui vaudra d’être arrêté. C’est parfois haïr, et parfois c’est même tuer que d’aimer. C’est mourir et peut-être, qui sait, ressusciter. « Tu es le couteau que je tourne en moi-même : voilà ce qu’est l’amour », écrivait Kafka à Milena Jesenská. Voilà pourquoi l’attraction soudaine de Glenn Close et Michael Douglas, dans Liaison fatale, transcende le discours apparemment moralisateur du film : dans le New York d’alors, la passion s’enflammait ainsi, en un regard, et l’on n’aime peut-être après tout jamais que par-delà bien et mal. L’adoration peut culminer, chez l’homme à tout le moins, dans le désir d’ouvrir son idole, de la connaître de l’intérieur : Et me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang. Cette dimension d’ivresse et de mort est irréductible au consentement. Et l’on oublie parfois que l’on existe jusqu’au flamboiement d’un vivre pur2. Qui dit violence dit mort, et c’est au risque de la mort que nous devons vivre : pour aimer la vie, pour l’aimer vraiment, il faut aimer la mort avec elle, en son sein – comme sa genèse et son but, comme la marge ou le blanc du texte, qui donne sens aux lettres dont il se compose. Aimer la vieillessse comme on aime l’enfance et la jeunesse, les terreurs de la nuit aussi bien que l’éclat et la pureté du jour : la naissance et le trépas se confondent dans le rayonnement de l’infini comme dans la souffrance. L’odeur de la vie est celle de la mort, et si le polyéthylène ne sent pas, c’est qu’il ne vit pas. La vie est toujours un produit de la décomposition de la vie – et son grouillement donne pour cette raison extase et nausée. L’hygiéniste oublie que le microbe est vie et la vie microbienne : ne s’empoisonne-t-on pas pour mieux braver la maladie ? Le scepticisme vaccinal est, à ce titre, une autre forme de la pusillanimité contemporaine. L’on voudrait une vie parfaitement hygiénique comme on voudrait un amour inoffensif, au lieu du regard « objectivant » et, surtout, des relations toxiques. Des athlètes de plastique hollywoodiennes à la nouvelle pornographie, aseptisée elle aussi car faite pour « aller à l’essentiel », du bannissement du tabac – comme si la vie bonne était nécessairement longue et saine – au gluten free, de la « communication non-violente » au « langage non discriminant » de Word – qui va jusqu’à censurer obscénités et gros mots –, tout est devenu effroyablement salubre. L’on n’aime la vie que si elle ne blesse pas et si l’on ne se salit pas à son contact – indolore et inodore, parfaitement safe. Parce que la nature n’est pas si bonne fille, qu’elle récalcitre assez souvent, on préfère la neutralité de la chambre d’hôpital et de l’épuisette, l’ordre de l’étude de notaire, et c’est pour la même raison qu’on aime aussi mieux se dire que, de toutes les manières, « tout est construit », la douleur de vivre comme celle de mourir, la peur des ténèbres comme l’orgasme, tout étant ainsi bien plus simple. Aux vies confinées correspond à merveille cette pensée décharnée. Le refus que notre société oppose à la mort est caricaturalement illustré par l’un de ses héros, Elon Musk, qui croit pouvoir s’acheter de ne jamais mourir – qui croit en avoir le droit. Nous avons oublié que le monde dans lequel nous sommes nés avait été bâti par des gens de vingt à trente ans convaincus qu’ils mourraient à soixante ou avant, en tout cas convaincus qu’ils mourraient un jour, l’ayant accepté et résolus, dans l’intervalle, à vivre intensément. Nous vivons plus longtemps qu’eux, mais d’une existence aussi morne que confortable. Avec l’épidémie de coronavirus, ce refus de la mort est devenu paroxystique. Je ne parle évidemment pas de la légitime inquiétude qui nous a tous ébranlés au printemps 2020, moins encore de l’ardeur mise dans les mois suivants à concevoir un vaccin : c’est en soignant et en protégeant que s’énonce la civilisation. Pas à n’importe quel prix cependant, ou plutôt pas en oubliant jusqu’où doit s’étendre le soin pleinement humain ; ce qui différencie, en somme, la vie humaine de la « vie » des machines : que l’on préfère un enfermement sans fin au risque de la mort dit le robotisme, la mièvrerie et l’égoïsme auxquels nous nous sommes abîmés. Sauver les corps est louable, mais la vie ne s’arrête pas là, la vie charnelle ne s’arrête pas là : la chair est aussi tout ce que le corps comme composé chimique ne parviendra jamais à être. On se fait de la vie une idée trop étroite, non seulement parce qu’elle est réduite au refus de la mort et s’arrête au nombre d’années effectivement vécues, mais encore parce qu’on lui ôte la vie affective et la vie intérieure aussi bien que professionnelle, et parce qu’on n’y inclut guère la santé mentale, ce qui, même de ce point de vue comptable, est illogique : les statistiques officielles enregistrent quelques années gagnées d’un côté, elles en perdront sans doute de l’autre en suicides, troubles psychosomatiques divers (cancers compris) issus de la dépression, alcoolisme. Sans même parler des conséquences de la misère : nos gouvernements ont décrété qu’il était moins atroce d’être au chômage en ayant une famille à nourrir, que de mourir « prématurément » à soixante-dix, quatre-vingt ou quatre-vingt-dix ans. Cette non-vie se fond dans la virtualité, où l’espace même que nous habitons – la beauté du monde qui vaut justement la peine de vivre, de se battre et, parfois, de mourir – serait indifférent. On a fait mine de s’étonner de l’explosion du conspirationnisme, maladie de l’esprit qui ne frappe pourtant que des individus esseulés, sans attaches et sans racines. Il est tout naturel qu’elle soit si répandue de nos jours, tout naturel aussi qu’elle soit décuplée par des mois d’isolement forcé, sans autre savoir que celui grappillé en ligne, où même voir un autre visage fut, dans les faits, interdit à certains, ceux des périphéries et de la ruralité. Amazon et Google ne sauraient remplacer un monde de librairies, de cafés, un monde où l’on se lève chaque matin, où l’on fait sa toilette et s’habille, où l’on se rend à l’école ou au bureau. La fermeture de ces lieux participe du procès de la chair et de la vie – de la vie humaine et non machinale. Une vie sans toucher ceux qu’on aime n’en est pas une – ni plus que sans musique et sans peinture, sans cinéma. Une vie sans gastronomie, une vie où l’on boit peut-être mais seul, sans trinquer, serait amoindrie, comme le sont déjà ces existences où tout se prévoit, où tout se calcule, où l’on ne peut se rendre en un lieu sans l’avoir prévu longtemps à l’avance et en avoir avisé les autorités compétentes : théâtre ou musée, église, synagogue ou cimetière, parc zoologique ou bien telle ville que l’on pouvait jadis visiter sur un simple coup de tête… Tous les amoindrissements de ce genre, accumulés, annuleraient à la fin la vie même. Or si une vie complètement solitaire n’est pas la vie, celle où l’on n’aurait pas non plus la possibilité de se soustraire, quelques instants par jour, à sa propre famille, ne l’est pas davantage. Le confinement a isolé, d’un isolement de fer, les célibataires et les veufs, tout en privant les autres (ceux qui n’ont ni grand appartement ni résidence secondaire) de cette liberté de se retirer, d’échapper aux siens, de se retrouver soi-même. Il n’y a pas à s’étonner, dès lors, que les enfants des classes laborieuses et populaires aient été souvent incapables de rester aussi sagement chez eux que le prêchaient les privilégiés – qui, pour cela, jugeaient adéquat de les traiter d’irresponsables, voire d’abrutis. Aux États-Unis, le masque chirurgical est d’autant plus fétichisé – par toute une catégorie d’hygiénistes-moralistes dont il est devenu la bannière et l’identité – qu’il peut être réellement salvateur. Cependant, le porter en pleine rue, même vacciné, c’est surtout proclamer à la face du monde qu’on croit « en la science », ça n’est sauver personne : si la science est indissociable de la notion de probabilité, je ne vois pas trop ce qu’il y a de scientifique à dire qu’on sauve des vies en marchant sur Broadway le visage couvert d’un, voire de deux ou trois masques, et alors qu’on est dûment immunisé. Je soupçonne en revanche d’indicibles dégâts, que ces grands savants préfèrent ignorer, sur la conscience de leurs enfants, qui auront vu pendant des mois, des années peut-être, les adultes refuser de se dévoiler la face en public, et auxquels on aura appris à se désinfecter les mains à chaque objet touché. Quant aux gants de plastique, non seulement ils n’ont aucune vertu prophylactique – la plupart d’entre nous ne sachant pas comment les enfiler ou les ôter convenablement – mais ils contribuent au saccage des océans et donc, à terme, de notre santé. Le mantra « scientifique » ne fait que recouvrir une peur toute victorienne du corps, du sien comme de celui d’autrui – la peur, encore et toujours, de la vie. En France, la délation s’est vue encouragée, fût-ce pour d’aussi inoffensifs délits que de marcher plus de vingt minutes au-delà du périmètre autorisé. Pour que des vieux, boomers ou octogénaires, dont on méprise à peu près tout – les valeurs libertaires ou « rétrogrades », l’habillement ringard ou trop élégant, les intonations de voix, la syntaxe et l’orthographe, le simple bon sens – pussent vivre cinq ou trois ans de plus, on les a séquestrés, offrant bel et bien ce qui leur restait de vie sur l’autel de la longévité. C’est que, faute de savoir encore jouir de l’instant, on tente de le multiplier indéfiniment, comme Don Juan ses maîtresses, sans jamais s’en satisfaire ; mais le visage de ceux qu’on voudrait aimer plus ne s’en effacera que davantage et l’on n’y pourra rien. Cela irait peut-être si l’on n’avait pas, du même coup, sacrifié les années les plus significatives d’enfants, d’adolescents, de jeunes dont on prétend bien respecter les « choix », dont on se raconte qu’on chérit leur liberté en égalant leur rap aux lieder de Schubert, ou en les laissant amener qui ils veulent à la maison, mais qu’on a empêchés, pendant des mois, d’y amener qui que ce fût, même en secret, condamnés qu’ils étaient à ne voir que leurs parents. Je ne parle même pas des ravages que cette situation a pu causer chez les enfants infirmes, handicapés ou autistes. Toute l’hypocrisie de l’époque se résume peut-être là. La médecine cartésienne avait statué qu’il valait mieux s’étioler par manque d’air pur, de soleil et de rêves à dix ans, voire mourir de solitude et de mélancolie à quinze, à vingt ans, que d’une maladie respiratoire. La rhétorique guerrière dont on usa tant il y a quelques mois fut à cet égard aussi révélatrice que ridicule. De même qu’à la guerre on voue les jeunes à la mort pour le confort des vieux, de même on a, cette fois, sans les tuer directement, détruit la vie des premiers. Reste qu’on a également laissé crever les seconds, pour leur bien, sans qu’ils pussent revoir leurs proches, sans un baiser, sans un regard : la mort même devait être propre et distante. Combien d’entre eux, durant les derniers mois qu’ils passaient sur terre, furent-ils privés de leurs enfants ? J’ai connu à New York un vieillard, survivant des camps, que son fils unique, subissant la pression de son milieu, avait décidé de tenir parfaitement isolé. Du jour au lendemain, tout ce qui constituait sa vie lui fut ôté : les échecs, la synagogue, les baisers de ses petits-enfants. Il s’est laissé mourir de faim. Mais de quel droit a-t-on donc décidé cela ? Et à quel summum d’inhumanité sommes-nous donc descendus pour que cette zombification nous soit préférable à des pertes physiques que nous ne faisions à l’évidence que repousser ? On a supprimé (pourquoi s’en serait-on privé ?) jusqu’aux rites funéraires – piétinant ce qui, depuis Néandertal, distingue l’homme de la plupart de ses frères inférieurs. Combien connaissons-nous d’orphelins qui, vivant à l’étranger, n’ont pas même pu mettre leurs parents en terre ? Ces questions liturgiques mises à part, les bonnes âmes catholiques – celles qui avaient cru bon de maintenir Vincent Lambert dans une vie végétative, que seule une technique aussi abominable que moderne avait rendue possible – et les bonnes âmes du centre, toutes convaincues que l’État, pour reprendre le mot de Foucault, a pour vocation de « faire vivre », toutes ennemies de la mort – ont pu communier dans une niaise extase. Ce contrôle dit assez ce qu’est la religion d’aujourd’hui : c’est l’idolâtrie, j’y ai fait allusion, de la santé – définie en termes purement physiques et quantifiables, à l’exclusion du mental – et de la longévité. Un fanatisme, après tout, pareil à tout autre, un Moloch pour la joie duquel on immole finalement la vie vraiment vécue. « Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. » La leçon de Toinette au Malade imaginaire me paraît plus subversive en 2022 qu’en 1673. La médecine sauve non plus par chance comme c’était souvent le cas alors (pour les doctes du moins, puisque les femmes des campagnes savaient déjà soigner), mais par science véridique. Il n’empêche que l’État et la société tout entière, l’un armé de sa police, l’autre de sa réprobation, ont repris le flambeau de l’hygiénisme qui, superstition savante, naissait en ce temps-là. Tout se passant comme si le solécisme de la « distanciation sociale » était tout simplement l’aubaine que certains attendaient pour rendre désormais acceptable leur dégoût des autres. Disons donc, au rebours de cette idéologie de la survie, qu’il faut aimer la mort parce qu’elle pénètre la vie de tous côtés. Rien à voir au demeurant avec ceux qui n’aiment la mort que par haine de la vie. Le djihadiste n’est pas seulement notre ennemi mortel dans les faits, il l’est aussi par la manière dont il aborde le problème : c’est parce que la vie seule compte à nos yeux, que nous savons l’amour talismanique et « fort comme la mort », qu’un jour nous mourrons peut-être heureux, ayant reconnu à cette dernière la part dialectique qu’elle a dans nos vies et, en même temps, à la vie, contre les forces d’effacement, sa part d’immortalité. La vie est première et absolue, mais elle contient la mort, de sorte que nous aimons la seconde pour cette raison même, comme on aime, passionnément, les imperfections et jusqu’aux excrétions d’un époux ou d’un enfant. Car c’est dans la destruction incessante que se renouvelle l’univers. Sœur de notre mortalité, notre violence est celle de l’être même. « La première et la plus belle qualité de la nature est le mouvement qui l’agite sans cesse, mais ce mouvement n’est qu’une suite perpétuelle de crimes, ce n’est que par des crimes qu’elle le conserve », affirme un personnage de la Justine de Sade. Réponse sauvage, mais franche, au naturisme des Lumières : cruelle Lilith, la déesse chantée par le Marquis, dévore tout en les faisant jouir ceux qu’elle nourrit. La cruauté est première : notre violence précède toujours notre douceur. Expulsée hors de nous, notre agressivité montre la voie à l’Éros et le constitue. On n’aime ni ne naît sans violence, et tout, dans la nature féroce, injuste et sanglante, meurt de vivre et vit de mourir et parfois de tuer. Ni le buis taillé dont nous voudrions enfermer le jardin des supplices, ni cette lumière acide dont nous aspergeons désormais l’alcôve ne peuvent rien y faire. Ceux qui vous disent aimer le corps mais l’aiment parfait seulement ou le voudraient impérissable, ils ne l’aiment pas. Et l’aimer inoffensif n’est pas l’aimer non plus. Or l’époque adule le corps, à la condition expresse qu’il soit jeune et sain, harmonieux et pacifique. La défense des invalides ou des cheveux blancs, à la mode depuis peu, n’y change rien, puisqu’il s’agit de se faire croire qu’un corps estropié est aussi beau que l’Apollon du Belvédère – ou plutôt d’interdire tout jugement – et que la vieillesse ne recèle nulle laideur et nul grotesque. L’« anti-capacitisme » est bien une autre manière de détourner le regard de la laideur et de la mort en leur vérité et en leur sérieux. Qu’on nous rende les monstres de Tod Browning, et qu’on dise à ces monstres ce qu’ils sont : il en va de leur dignité même. Le grotesque et le sublime ne se résorbent pas dans les bons sentiments. Toute chair est à la fois monstrueuse et splendide. « Et si tu chies, et si tu pisses, tant mieux. Je ne veux pas une femme qui ne puisse ni chier, ni pisser », disait Mellors, le garde-chasse, à Lady Chatterley. Je me demande bien qui saura entendre aujourd’hui l’appel panique du jardinier : le propret détourne déjà le visage, le bigot déplore, suivant en cela Augustin, que nous naissions « entre l’urine et la merde », le machiste est embarrassé, puisque la femme qu’il voudrait ou n’a de corps qu’idéal, ou se condamne à ses rudesses dès que resurgissent odeurs, toison, désirs, en somme sa corporéité… Et nos féministes l’aiment-elles assez, ce corps, l’aiment-elles pour lui-même et pour la vie qu’il exhale ? Leur body positivity, que dit-elle de la chair, et que dit-elle des sens ? En défendant le droit de l’obèse, que disent-elles des formes et de leur beauté sinon la même chose, en creux, que tous les idéologues décharnés qu’elles croient se donner pour adversaires ? Dans ces activités excrémentielles, que certaines d’entre elles revendiquent, par souci d’égalité, par haine d’une élégance qu’aurait imposée le sexe mâle au leur, elles sont trop peu ménades pour voir autre chose, là encore, qu’une série de droits intestinaux. J’aime la violence de la femme de Putiphar, dans l’eau-forte de Rembrandt, dont le désordre révèle, à la lisière de l’ombre et comme elle s’accroche à l’homme qu’elle désire et qui la refuse, un pot de chambre. Mais cet ustensile n’est pas là pour rassurer les femmes sur leurs droits : il dit seulement que l’Éros est d’abord animal. C’est une même mesquinerie, au contraire, qui rassemble le déni de cette animalité et son ombrageuse utilisation politique. Le corps pue, déçoit, vieillit, le sang effraie, l’amour détruit, la mort est partout. Non que je réprouve la beauté ou la grâce, mais je sais, derrière celle-ci, les ébats monstrueux de l’abîme3. L’optimiste béat ne voit pas les infinis ravages dont se tisse la nature : en voit-il alors vraiment la beauté ? Il faut un peu de pessimisme, ou du moins de ce que l’on appelle improprement ainsi, pour affronter, jouir de la corruption inhérente, coextensive à l’être et à la chair. Sans quoi, dans le meilleur des cas, vous vous assommerez à la salle de sport, à moins que votre volonté, brisée, ne se laisse expirer sans souffrance devant une forêt d’écrans. Vous pourrez également tuer, ou vous tuer. Cela est vrai partout. Le sadisme des djihadistes ou des Incels, les « Involuntary Celibates », prouve qu’on ne saurait contraindre à tout jamais la chair et que mieux vaut l’apprivoiser – avec le bâton s’il le faut – que de la mettre en cage. L’Amérique ne connut les tueries de masse qu’après Peace and Love. Le massacre de Cielo Drive dit une certaine vérité, celle du tréfonds de l’ère hippie. L’enfer sur la toile duquel se déployait l’euphorique justification par la foi de cette génération. Le problème est que l’horreur ne s’arraisonne pas comme on croit pouvoir faire d’un champ de cailloux : elle resurgit sans cesse et la grimace du Joker dit tout ce que masquent les dents blanches du philanthrope. « La perfection des criminels modernes n’est pas une conséquence du progrès de la technique moderne ou de la vogue des romans policiers, mais bien plutôt de celle du mépris de la vie inexorablement sous-entendu par l’escamotage de la mort », écrit Octavio Paz. Et si l’Amérique intellectuelle et artistique se meurt déjà de mièvrerie – c’est-à-dire d’avoir voulu extirper de son sein toutes les forces de mort – c’est bien le monde entier qui pourrait un jour suivre le même chemin.
Nous ne pouvons mépriser la violence, nous ne pouvons nous rire de l’accalmie. » Georges Bataille, Les Larmes d’Éros Peinte en 1495 et exposée aux Offices de Florence, la Calomnie de Botticelli figure un homme jeté à terre, presque nu, au milieu d’une galerie peuplée d’énigmatiques sculptures d’or et de marbre. Malgré les ouvertures dessinées dans le fond, une indescriptible impression d’enfermement m’étreint à chaque fois que je contemple ce tableau : peut-être s’accroît-elle du fait que l’une des trois matrones traînant l’homme par les cheveux tient, quoiqu’il fasse jour, une torche allumée. Ces femmes sont les images de la Fraude, de la Ruse et du Ragot. Elles sont guidées par le Ressentiment, sorte de moine errant en tenue de bure dépenaillée, les ongles des pieds longs comme des griffes. Le regard flamboyant, il lève le bras en direction du roi et juge, assis à droite, devant lequel le calomnié est conduit si brutalement. Nue elle aussi, en larmes, la Vérité – Vénus décharnée – proteste et implore à l’autre bout du tableau, tout à gauche. À côté d’elle, une vieille se dissimule à moitié sous un voile de deuil, la scrutant avec hargne. Les oreilles du roi, qu’obsèdent les caresses de deux intrigantes, l’Ignorance et le Soupçon, sont celles d’un âne. Elles manifestent cette chienne sensualité qui, paradoxalement, le fera mettre son semblable et frère au bûcher, préférant, aux appels de la déesse malade, les murmures de ses conseillères et les imprécations des autres, du fanatique, de ses trois compagnes et de la vieille. Cinq siècles ont passé, et chacun croit plus que jamais, procureur et juré, échapper à sa propre chair par son zèle à la condamner. La chair dont on jouit et celle que l’on mange, celle qu’on tient de ses aïeux et que l’on transmet à ses enfants, est en effet à nouveau au banc des accusés. Nos sens sont bridés, et l’animal que nous sommes, soumis à un dressage dont la fin n’est plus de dompter le désir mais de l’annuler. Le monde confiné dans lequel nous vivons désormais n’est pas seulement triste ou claustrophobique : il est surtout insipide. Pourtant, notre nature sauvage se rebiffe et le sang jaillit parfois à nouveau dans la cité pour transformer les pavés en îlots. Le présent livre, en explorant la fadeur contemporaine, raconte donc la guerre du sang et du plastique, de la cruauté et de la mièvrerie. Il nous faudra commencer par y envisager la violence et la mort, sans lesquelles la vie n’est pas. Nous verrons ensuite que le procès de la chair, s’il a commencé il y a des siècles, s’est récemment intensifié en Amérique. Ce phénomène est incompréhensible pour qui ne prend pas d’abord en compte le technicisme et la manie sécuritaire qui ont gagné la société tout entière – y compris les contempteurs de la répression puritaine. Nous examinerons l’utopie de la neutralité. Nous évoquerons la procréation et les liens familiaux, menacés par le machinisme. La solitude, autre corollaire de la neutralité, sera abordée avant que nous n’analysions l’épisode de MeToo. Nous parlerons des sorcières et des déesses : leur belle vigueur mérite mieux que les revendications politiques qui se les associent de nos jours. C’est l’art, comme magie et comme attention au mal, comme soin porté à la chair, qui nous occupera alors, puis les bêtes, leur vie, leurs souffrances, et la manière dont nous nous lions à elles par la viande que nous nous incorporons. L’espace et la nature, qui enchâssent nos chairs, nous occuperont un instant, et peut-être trouverons-nous contre l’asepsie, pour finir, un espoir de salut dans la sensualité. Le savoir sur lequel je me fonde est intuitif et esthétique, mythique et religieux. Sur ce dernier mot, entendons-nous : il ne s’agit pas de la soumission au dogme mais d’une vision religieuse du monde – où la violence est apprivoisée par le sacrifice, où l’amour est extase, transe et métamorphose. La naïveté contemporaine se ramène à une conception étroitement politique du pouvoir, donc au déni de l’Éros, au déguisement de ce qui nous est donné en venant au monde – notre corps et sa violence – sous les hardes de la « construction sociale ». Je veux revenir aux vérités simples : se nourrir ou faire l’amour, déféquer, accoucher ou naître, avoir mal et mourir, ce ne sont pas là des constructions mais des expériences universelles et primordiales. Parce qu’il doit peu à l’intelligence – ou, du moins, à ce qui lui ressemble par le déni, habile ou demi-habile, de l’instinct et des sens – mon propos passera fréquemment pour essentialiste. À raison peut-être. La religion consiste dans le soin porté à la violence ou, si l’on veut, dans sa « gestion » : elle contient – à tous les sens de ce terme – la violence. Elle nous apprend aussi à mieux aimer notre destin, dussions-nous nous battre contre lui comme Jacob contre l’ange. Quant à l’art, il magnifie le donné sans jamais prétendre l’abroger : la nature était artiste avant les hommes. S’insurger contre le procès fait à la chair, c’est rendre ses droits à ce qui échappe au public. À ce qui, à la pointe de l’immanent et du transcendant, brûle et éclaire. Aux forces obscures et lumineuses de la nature, ainsi qu’aux symboles et aux rites qui transpercent, élèvent et couronnent cette dernière, plutôt qu’au social replié sur lui-même. Je dis « vision religieuse » comme je pourrais dire « magie », me réclamant à la fois de la tradition romantique, qui fut souffle et sang, et de la Renaissance, cet âge où le Verbe s’est fait chair. J’ai aussi suivi, entre ces deux moments, avant eux ou dans leur continuité, les leçons du surréalisme et celles des années 60, de leur cinéma tout particulièrement, du baroque et de l’Antiquité classique. Derrière elles, le chamanisme des sorcières persécutées, la mystique incarnée des kabbalistes et le paganisme biblique – ce culte du sang – dont elle découle, jusqu’à la sagesse animale de l’ancienne Égypte, m’inspirent et m’accompagnent. Je sais ce que ma sensibilité religieuse doit à la modernité : la conscience de l’infini spatial et temporel qui l’a fondée en mettant à bas le monde clos du Moyen Âge, loin de nous éloigner de Dieu comme on l’avait craint, nous a immergés dans un divin chaos ; la philologie puis l’archéologie ont jeté sur les Écritures des lumières inespérées qui me lient davantage au lieu et au temps de leur révélation en mesurant leur imperfection à l’aune de l’absolu qu’elles traduisent dans le langage des hommes ; la suspension du pouvoir de police des Églises nous a rendus à notre libre arbitre. Pour la bonne raison qu’elle n’est pas politique, ma vision ne saurait non plus être théocratique. Il m’arrivera toutefois de parler de politique, du politique, mon but étant toujours alors de sauver ce qui échappe à la politique – le frivole et l’éternel. Je peux bien être tantôt « de droite », tantôt « de gauche » : j’effleurerai ces catégories mais ne m’y cantonnerai pas. Par mon attachement au beau et ma fidélité au passé, je suis conservateur – ce qui n’est pas être réactionnaire, ni même être « de droite » : je le suis au sens où, selon René Char, le poète est le « conservateur des infinis visages du vivant ». Mais la poussée de l’instinct, l’exultation du corps, cette même fidélité au passé qui est aussi foi dans sa promesse et loyauté aux pauvres morts, à leurs espoirs enfouis, font de moi un libéral et un révolutionnaire. Enfin, je n’écris pas avec les mots de la science mais avec ceux de la littérature. Voici donc un essai, au sens le plus pur et le moins compris de ce terme : en l’écrivant je m’y suis essayé, de sorte qu’aux idées exposées s’entremêlent les élans balbutiants de mon corps. Que n’entrent donc ici doctrinaires, bigots athées ou pies, trafiquants d’impeccabilité. Et que ces pages soient lues comme on regarderait, sans dédain, telle peinture naïve ou étrange : la vitalité du monde s’exposerait là avant sa géométrie, la liberté y ferait pièce à la décence.