D’Antoine Vey, on ne pouvait légitimement s’attendre qu’au meilleur. Sinon, pourquoi Eric Dupond-Moretti, parmi les plus brillants pénalistes de sa génération, aurait adoubé cet avocat de 38 ans, à la chevelure dorée et au contact sophistiqué, au point de l’associer et de lui transmettre, en juillet 2020, à l’heure de devenir garde des Sceaux, son illustre cabinet bâti après tant de sueur et d’acquittements ? Brillant, érudit, intuitif, Antoine Vey l’est assurément. EDM l’a choisi pour l’épauler dès 2013, à l’heure où son jeune confrère venu du Puy-en-Velay (Haute-Loire) sortait d’une année passée à la conférence du barreau de Paris, une prestigieuse agora que l’on intègre après un concours d’éloquence, et qui octroie le privilège de la défense d’urgence en matière criminelle.
Depuis, Dupond-Moretti et Vey sont devenus plus qu’un binôme que l’on s’offre dans les situations désespérées. Ils étaient une marque, un logo, le maître à l’imposante carrure et le jeune premier. Lorsque la «Bête» a finalement cédé aux sirènes du pouvoir, d’aucuns se demandaient ce qu’il adviendrait avec Vey seul à la barre. Sur le plan du rayonnement, le contrat est rempli. L’enseigne a consolidé sa renommée, s’est élargie aux contentieux des affaires, et a poli son image à l’international. Du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, à des dignitaires africains, des victimes de l’amiante à l’homme d’affaires Mohed Altrad, Vey et associés s’est distingué par une clientèle enviable et des finances replètes. Dompter l’imposant fantôme d’«Acquitator», voilà qui n’était pas donné à tout le monde. Sauf qu’en coulisses, la réalité est tout autre, et l’illusion du bonheur parfait vole en éclats.
Des enregistrements relatant l’ambiance toxique
Durant six mois, Libération a enquêté sur les agissements d’Antoine Vey au sein de son cabinet, situé sur le fastueux boulevard Raspail (VIIe arrondissement). Vingt témoignages ont été recueillis, mêlant stagiaires, collaborateurs ou assistants, anciens ou en poste, couvrant près d’une décennie, de 2014 à aujourd’hui. Pour bonne part, ils ne se connaissent pas, ne se sont pas côtoyés, et n’ont donc pu harmoniser leurs versions, dont la similarité est saisissante. Ils décrivent un tourbillon de moqueries, de brimades, d’injonctions – très souvent contradictoires –, d’humiliations. Des comportements qui ont sapé leur confiance professionnelle et fragilisé leur santé, dont a été averti Dupond-Moretti du temps où il coiffait la structure. Ces derniers mois, l’équipe a dû être en grande partie renouvelée suite aux démissions de plusieurs collaborateurs. Signe qui ne trompe pas non plus : le cabinet ne dispose plus d’aucun associé depuis septembre et le départ de l’unique pilier hérité de l’époque EDM, Archibald Celeyron. Parti brutalement après des années tourmentées, ce dernier, contacté fin février, n’a pas donné suite. A l’appui des témoignages accumulés, Libération dispose de plus d’un millier de captures d’écrans, de documents divers, et de plusieurs heures d’enregistrements relatant l’ambiance toxique qui règne chez Vey et associés.
Selon nos informations, une procédure ordinale a été ouverte fin janvier, sous la forme d’une enquête déontologique engagée par la bâtonnière de Paris, Julie Couturier. Cette procédure fait suite à plusieurs signalements, adressés quasi exclusivement par des femmes à l’ordre des avocats de Paris, ou à sa commission spécialisée dans le harcèlement et les discriminations (Comhadis). Une dizaine de personnes y ont déjà décrit des faits qui pourraient s’apparenter à du harcèlement moral et sexuel. Toujours selon nos informations, une assistante en poste au cabinet, en situation d’arrêt maladie depuis près de deux ans, a formulé le 27 mars devant le conseil de prud’hommes de Paris une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail pour harcèlement. En dépression profonde, elle impute son état, qui nécessite un traitement médicamenteux, au surmenage et à la dureté de Vey à son égard. Enfin, certaines femmes envisagent d’engager prochainement une action pénale. Contacté par Libération, Antoine Vey n’a pas donné suite.
«Il ne veut pas travailler avec eux, il veut les contrôler»
Au cabinet Vey, la pression la plus difficile à supporter est d’abord celle exercée sur l’emploi du temps des collaborateurs, traités comme «corvéables à merci». Le terme revient systématiquement dans les témoignages. Certains évaluent à 70 le quota de dossiers à traiter durant leur passage au cabinet, et leur volume horaire à 75 voire 80 heures par semaine. Le patron ne s’en cache d’ailleurs pas, usant de ses formules fétiches, martelées souvent dès l’entretien d’embauche : «Entre être avocat ou en vacances, il faut choisir», «je vous veux disponible en toutes circonstances», ou encore «le droit à la déconnexion n’est pas inscrit dans la loi, or un droit qui n’est pas dans la loi n’existe pas». Pour mieux asseoir ses intentions, Antoine Vey recourt aussi régulièrement à la métaphore du médecin urgentiste. «Quand on est avocat, être appelé en pleine nuit pour une garde à vue est logique, travailler en urgence sur des dossiers importants fait évidemment partie du métier, observe un conseil parti récemment. On est non seulement tous prêts à le faire, mais on rejoint précisément des cabinets prestigieux pour ça. Chez Vey, le souci n’est pas du tout de cet ordre. On est face à quelqu’un qui exerce une emprise pathologique sur ses collabs. Il ne veut pas travailler avec eux, il veut les contrôler, disposer de leur temps comme bon lui semble. Je dirais presque les posséder.» «Lorsqu’il veut quelque chose, il faut s’exécuter en moins de cinq minutes la semaine, et en moins d’une heure le week-end, sinon on s’expose à des soufflantes», appuie une autre. Sous peine de quoi, Vey dégaine là encore ses saillies, cette fois arbitrales : «Vous savez, carton jaune plus carton jaune, ça fait carton rouge.»
Tous attestent aussi de textos incessants, envoyés le soir jusqu’à tard, le week-end parfois dès 7 heures du matin, pour des demandes dont le caractère urgent n’a souvent rien d’évident. La plupart du temps, Vey écrit sur la pléthore de groupes WhatsApp actifs au cabinet. Il y recourt de façon addictive, voire «maladive», dixit plusieurs confrères. L’une d’elles a compté : elle ne partage pas moins de 147 groupes avec son boss. Une logorrhée difficile à canaliser, mettant les collabs en situation de fragilité et d’hypervigilance : «Je me réveillais chaque matin en sursaut de peur d’avoir manqué un appel», dit l’une. «Je ne pouvais plus tenir mon téléphone en main, dit une autre. Pour moi, il incarnait Vey et sa propension à s’ingérer sans arrêt dans mon existence.» «Un jour, j’étais au cab et Antoine m’écrit pour me demander quelque chose. Je ne vois pas le message, donc moins de trois minutes plus tard, il écrit sur le groupe collectif pour savoir ce que je faisais. J’étais aux toilettes», se souvient une ancienne, qui a fui le prestigieux cabinet «parce que ce mec n’a aucune limite». De l’aveu de tous, l’intensité des tâches confiées et des messages augmente encore lorsque Antoine Vey est en vacances. «C’est pire que tout, lâche un collaborateur. Il nous essore avec des trucs à la con pour saturer nos journées. Il nous infantilise, croyant qu’à la moindre absence, on va glander. C’est désespérant.»
Cette atmosphère étouffante ressort des messages que les collaborateurs s’envoient en permanence entre eux, soit dans des discussions interpersonnelles, soit dans des groupes WhatsApp où le «ciment est clairement la résilience». Une réelle solidarité, qui permet «de tenir», de résister. Les lire bout à bout dessine un journal de bord de la souffrance au cabinet, une mémoire fragmentée mais collective du huis clos qui s’y déroule. Plusieurs années après, certains ont encore les yeux rougis ou les mains qui tremblent légèrement en se remémorant les trajets vers le cabinet où, parfois, ils ont vomi «entre deux voitures». Souvent, ce sont les proches qui ont dû intervenir pour les convaincre de quitter en urgence le cabinet : «Ce qu’il y a de terrible dans le harcèlement, c’est que l’on s’enferme dans la culpabilité. On se dit qu’on est mauvais alors qu’on tolère l’inacceptable.» De stress, une jeune avocate n’a pas eu ses règles pendant six mois. Une autre a perdu 6 kilos en quelques mois. Une troisième prenait des anxiolytiques avant de se coucher.
La théorie de l’élastique
A la pression extrême, s’ajoutent les humiliations et dénigrements intempestifs. Au cabinet, certains ont développé une théorie pour décrire la façon dont Antoine Vey «manage» son équipe : celle dite de l’élastique. Elle consiste assez basiquement à cibler le même élément pendant plusieurs jours ou semaines, jusqu’à sentir arriver la cassure. Puis, Vey desserre l’étau, peut même se montrer élogieux, reconnaissant, amical, et détourne ses foudres vers une autre personne. Cette stratégie a notamment été exposée aux enquêteurs ordinaux chargés de l’enquête déontologique. Il en est de même des méthodes d’humiliations en vigueur : convoquer dans son bureau un collab pour en critiquer violemment un autre, imprimer le travail de l’un d’eux et l’agonir en réunion d’équipe, barrer vulgairement des projets juridiques d’un 8/20, d’un «non» lapidaire, après les avoir fait refaire ad nauseam. «Vey, c’est l’incarnation du diviser pour mieux régner, résume une avocate. Il ne supporte pas que des collabs puissent bien s’entendre. Il veut couper court à toute entente qui pourrait remettre en cause la toute-puissance avec laquelle il dirige. Il change d’ailleurs souvent les avocats de bureau, dès qu’il voit que des binômes fonctionnent. On se croirait au CE1.»
Une autre se remémore cette scène stupéfiante : «Je suis dans son bureau, et là, il me dit, “je vais virer Marianne (1)”. Moi, je suis pétrifiée, je sors du bureau et je vois Marianne qu’il venait d’appeler. On s’aimait beaucoup alors, pour la préparer, je lui dis “attention, ça risque d’être un peu dur”. Je ne pouvais pas la laisser aller seule à l’abattoir. Une demi-heure après, Marianne sort du bureau et tout va bien. Elle me dit que c’était très cool, et là j’ai compris qu’en fait il était dingue.» Des insultes jaillissent aussi, la plupart du temps dans le dos des intéressés, quoique présents à leurs postes de travail, à quelques mètres.. Untel est «un con». Un autre «une petite merde». «Il y a quelque chose de systémique et de consubstantiel dans le dénigrement chez Vey : il veut que personne ne lui fasse de l’ombre, n’acquière une stature, et ne devienne, ainsi, un contre-pouvoir», explique une ancienne du cabinet.
Selon plusieurs témoins, Antoine Vey aurait de surcroît parfaitement conscience des brimades et des sévices qu’il inflige. Apprenant qu’un cabinet concurrent était sous le coup d’une enquête ordinale, il lâche un jour à une collab, moitié rigolard : «Ce que je te fais, c’est bien pire.» Ces récits, de plus en plus connus dans les cercles parisiens, ont déjà bien érodé la réputation de Vey et associés. A tel point que la structure est désormais boudée aujourd’hui par les meilleurs profils. Livrés à eux-mêmes, sans encadrement ni conseils, les jeunes avocats y progressent à marche forcée, certes, mais s’abîment et s’épuisent des missions impossibles qui leur sont confiées : rédiger en quinze jours un projet de citation directe sur le dossier de l’amiante, un monstre procédural de dizaines de tomes, pondre en une heure une analyse sur la fiscalité des factures avec les entreprises monégasques et leur assujettissement à la TVA… Il y a aussi ces stagiaires investis de la préparation des plus gros dossiers, celui des époux Balkany, l’affaire Air Cocaïne, avec une pression innommable : «Pour Balkany, j’étais la seule à ne pas porter la robe [elle n’avait pas encore prêté serment, ndlr] mais la seule du cabinet Dupond-Moretti et Vey à avoir lu le dossier et à en connaître les enjeux. C’était sidérant de s’en remettre à ce point à des élèves avocats avec de tels enjeux. La veille des plaidoiries, Antoine Vey m’a fait venir à son domicile personnel. Avec une aisance déconcertante, il m’a demandé : “Alors qu’est-ce que je dois plaider demain ? Et Eric ?”»
Mains sur les cuisses et propos déplacés
Outre la théorie de l’élastique, la stratégie managériale de «la favorite» a longtemps régné. Ce n’est plus le cas depuis quelques mois – un choix qui n’aurait d’ailleurs rien d’inconscient – mais durant des années, Antoine Vey ne recrutait quasiment que des femmes. Certaines d’entre elles ont eu à subir, parfois durant des mois, des comportements inappropriés de leur patron, oscillant entre atmosphère de drague, humour lourd, ou grandes divagations sur l’impossibilité naturelle pour les avocates d’être aussi performantes que les hommes parce qu’elles sont susceptibles d’avoir des enfants. «Une bonne avocate se mesure à la façon dont elle gère son congé maternité», se plaisait-il à dire. Au cabinet, la grossesse récente d’une des collaboratrices a d’ailleurs suscité des remous. Son bureau a été temporairement vidé, sans qu’elle en soit la première avertie. A une autre, Vey a lâché : «Je ne peux pas trop t’augmenter parce que le jour où tu seras enceinte, ça va me coûter cher.» Ou encore, sur un registre exclusivement misogyne : «Tu n’es pas là pour être intelligente, mais pour que les clients sachent que je le suis.» Lors des rendez-vous avec les clients, Antoine Vey demandait parfois à ses consœurs «de se taire», «afin de ne pas lui faire l’ombre», jugent-elles.
Avec quelques collaboratrices, d’autres limites ont été franchies. Deux d’entre elles ont reçu, juste après leurs entretiens d’embauche, un texto «ambigu», tard le soir. Elles ont mis un point d’honneur «à y répondre le samedi matin, après 9 heures, avec un “bien cordialement” à la fin». En audience, ou même pendant leurs vacances en famille, certaines recevaient parfois de déplaisants : «Je ne te manque pas trop ?» Sous couvert de complicité et de second degré, Antoine Vey versait régulièrement dans la sexualisation des corps et des tenues de ses consœurs, à qui il expliquait détester les minijupes, mais adorer le style d’Anna Wintour, la rédactrice en chef de Vogue. Une ex-collaboratrice dit s’être vu imposer des mains sur les cuisses et plusieurs propos déplacés : «On voit bien tes jambes», «ce confrère, tu coucherais avec lui ?», mais aussi «et si je te mettais la main aux fesses, ton mec il ferait quoi ?» Autant de gestes et de paroles vécus comme des brûlures indélébiles, dont d’autres femmes du cabinet ont été averties. «Demain, pantalon et petit col roulé !» conseille une avocate à sa consœur fraîchement recrutée. «Mon quotidien, pendant deux ans, c’était : “n’oublie pas ton pantalon en cuir pour aller en prison”», ou «ça me plaît quand tu as cette robe», affirme une autre. Si elles se montraient imperméables au jeu de séduction opéré par leur patron, certaines ont pu se voir retirer leurs dossiers favoris..
En outre, beaucoup craignaient de se «coltiner Antoine en déplacement», promesse de journée «tunnel», «où il fallait résister à ses avances à peine voilées», «supporter son humour beauf», «ou hocher la tête devant d’interminables monologues». Parfois, Vey insistait pour partir la veille, et ainsi dormir en province avec une collaboratrice. «C’est quelqu’un d’infiniment oppressif dans son comportement à l’égard des autres, mais surtout des femmes, assène une trentenaire. Il vous impose ses humeurs, ses envies, parfois ses fantasmes. Il cherche toujours à savoir si vous avez un copain, si oui ce qu’il fait dans la vie. Il y a plusieurs fois par semaine des scènes ou des dialogues irréels au cabinet. C’est insoupçonnable depuis l’extérieur, et difficile à décrire tellement c’est insidieux et incessant. Au bout d’un certain temps, notre radar se casse. On ne sait plus vraiment ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas.»
«Registre masculiniste et bas de gamme»
Quatre anciennes du cabinet, exerçant aujourd’hui chez un pénaliste parisien chevronné, ont hérité d’un surnom subtil, «les timbrées». Du fait de leur arrivée, ce cabinet concurrent serait ainsi devenu «une décharge communale» selon Vey, blague proférée en cercle restreint, mais qui, dixit une source interne, «est caractéristique du registre masculiniste et bas de gamme» sévissant dans les locaux. Autre source de malaise, la propension de Vey à faire des imitations en permanence. L’accent du sud, l’accent suisse, mais aussi et surtout l’accent de ses clients africains. «Au cab, c’est clairement ambiance Michel Leeb et haine du “wokistan”», relate un membre, qui n’ose pas qualifier son attitude de raciste pour autant. Un jour, il aurait néanmoins dit à son assistante l’informant qu’elle prenait des cours d’arabe : «Vous êtes la deuxième personne que je connais à apprendre l’arabe dans le VIIIe [arrondissement]. A quoi ça sert à part pour se radicaliser ? Je pourrais te mettre en relation avec Abdelkader [il s’agit d’Abdelkader Merah, frère aîné du terroriste de Toulouse, défendu par le cabinet, ndlr] !»
L’un des cas les plus graves survenus au cabinet remonte à 2018. A peine un an plus tôt, Antoine Vey recrute une collaboratrice expérimentée, amie intime de l’un de ses précédents patrons. Peu avant d’intégrer le cabinet Vey, cette docteure en droit a la douleur de perdre brutalement son mari, avocat de renom associé à l’époque avec le très respecté Pierre Cornut-Gentille. «Je sortais d’un été noir, j’avais besoin de bosser, quatre enfants à élever, donc la proposition d’Antoine Vey était plutôt bienvenue. J’ai dit oui», raconte-t-elle. Mais, rapidement, «le quotidien devient un cauchemar». Comme ses collègues, elle est régulièrement raillée et le mi-temps devient un mirage écrasé par les ordres incessants. «J’ai dix ans de barre, mais il me demande alors de refaire le site internet du cabinet, de réaliser des tableaux d’avancement des dossiers, de mettre le nez dans le suivi de la facturation. C’était absolument n’importe quoi. Malgré tout, j’ai résisté. Il avait parfaitement conscience de ma situation personnelle, et je suis certaine aujourd’hui qu’il comptait même en tirer avantage en se disant que, parce que j’étais fragile, j’allais tout accepter», décoche-t-elle déterminée.
Essorée, elle démissionne le 24 septembre 2018, mais doit exécuter ses trois mois de préavis. Son état se dégrade nettement début octobre. Elle consulte un médecin, qui lui délivre un arrêt en raison d’un «état dépressif majeur». Elle ne le dépose pas immédiatement, et tente de continuer à serrer les dents. «Mais un matin, je n’ai plus pu me lever. J’étais brisée», décrit-elle. Le 15 octobre, alors que sa santé se dégrade encore, ses proches interviennent. Elle est hospitalisée en urgence et sous contrainte à Saint-Anne, puis dans une clinique privée où un psychiatre constate «un syndrome dépressif et un burn-out». Plusieurs passages à Saint-Anne suivront début 2019. Lors de l’un d’eux, l’avocate est violée par un autre patient. Ayant alors besoin d’un conseil pour l’épauler, elle demande «naturellement» à Eric Dupond-Moretti si le cabinet peut l’assister. EDM accepte, mais la structure va subitement se désister quelques semaines plus tard. Selon plusieurs sources internes, absolument formelles, Antoine Vey a alors mis son veto. Hors de question de défendre celle qu’il appelle «la folle». Elle ne retravaillera pas avant février 2020, soit près d’un an et demi d’arrêt plus tard. Aujourd’hui, elle exerce à nouveau à son compte. Contacté par Libération, Eric Dupond-Moretti n’a pas donné suite.
Assistanat total
Antoine Vey perd tout – ses clés, ses cartes de crédit, ses documents d’identité –, ne fait rien seul, et chaque jour est un éternel recommencement. Chacun des collaborateurs fourmille d’anecdotes plus ubuesques les unes que les autres sur l’assistanat total dans lequel se complaît l’avocat. Au quotidien, il faut : réserver ses restos, ses taxis, aller lui chercher son déjeuner, son kombucha préféré au Bon Marché, amener ses costumes au pressing, porter ses embauchoirs, rentrer son vélo dans la cour, aller chercher le scooter naufragé dans Paris, rédiger les textos ou les mails – dont les versions sont parfois réécrites de multiples fois – pour les envoyer aux clients depuis son ordinateur, gérer son agenda… «Vous devez an-ti-ci-per, exhorte-t-il souvent, savoir quels sont mes besoins.» Jusque-là, Antoine Vey pourrait ressembler à cette foultitude de patrons, assimilant ses jeunes confrères à une annexe de conciergerie. Mais lui va beaucoup plus loin. Un jeune confrère est allé jusqu’à lui réserver un hélicoptère entre le continent et une île corse où il passait ses vacances. Les membres du cabinet ont même été invités à voter frénétiquement à un sondage en ligne pour qu’Antoine Vey, fils de la notabilité locale, soit élu par le quotidien le Progrès, personnalité de l’année de Haute-Loire en 2017.
Les assistants juridiques et responsables administratifs, eux, étaient tout entiers dévolus à la logistique personnelle d’Antoine Vey… en plus de celle du cabinet. Soumis à une pression constante, certains ont craqué. «Il a ruiné ma vie. Depuis deux ans, je suis enfermé dans un cycle dépressif et de crises d’angoisse», témoigne l’assistante qui l’a assigné aux prud’hommes. Durant le confinement du printemps 2020, cette dernière a dû faire installer une piscine provisoire chez les Vey au Puy-en-Velay. Bien qu’employés par le cabinet, comme le spécifient leurs contrats de travail, les salariés non avocat effectuaient continuellement des services, travaux (peinture, luminaires, électricité, logistique), déménagements aux domiciles et résidences de la famille Vey, dans le VIe arrondissement, au Puy-en-Velay ou à Megève. Méticuleux, pour ne pas dire capricieux à souhait, l’avocat réclame en permanence. Un ex employé a ainsi dû déplacer des dizaines de fois, parfois de quelques millimètres, les tableaux figurant dans le bureau d’Antoine Vey. Le tout exigé avec un ton suintant la condescendance et le mépris de classe, comme Libération a pu l’entendre sur certains enregistrements consultés. Cet usage dévoyé de personnes sous contrat du cabinet est l’une des plus grandes hypocrisies du monde des avocats. Même si la pratique est ici poussée à l’extrême, elle paraît courante, et échappe assez largement à la régulation des autorités, ordinales ou judiciaires.
EDM, «a minima passif pour ne pas dire complice»
Malgré son départ au gouvernement, l’aura d’Eric Dupond-Moretti plane toujours sur le cabinet. En interne, certains avancent encore qu’un hypothétique retour au bercail du ministre est possible. Même depuis la chancellerie, «Dupond» se tient régulièrement informé de la vie de son ancien fief, et voit toujours très souvent Antoine Vey. Ce dernier, fasciné par la carrière et le charisme de son aîné, avait interdit aux collaborateurs de s’adresser directement à lui du temps de leur fusion. Vey était le filtre, le verrou, celui qui disait ce qui était suffisamment important pour solliciter l’auguste ténor. Que savait-il, dès lors, des comportements de son dauphin désigné ? Tout, ou quasiment tout. Qu’a-t-il fait ? Rien, ou si peu.
Durant les entretiens menés par Libération, le cas d’EDM fut l’un des plus sensibles. Témoigner du comportement détestable d’Antoine Vey sans écorner l’admiration sans borne que tous éprouvent pour le brillant avocat Dupond-Moretti n’était pas chose aisée. In fine, beaucoup regrettent tout de même sa passivité vis-à-vis d’une situation qu’il connaissait. Averti dès 2017 des soucis posés par Vey en interne, EDM a même reçu individuellement plusieurs des collaborateurs concernés. Selon eux, l’effet a été désastreux, puisqu’au lieu de juguler le problème, il a permis à Vey de savoir ce que les plaignants lui reprochaient. «Dupond a toujours été très correct avec nous. Personne, je crois, n’a eu à se plaindre de lui directement. Il était en surplomb, dans son monde, déjà la tête ailleurs après une sacrée carrière. Mais il a été a minima passif, pour ne pas dire complice, déplore une des collaboratrices les plus marquées. Il savait, mais ça ne l’intéressait pas.» Dans le cadre de leur enquête, les enquêteurs déontologiques pourraient entendre prochainement le garde des Sceaux comme témoin.
Désir de développer une firme
A en croire ses proches, l’ambition ultime d’Antoine Vey serait de créer une firme, dans l’esprit du grand cabinet d’affaires Bredin Prat. Depuis le départ d’EDM, le jeune conseil n’a cessé de rêver à un développement en grand, surtout en Afrique, dépassant la structure essentiellement pénale et un tantinet passéiste d’EDM. Pour atteindre ses objectifs, Antoine Vey s’est entouré de plusieurs sociétés, mettant à profit leurs réseaux et entregent : «35° Nord», spécialisée dans les relations presse – aujourd’hui avalée par le géant Avisa Partners –, le communicant Guillaume Didier, poisson pilote historique d’EDM, ou les créateurs de l’agence Billy Bones. Certains de ces partenariats ont cessé, soit d’un commun accord, soit en raison de la propension de l’avocat à ne pas toujours honorer les factures. Il y a quelques semaines, Vey et associés a passé un contrat d’un an, à 120 000 euros, avec Image 7, spécialisée en communication de crise. Averti de l’enquête de Libération, l’avocat a mobilisé plusieurs pontes de l’agence, dont Xavier Couture, et son iconique présidente Anne Méaux, pour préparer la riposte. Un petit groupe a été constitué pour se renseigner sur les méthodes d’enquête de notre journal, et essayer d’identifier nos témoins. La consigne fut ensuite passée de ne répondre à aucune de nos questions envoyées dans le cadre du contradictoire, Image 7 se chargeant de dégoter à moyen terme des communications «positives».
L’été dernier, Antoine Vey a soumis son cabinet à un audit tumultueux. Réalisé par un prestataire extérieur, Eric Ohayon, il a été diligenté dans des conditions jugées délétères par plusieurs collaborateurs, notamment en raison d’entretiens dont la confidentialité a largement été éventée. «Je suis depuis plus de vingt-cinq ans chasseur de têtes, et j’ai, dans ce cadre, participé à la restructuration de plusieurs cabinets d’affaires de renom, conteste Eric Ohayon, contacté par Libération. Ma mission auprès d’Antoine Vey était d’identifier des profils d’excellence, et d’évaluer les collaborateurs du cabinet, dans un contexte de croissance. J’ai perçu qu’Antoine – dans le contexte de départ de son unique associé – souhaitait améliorer le niveau de ses équipes et ses modalités de travail. Je suis formel, l’audit que j’ai effectué pour Antoine, s’il a pu mettre en lumière des désaccords personnels et des zones d’amélioration, n’a rien révélé de l’ordre du harcèlement ou des discriminations.»
En interne, et comme l’attestent plusieurs enregistrements, l’atmosphère n’était pourtant pas vraiment à la concorde, et des entretiens se sont avérés tendus. La question fut même posée : l’héritage d’EDM est-il en train d’être dilapidé par son légataire officiel ? Fin septembre 2022, l’équipe a été invitée à dépasser ses différends lors d’un fastueux voyage d’intégration. Le temps d’un week-end, il fallut donc mettre de côté la tension, les rudoiements, et son amour-propre pour taper ses verres dans les pubs de la capitale anglaise, ou aller voir Star Wars au Royal Albert Hall. Un moment qualifié par un invité de «monstrueux pour ce qu’il révèle, à savoir qu’Antoine est tellement dans la toute-puissance que c’est lui qui dicte quand on souffre ou quand on rit».
(1) Le prénom a été modifié.
Source : Libération