Je travaille pour une société de production audiovisuelle spécialisée dans le tournage de films publicitaires. Je suis assistant de production. Nous fabriquons donc des films à partir d’histoires écrites par les agences de communication ; histoires vantant les mérites d’un produit en général.
Ce n’est pas très compliqué, mais il y a beaucoup de choses auxquelles il faut penser. Il faut des décors qui serviront de toile de fond ; des accessoires pour remplir le décor. Il faut des vêtements pour habiller les comédiens. Il faut des stylistes pour acheter ou fabriquer ces vêtements. Quand tout est en place, il faut du matériel : caméra, lumière, son. Et il faut du personnel compétent pour manipuler tout ce maté-riel. Et bien sûr, il faut des comédiens ou des mannequins qui joueront les rôles des différents personnages.
Dans le cas du film que j’évoque ici, il s’agit de mannequins.
La dernière publicité sur laquelle j’ai travaillé vantait les mérites d’un café. L’histoire de ce film est la suivante : Une femme et un homme sont dans un même lieu et boivent un café. Ils ne se connaissent pas mais parce qu’ils dégustent le même café, quelque chose de fort va se passer entre eux : un lien unique va se tisser pendant un instant, le temps d’une dégustation. Puis la vie reprendra son cours…
C’est drôle d’ailleurs comme histoire car il paraît que pour bien vendre (c’est-à-dire pour qu’un film soit efficace en termes de retombées), il faut permettre au spectateur de s’identifier à la marque, aux personnages et à l’histoire. Déjà, je ne sais pas bien comment on s’identifie à une boisson. Rien que l’idée… Y a-t-il vraiment des gens pour faire leur courses en se disant: « il faut absolument que j’achète ce soda sinon je ne serai pas tout à fait moi-même, quelque chose manquera à ma personnalité ». Allez savoir…
Pour l’identification aux personnages, ce n’est pas plus simple : je veux dire que ce n’est pas parce que j’achète le même café que Georges que les filles se retournent quand je marche dans la rue. Pourtant j’ai essayé de faire tout comme lui dans la pub : je suis allé dans la boutique, mais au bout d’une heure à traîner dans le magasin en souriant bêtement, c’est un monsieur de la sécurité qui est venu me demander s’il pouvait m’aider. Dans sa bouche, l’aide semblait davantage consister à m’accompagner vers la sortie que m’orienter dans mes choix d’arabicas ou de saveurs. Je n’ai pas trop fait mine d’hésiter car l’homme était physiquement intense, puissant et généreux comme son café. En tout cas, il était largement plus intense que moi et j’ai donc obtempéré.
Vous pourriez me dire que c’est à la situation qu’il faut s’identifier. Pourtant il ne s’est jamais rien passé de fort avec ma voisine de comptoir, juste parce que nous buvions le même café. Tout au plus me demanda-t-elle de lui passer le sucre ou si j’en avais fini avec Le Parisien…
Mais revenons à notre cas précis.
Ce matin, j’arrive donc au bureau où Antoine, qui est le directeur de production est déjà là. Lui, c’est mon chef. Et nous préparons le tournage d’une publicité pour une boisson. Le tournage aura lieu à Cape Town en république Sud Africaine. En effet, nous devons tourner en extérieur, dans une rue et la météo est beaucoup plus clé-mente là-bas, surtout au mois de février. Les tarifs des différents prestataires sont eux aussi beaucoup plus cléments qu’en France.
Patrice, c’est le réalisateur. C’est lui qui dirige le film. Il explique ce dont il a besoin, et nous lui procurons. C’est aussi simple que cela.
Toutefois, la plupart du temps, il ne sait pas vraiment ce qu’il veut, Patrice. Dans ce cas, il y a deux façons de faire :
– Soit il dit alors ce que le film n’est pas… oui bon… et ?
– Soit il décrit avec des mots « artistiques » ce qu’il veut. Ils sont pratiques ces mots. La force, quand on parle pour ne rien dire, c’est de faire en sorte que ceux qui vous écoutent pensent ne rien comprendre à cause de leur manque de compétences et non parce que l’on est en train de raconter quelque chose qui ne signifie rien.
Là où cela devient vraiment intéressant, c’est lorsqu’on passe d’un monologue à un dialogue entre deux personnes qui utilisent des termes artistiques. Ils font comme s’ils se comprenaient et bien que leurs mots soient français, on dirait vraiment qu’ils parlent une autre langue. C’est en tout cas l’impression que j’ai quand je les écoute.
Et donc ce matin, Patrice notre réalisateur va briefer Fred notre directeur de casting. Ce dernier est chargé de trouver des comédiens qui pourront « interpréter » les protagonistes de « l’histoire ». Il faut donc que ces deux-là se parlent et c’est à moi de m’en occuper. Antoine me donne donc les premières directives.
– Tu organises une conférence téléphonique dans cinq minutes entre Fred et Patrice. Et tu nous ajoutes à la liste des participants pour que l’on sache ce qu’ils se disent
– OK pas de problème. Patrice est au courant ?
– Oui mais appelle-le et repasse une couche pour être sûr qu’il ne nous plante pas.
Ce qui est difficile avec le réalisateur, c’est de le faire travailler. D’ailleurs, un jour je vous parlerai de la vie du réalisateur de publicité. Bref… j’appelle donc Patrice pour m’assurer de sa présence.
– Allo ?
– Bonjour Patrice c’est Romain. Est-ce que je te dérange ?
– Non mais j’ai plus de batteries alors ça risque de couper (règle de base : la batterie du portable du réalisateur est toujours en fin de vie. En effet, si vous êtes important, il doit être difficile de vous parler, y compris pour des raisons matérielles).
– Tu crois que tu en auras assez pour la conférence téléphonique dans cinq minutes ?
– La quoi ?
Autre règle de base : quand on est important, on est tout le temps débordé et donc on peut parfois oublier tout le temps des choses. Si l’on oublie des choses importantes c’est encore mieux.
Là par exemple, il fait comme s’il avait oublié le rendez-vous téléphonique que nous avions planifié et pour lequel j’avais au préalable envoyé plusieurs mails, quelques sms et laissé deux messages vocaux.
Bref, après deux heures de retard, nous sommes sur le point de commencer la réunion. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je mentionne ces « deux heures de retard » car dans la pub, que ce soient les agences ou les productions, l’heure n’est qu’indicative. À la limite, elle sert surtout à indiquer à quel moment il ne faut surtout pas être là. Si on vous donne un rendez-vous à 14h00 par exemple, comprenez : ne surtout pas être là à l’heure indiquée. Arriver à 16h00, c’est très bien. Mais le mieux, c’est de déplacer le rendez-vous, puis finalement, à 16h00, appeler pour l’annuler.
Le but de cette conférence téléphonique est de permettre au réalisateur de donner ses recommandations au directeur de casting pour que ce dernier puisse lui trouver ce qu’il veut.
Avant que la réunion ne commence, j’ai lu le brief casting de l’agence. C’est le document fourni par l’agence expliquant le profil recherché pour incarner le personnage.
STOP ! Avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous expliquer un petit détail sémantique. Dans la pub, c’est un peu comme dans certains pays : tout le monde est bilingue.
Il y a d’une part l’anglais. Mais ce n’est pas un anglais qui sert à parler avec des anglais. C’est un anglais qui sert à parler entre nous, français, pour mieux expliquer le propos parce que l’anglais c’est plus clair, plus précis. C’est pour cela que l’on a des brief au cours de conf call, pour mieux préparer les preproduction meeting ; ainsi on forward des boards qui ne sont que des first layout, mais qui permettent de faire un ballpark asap, au cours duquel on montre bien qu’on est aware des fees, mais que bon : business is business et qu’il faut donc toujours avoir un back up. J’ajoute FYI que dans la pub il vaut mieux être casual VS show off, mais again, c’est pas un mandatory.
En revanche, pour être in, il ne faut pas parler le vrai anglais avec des anglais. C’est has been. Au pire des pires, si on le parle, il ne faut surtout pas avoir l’accent, mais garder une prononciation véri frènche. ‘see what I mean ?
La deuxième langue vivante en pub n’existe qu’en pub mais est indispensable. Elle n’a pas vraiment de nom mais est facilement identifiable pour le profane : les mots semblent français, les phrases paraissent construites avec des sujets, des verbes et des compléments ; et pourtant, vous ne comprenez rien… sauf si vous le parlez. C’est davantage un patois ou une langue officieuse. Mais elle est très présente d’où la nécessité d’être fluent. Par commodité je vais lui donner un nom : le publois. Ce n’est pas très original je vous l’accorde (mais si j’avais des idées originales, je ne travaillerais pas dans le pub).
Donc bilingue publois/anglais est une compétence indispensable. Maintenant que vous savez cela, on peut passer au brief de l’agence pour le casting (attention, traduction simultanée) :
LE CASTING (publois classique)
L’incarnation accessible et idéale des protagonistes sera atteinte par la mise en va-leur de leurs aspects classiques sains, positifs et éclatants. Une authenticité magnifiée permettra la mise en valeur d’un esthétisme extrême mais crédible et la présentation d’êtres exceptionnels mais normaux.
Vous voyez ? mots français, construction des phrases obéissant aux règles de syntaxe, orthographe et grammaire correctes ; mais un sens général échappant à toute tentative de compréhension, même en relisant lentement. C’est bien du publois.
Traduction : On recherche deux mannequins super beaux, blancs et jeunes.
Et puis dans les agences, on est très prudent. Pour décrire quelque chose, il n’est pas rare de prendre deux extrêmes que l’on relie. Ainsi, on ratisse large et on est tranquille. C’est ainsi que peuvent parfois apparaître une douceur dure, une jeunesse assez mûre, une vieillesse dans la force de l’âge et même pourquoi pas la profondeur d’un regard vide, ou encore un paysage délimité sans frontières et bien sûr, sans oublier l’incarnation impalpable… Mais je reviens à notre cas particulier général.
Voici un tableau présentant le brief pour nos deux rôles : en version originale (publois) et en regard, la traduction en version française :
Curieux n’est-ce pas ? Mais après tout, ce n’est qu’une question de vocabulaire. Moi j’ai fait comme pour apprendre l’anglais : chaque jour j’apprenais dix nouveaux mots et demandais à quelqu’un de mon entourage de m’interroger.
En revanche, le directeur de casting lui, est bien évidemment bilingue et il com-prends tout de suite de quoi on parle. Et il sait très bien vulgariser. En général, il il-lustre son propos et citant des acteurs connus comme références.
De son côté, le réalisateur va, pour être plus clair, chercher des exemples tirés du cinéma. Toutefois, les références qu’il utilise épaississent le mystère. Retour sur la conférence téléphonique. Je mets donc tout le monde en ligne et m’assure que tout va bien. Extrait de la conversation :
– Allo Patrice ? Tu es avec nous ?
– Oui je suis là.
– Allo Fred ? Tu m’entends ?
– Oui je vous entends très bien.
– Parfait ! Alors messieurs nous pouvons commencer. Fred tu as lu le brief de l’agence que je t’ai envoyé avant-hier soir ?
– Oui je suis en train le relire là.
« je suis en train de le relire là » signifie qu’il est en train d’ouvrir pour la première fois le document que je lui ai envoyé il y a deux jours (demi-page).
– Patrice tu peux nous expliquer un peu ?
– Oui attends, je suis en train de me le remettre en tête (on a ici une belle variante de « relire »).
Passent donc quelques minutes où tout le monde « relit ». Puis Fred, le directeur de casting reprend :
– Ok ! Pour le mec, on est sur du Jude Law avec une pointe de d’Andrew Garfiel; et pour la fille, à cheval entre Sophie Marceau et Denise Richard. On est dans le vrai avec ça Patrice ?
– On pourrait, ce s’rait pas inintéressant (= non)! Mais je veux quelque chose de vraiment très esthétique et très vrai. Essaie de les faire jouer de façon naturelle, artistique et légèrement puissante, un peu comme dans Katzelmacher de Fassbinder ou Die Sehnsucht der Veronika Voss. Ce à quoi il ajoute pour m’achever : encore que ce dernier soit beaucoup trop commercial. Mais bon tu as compris, on doit vrai-ment sentir de la puissance.
Il est très important de pouvoir donner des références pointues. Et moins c’est con-nu, plus c’est pointu. Là par exemple, c’est bien pointu.
À présent que le directeur de casting a toutes les informations, il peut commencer son travail. Il va donc recevoir de très belles filles et de très beaux garçons, les filmer en train de mimer l’appétence (en publois cela signifie avoir envie du produit concerné, ou avoir soif ou faim, mais l’on emploie jamais ces gros mots en pub).
Une fois que cela est fait, les essais sont mis en lignes et le réalisateur va choisir une ou deux personnes qui seront présentées à l’agence et au client qui valideront (ou pas mais rarement) les profils proposés.
À propos du casting, il y a certaines règles qu’il faut absolument respecter. Je reprends ma présentation en tableau pour que ce soit plus clair :
Vous comprenez donc à présent les finesses artistiques qu’il faut garder à l’esprit lorsque vous êtes réalisateur ou directeur de casting.
Tout cela est finalement assez peu compliqué, si ce n’est la sémantique générale un peu particulière. Mais l’on s’y fait. En revanche, les choses deviennent un peu plus compliquées lorsque l’aspect financier entre en jeu. En général, le client voudrait la qualité d’une Aston Martin au prix d’un véhicule bon pour la destruction, ou plus simplement dit, une épave. Bien sûr, il ne le dira jamais.
Lorsque vous voulez vous payer les services d’une mannequin, les choses sont assez semblables. Il y a des barèmes très précis pour établir les rémunérations. Cela est finalement assez logique et répond à des règles économiques de base. Pour rester sur l’image prise un peu plus tôt, toutes les voitures ne coûtent pas le même prix et ce dernier dépend de la marque, du design, des options, de la taille, etc. Pour les mannequins, c’est la même chose. Leurs tarifs dépendent de leur design. Plus ce dernier est travaillé, plus le tarif est élevé.
Lorsque vous achetez une voiture, ce sont vos moyens qui déterminent votre choix. Mieux vaut savoir de combien on dispose pour délimiter un champ d’investigation. D’ailleurs, c’est un peu pareil pour tout. Sauf en pub où l’argent n’est pas un problème. Enfin si mais il ne faut pas que cela en ait l’air. Donc c’est avant tout une perspective artistique qui doit guider les choix. Mais la perspective artistique ne doit tout de même pas avoir un prix trop élevé.
Après, on peut toujours essayer de faire dépenser un peu plus au client en expliquant l’insignifiance de la différence de prix par rapport à l’avantage retiré. C’est ce que font les vendeurs de voiture au moment de vous proposer des options.
À suivre…