La France libre et joyeuse des années 1960 n’est plus. À défaut de l’avoir connue, chacun peut sentir ce qu’elle a été à travers ses films et ses chansons. La rage contenue des jeunes générations envers ceux qu’ils appellent les « boomers » est la face inversée de la nostalgie qui étreint le tiers âgé des Français, quand décède une star des sixties, de Johnny à Bébel. Certains réécoutent les discours de De Gaulle comme d’autres regardent Les Tontons flingueurs. Mais la séquence est close. Le quinquennat qui vient de se dérouler (2017-2022), par la violence et le caractère inédit des événements qui s’y sont succédé, a achevé de donner naissance à une nouvelle France. Elle était en germe depuis les années 1980. La France est devenue un autre pays : sa généalogie est restée identique, mais sa physionomie a changé, ses rêves et ses utopies sont autres, et ses libertés sont flétries. Dans le monde « cadenassé » des années 1960, la jeunesse proclamait qu’« il est interdit d’interdire ». Dans notre monde devenu fluide, la prohibition est devenue la norme, qu’elle soit alimentaire, tabagique, hygiéniste ou réglementaire – quand ce n’est pas l’enfermement. Si la majorité des Français se sentent à la fois dépossédés et déclassés, ainsi que l’ont crié et chanté les Gilets jaunes en 2018 et 2019, tous ne l’entendent pas ainsi. Le bloc social déterminé qui a élu le président Macron en 2017 persiste et signe dans sa foi en l’avenir, dans le progrès, voire dans la mondialisation, et il sait gré à son président d’avoir traversé les tempêtes sans ciller, « quoi qu’il en coûte », selon sa bonne formule. Force est pourtant d’affirmer que ce groupe social économiquement dominant et sa vision du monde sont minoritaires, notamment du fait du réservoir de la « France périphérique » – soit les deux tiers de la population nationale. Cette deuxième France a soutenu pendant des mois à plus des deux tiers les Gilets jaunes, jusqu’à ce que leur récupération par un clan politique soit devenue trop voyante1. Dans les pages qui suivent, nous nous intéresserons aux aspects culturels et sociaux de cette mutation, mais d’abord au cadre historique qui l’a forgée, et aux acteurs qui la portent. Sous-estimer la désindustrialisation du pays, la signification intellectuelle et les modalités économiques et spatiales de ce phénomène majeur interdirait en effet de comprendre comment et pourquoi la France et les Français ont été déclassés. Il ne s’agit pas là d’un jugement moral, mais du résultat d’une pratique à la mode dans les administrations et les entreprises : la comparaison internationale2. La France est déclassée parce qu’elle est passée de 10 % de la production mondiale en 1880 à 4,5 % en 1980, puis à 2,2 % en 2018 ; ou encore parce que le salaire médian en Suisse, notre petit voisin si longtemps frugal, est quatre fois supérieur à celui de la France en 2020 ; ou parce qu’un instituteur allemand a le même salaire qu’un professeur d’université en France. Certes, la déprise de la production et l’inégale distribution des richesses ne sont pas générales : elles frappent particulièrement la classe moyenne, et les régions extérieures aux métropoles et à leurs extensions. Depuis sa création, la République française avait construit son succès grâce à la promotion morale, sociale et économique de ses citoyens. À partir des années 1980, cette promotion semble grippée, et nos autorités peinent de plus en plus à masquer cette réalité devenue gênante. En 2004, La France qui tombe de Nicolas Baverez, petit essai incisif qui osait mettre des mots sur des courbes, a donné lieu à une campagne idéologique pointant le « déclinisme ». De même, la dénonciation d’une insécurité croissante avait suscité, depuis les années 1990, une campagne sur le « sentiment d’insécurité ». Les affirmations de nature politique n’ont cependant qu’un temps. Le triptyque des crises violentes qui ont percuté en s’enchaînant le quinquennat d’Emmanuel Macron, pourtant placé sous le signe d’une joyeuse allégorie libérale, ont mis à nu des réalités crues : la jacquerie des Gilets jaunes (2018-2019) a pris à revers le grand récit sur les bienfaits de l’euro et de la mondialisation ; la crise sociale à la SNCF et sur les retraites (2019-2020) a dévoilé les difficultés à réformer l’État par des incantations sur la libéralisation et la fin des monopoles publics ; enfin, la crise du Covid-19 (2020-2021) a mis au jour notre dénuement productif et industriel, mais aussi la fin de l’excellence médicale française. Rien de tout cela n’était prévu ni même envisageable, hormis les habituels mouvements sociaux. Mais l’Histoire avance toujours par à-coups et par crises brutales, à la manière de la tectonique des plaques. La réalité est que la République et son modèle de développement sont devenus dysfonctionnels. Qu’on en juge. Depuis 1995, l’indice de développement humain (IDH), qui concerne à proprement parler la prospérité et le bien-être des citoyens de notre pays, est passé, en vingt-cinq ans, du 2e au 26e rang mondial : nous reculons notamment derrière nos voisins européens. Cela tient à la fois à la stagnation relative des revenus français, mais surtout à l’effondrement des performances de notre système scolaire. L’étude internationale PISA, appliquée à l’OCDE, souligne qu’en France, le niveau évalué des élèves sortant de l’enseignement primaire, en langue française et en mathématiques, est passé du 4e rang mondial en 1990 au 26e rang en 2018, à l’avant-dernier rang de l’OCDE. La France est entrée dans un triple processus de déclassement : individuel – la France qui déclasse –, national – la France qui tombe – et occidental – du fait de la montée en puissance de la Chine3. Cette situation n’est pas dissociable d’évolutions macroéconomiques et structurelles qui dépassent les individus, qu’il s’agisse de l’agriculteur qui se suicide parce qu’il est criblé de dettes4, de l’ouvrier préretraité dont le fils est au chômage parce que son usine a été délocalisée, ou du président de la République dont la marge de manœuvre se limite à consentir au système financier et aux directives européennes. Réfléchissons à l’ampleur de ces mutations. La France catholique a été des siècles durant un pays de producteurs, de marins et de soldats. La France républicaine a ajouté sa pierre à l’édifice en forgeant une grande puissance industrielle mondiale. Dans les années 1960, plus de 40 % des Français travaillaient dans l’industrie, et encore près de 20 % dans l’agriculture. Ces deux secteurs productifs rassemblent aujourd’hui 12,5 % des travailleurs français. Que s’est-il passé pour que notre industrie passe aux deux tiers en Chine ou en Méditerranée, et que les Pays-Bas – treize fois moins étendus que la France – exportent maintenant plus de produits agricoles que notre pays ? Quelles sont les conséquences de la mutation inouïe à laquelle ont œuvré les élites de la Ve République, à front renversé des orientations initiales de son président fondateur ? La France des années 1960 ne doutait de rien. Pourtant, après avoir survécu à l’anéantissement de 1940 et s’être débarrassée du nazisme, elle a été chassée de son empire colonial ; or, la voilà sortie de cet encombrant héritage du XIXe siècle, libre de se moderniser. Allié important au sein du Monde libre, elle seconde les États-Unis en Afrique, et bâtit « l’Europe », sa grande utopie d’après-guerre. La France industrielle se modernise à grands pas, rompant avec l’héritage millénaire de la France villageoise, agricole et catholique. Désormais, même l’agriculture est une industrie ! À l’époque, libéraux, socialistes et marxistes convergent dans l’idéologie de la croissance, du développement et de l’industrialisation. C’est même leur seul point commun. Le tiers-monde est sommé de s’industrialiser, et de grands plans quinquennaux sont proposés à l’Algérie, à l’Inde ou à l’Égypte. La nouvelle civilisation technique doit partout remplacer les anciennes, perçues comme solubles dans le modernisme. C’est le règne des ingénieurs et des projets fous : nucléaire, supersonique, conquête de l’espace, minitel, etc. On ne parlait pas encore de mondialisation. Un demi-siècle plus tard, l’utopie du développement est morte dans la plupart des pays du Sud, monde chinois et pays du Golfe exceptés. La Chine et ses satellites, au prix d’un travail acharné qui a dû coûter la vie à des dizaines de millions d’hommes et de femmes, sont en passe de se venger des humiliations coloniales en prenant la tête du monde industrialisé. Les pays du Golfe ont quant à eux acheté leur modernisation à coups de milliers de milliards de pétrodollars. Pour les autres pays du Sud, en Afrique notamment, mais aussi en Amérique latine, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud, la potion est beaucoup plus amère. Quand l’Occident a décidé le transfert de ses usines dans les pays pauvres, toutes ces régions n’en ont reçu que des miettes : la Chine, en 2020, héberge en effet 40 % de l’industrie mondiale (contre 1 % en 1979). Dans le même temps, la production industrielle chutait de moitié en Algérie… et plus encore en Russie. La mondialisation a couvert un gigantesque transfert de richesses et de délocalisations industrielles au profit de la Chine. Le monde post-soviétique, hormis l’Europe centrale germanisée, s’est désindustrialisé, plus encore que la France et les pays anglo-saxons. De sorte que l’utopie du développement industriel n’a été que ponctuelle et localisée : l’Allemagne, le Japon et la Chine sont devenus les usines du monde. Pour la France, la déconvenue est d’autant plus douloureuse qu’elle a refusé de voir ce qui advenait. Les élites françaises ont relégué les ingénieurs au profit des administrateurs et des financiers. Les premiers ont tiré les plans d’un nouveau modèle de développement reposant sur le tertiaire, notamment le tourisme, les services à la personne et aux entreprises, ce qui passait par la rétraction des capacités de production. Les seconds, souvent des ingénieurs reconvertis dans la finance ou la banque, ont pallié la baisse structurelle de la production et de la croissance depuis plus de quarante ans grâce à une savante ingénierie financière : la chute de la production, compensée par la dette de l’État, a permis à la France de créer la plus grosse bulle sociale du monde (un tiers du PIB), ce qui a enrichi comme jamais banques et financiers. Le résultat est là : parmi les actifs français, un sur huit travaille aujourd’hui dans la production, deux ne sont pas occupés, étant au chômage ou au RSA, deux autres travaillent pour la sphère publique (fonction publique et associations subventionnées), et les trois derniers dans le tertiaire marchand. La France peut s’honorer d’avoir construit des géants dans la banque, l’assurance, le tourisme et l’hôtellerie, l’ingénierie, l’assistance aux entreprises, les services urbains, les transports et la grande distribution. Mais ce système révèle déjà ses grandes faiblesses. Nous avons appris à vivre, depuis les années 1970, avec les deux plaies qui sanctionnent la nouvelle économie française : une montée continue du chômage et de l’inactivité, qui culminent en 2021. Des millions de jeunes Français ne travaillent pas, et ne travailleront probablement jamais, rendus inaptes au travail par des circonstances éducatives et culturelles. La deuxième plaie est notre économie d’endettement, notamment public, qui, si elle ravit épargnants et banquiers, ampute toujours davantage notre capacité d’investissement. La crise du Covid-19 est exemplaire : en moins de deux ans, nous empruntons 400 milliards de plus et nous en investissons 100. Et nos autorités crient victoire ! Deux ans auparavant, la crise sociale et politique inédite des Gilets jaunes avait dévoilé nos nouveaux maux. Le surgissement d’une crise sociale d’une telle ampleur, digne des grandes révoltes populaires de l’histoire de France, méritait une analyse serrée. Il y en eut un grand nombre. Pour ma part, je vois dans cette crise le symptôme de la nouvelle répartition des activités, des hommes et des richesses que nous appelons « métropolisation ». Elle résulte du passage de notre économie productive de régions industrielles et de grandes cultures agricoles à une économie tertiarisée, mondialisée et concentrée dans une douzaine de grandes métropoles. L’économie française n’a plus besoin des artisans, ouvriers et paysans français pour travailler et créer des richesses et de la valeur ajoutée : cinq millions de cadres très productifs y pourvoient pour l’essentiel. La France délaissée, dite périphérique, a fait savoir en 2018-2019 qu’elle n’en pouvait plus de recevoir des leçons de morale pour solde de ses petits salaires, étoffés de prestations sociales. Tétanisées et sous le choc, ne comprenant rien à l’événement et prêtes à manier l’invective, les élites médiatiques et politiques – qui venaient d’élire en 2017 le fringant président Macron, dans une grande symphonie réunissant pour la première fois depuis la monarchie de Juillet (1830-1848) les élites bourgeoises des deux rives – ont fait corps autour de leur président. Après deux mois de déstabilisation, celui-ci a mouillé sa chemise, au prix de centaines d’heures de discours et de monologues publics, puis de quelques mesures financières et symboliques. Il lui était de fait impossible de répondre en quelques mois aux impasses d’un système édifié en quarante ans, d’autant plus que notre nouvelle économie a brûlé les vaisseaux de la France d’avant. Mais à peine achevée cette séquence improbable, une nouvelle crise plus inédite encore lui a succédé : le grand enfermement lié au Covid-19. De mars 2020 à l’été 2021, avec quelques intermittences, la vie sociale, économique et nationale a été mise entre parenthèses. Si la crise sanitaire n’a rien résolu des contradictions et des carences révélées par la crise des Gilets jaunes, au moins a-t-elle eu le mérite, aux yeux des élites, de la reléguer au second plan. Pourtant, non seulement celle-ci a aggravé les maux dont souffre notre société – le chômage, l’inactivité, l’endettement, la fracture sociale et le déni collectif –, mais elle en a aussi dévoilé de nouveaux. Ainsi, pour la première fois depuis des décennies, la désindustrialisation et la dépendance subséquente de la France ont été attestées et reconnues. Au début de la crise, pendant des mois, la France a été piégée par son incapacité à produire des masques (faute d’industrie textile), des machines respiratoires ou des thermomètres (faute de petite industrie mécanique), des médicaments ou du gel hydroalcoolique (l’industrie pharmaceutique ayant quitté le pays) ; il est heureux qu’un gros choc microbien n’ait pas alors frappé la France, car comme tout l’Occident, elle aurait été privée d’antibiotiques, et la mortalité aurait pris une autre tournure, ces médicaments étant fabriqués en Chine. La France, qui se regardait comme ayant la meilleure médecine au monde, a assisté déconfite au retard et aux impairs de sa recherche médicale, incapable de découvrir à temps le vaccin tant attendu, le tout sur fond d’une cacophonie médicale et d’un embrouillamini sanitaire et hospitalier que les historiens regarderont un jour avec stupéfaction. La France a perçu sa fragilité économique, quand les moteurs subsistants de son économie ont été frappés les uns après les autres : le tourisme, les transports, la construction aéronautique, la grande distribution, l’hôtellerie-restauration, l’industrie du luxe – brièvement touchée, etc. Ayant renoncé à produire des biens de base, sans l’avoir compensé en investissant dans les technologies de l’électronique, de l’informatique et des grands réseaux, la France a touché du doigt ses carences. À tel point que le gouvernement de son libéral président a repris à son compte l’idée d’investir dans de nouvelles technologies industrielles et des secteurs stratégiques. Faire renaître l’État stratège des années 1960 ne paraît plus aussi sot qu’il y a cinq ans. La sortie de crise réserve enfin son lot de surprises. Après un plongeon de sa croissance financé à coups de déficits et d’emprunts, les autorités et le patronat espéraient renouer avec une très vive croissance, certes au rendez-vous. Mais la fin de l’été 2021 révèle les nouvelles faiblesses de notre économie. Des pénuries inédites et durables touchent les secteurs des matériaux de construction, du bois, du transport maritime, du jouet, du médicament, des composants électroniques, etc. et fragilisent la reprise. Ainsi la crise est le grand accoucheur de vérités sur un pays en panne qui par indifférence, ignorance ou idéologie a voulu brader son passé et se recomposer. La déconfiture est rude pour les tenants de la « mondialisation heureuse ». Elle touche l’entièreté des domaines de la gestion publique, et tout est réuni pour que les crises économique, morale, politique, institutionnelle, culturelle et sociale qui frappent la France enjambent la campagne présidentielle haute en couleur de 2022. L’historien se gardera de tout pronostic. Mais il n’est point besoin d’être grand clerc pour constater que la somme des frustrations et des faiblesses de la France exigera un effort collectif exceptionnel et douloureux pour y remédier durablement.
Pierre Vermeren est normalien, agrégé et docteur en histoire. Son ouvrage «La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire», avait initialement paru en 2019 lors de la crise des «gilets jaunes». Dans cette nouvelle édition, un tiers du texte est inédit.