Publicité - Pour consulter le média sans publicité, inscrivez-vous



Publicité - Pour consulter le média sans publicité, inscrivez-vous


Les dessous des « Rois de l’arnaque » fait d’argent et de sang

Les dessous des « Rois de l’arnaque » fait d’argent et de sang

« J’ai le souvenir d’une journée particulièrement chaude pour un 2 mai, une sorte d’acompte sur l’été. Sachant qu’une opération chirurgicale, bénigne mais urgente, programmée le lendemain va m’empêcher en ce printemps 2016 de couvrir les trois semaines du procès d’Arnaud Mimran, de Marco Mouly et de dix autres prévenus pour l’arnaque au CO2 sur laquelle je travaille depuis neuf mois, je tiens tout particulièrement à suivre la première journée d’audience. Leur filière est accusée d’avoir dérobé à elle seule 285 millions d’euros. Dans un procès, la première journée d’audience ressemble généralement au round no 1 d’un match de boxe. C’est une fenêtre sur l’après. Tout le monde se renifle. Chacun prend ses marques, prévenus, avocats, magistrats, journalistes et même le public quand il y en a ; les procès médiatiques drainent inévitablement leur lot de curieux. Je suis arrivé suffisamment en avance – il est midi et demi et le procès ne commence que dans une heure – pour aller manger un bout aux Deux Palais, la brasserie qui fait face à l’ancien palais de justice de Paris, sur l’île de la Cité. Je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée. À peine arrivé devant la brasserie, j’aperçois au loin Cyril Astruc, l’un des escrocs présumés du carbone, mais lui est là pour le procès du commissaire Michel Neyret qui se tient en même temps et dont il est l’un des prévenus – il sera finalement relaxé. Astruc se lève de sa chaise et se dirige vers moi. Jean, chemise blanche, lunettes de soleil fumées bleues… D’un pas enthousiaste, bras ouverts, il vient m’embrasser comme du bon pain devant tout le monde. Je l’avais vu quelques fois auparavant, deux ou trois au maximum. Jamais il ne m’avait témoigné une telle affection. Je ne l’avais pas immédiatement remarqué mais Arnaud Mimran, avec lequel Astruc entretient désormais les pires relations, est assis à quelques mètres de là, à la terrasse de la même brasserie. Je ne sais pas s’il a assisté à l’embrassade, qui me plonge dans un profond embarras. Cyril Astruc me propose de venir boire un café à sa table, à laquelle est déjà assis Marco Mouly. Ce dernier me demande comment ça va et où en sont mes différends avec Arnaud ; il a appris qu’il me poursuivait devant la justice pour plusieurs articles que j’avais écrits dans Mediapart1. « Tu veux que je lui demande de retirer sa plainte ? Pas de souci, j’lui demande, hein. Tout de suite même, si tu veux… », me dit Marco. Non merci, vraiment, ça va aller. On a des avocats, tout ça. Cette première journée d’audience fut, comme c’est souvent le cas, sans intérêt sur le fond, mais elle en a eu suffisamment sur la forme pour comprendre quels rôles respectifs s’étaient assignés les deux principaux prévenus qui comparaissent libres. À Marco l’exubérance et les bouffonneries d’Arlequin pour faire croire qu’on l’accuse à tort d’un délit qu’il aurait, certes, bien aimé commettre mais qu’il n’a pas commis ; à Arnaud la discrétion et la politesse du premier de la classe qui fait mine de ne pas comprendre ce qu’il fait là. Belleville contre le XVIe. Les articles de presse2 qui font de semaine en semaine la chronique du procès confirmeront la scénographie du premier jour. Marco assure le show quotidiennement, fait rire parfois l’auditoire. Quand il est interrogé à la barre sur l’attrait de l’arnaque au carbone, il approuve et, bravache, ajoute : « Même l’État et la Caisse des dépôts et consignations se sont régalés. Tout le monde s’est régalé ! » Puis, plus tard : « Aller voler des pommes, c’était plus difficile que d’ouvrir des comptes pour la taxe carbone. » Quand vient le tour d’Arnaud, ce dernier maintient posément, c’est-à-dire sans grands gestes ni éclats de voix, contrairement à Marco, sa version des faits. Oui, il a investi de l’argent auprès de Samy Souied mais il a appris, jure-t-il, l’escroquerie de « manière fortuite ». Arnaud et Marco ont en face d’eux un président de tribunal, Peimane Ghaleh-Marzban, toujours rond dans les débats, attentif aux états d’âme des uns et des autres, mais redoutablement acéré sur les faits. Il est connu pour ne pas être rétif à coller des cols blancs en prison. Six mois après le procès du carbone, il fera condamner à trois ans de prison ferme en première instance l’ancien ministre du Budget Jérôme Cahuzac, reconnu coupable de fraude fiscale et de blanchiment pour ses comptes cachés en Suisse et à Singapour. L’issue de ma convalescence me permet d’assister, en toute fin de procès, aux réquisitoires de deux procureurs du Parquet national financier, Patrice Amar et Bruno Nataf. Cela faisait des années que le premier, Amar, croisait épisodiquement dans les prétoires le chemin des futurs escrocs du carbone. Il les connaît par cœur et n’ignore pas que la faconde exubérante de certains d’entre eux vise surtout à masquer la complexité de leurs arnaques et la noirceur de leur business. « Ces types sont vraiment dangereux », m’expliquera bien plus tard le procureur Amar autour d’un café. Patrice Amar a grandi à Bagneux, en banlieue parisienne, dans une famille modeste – son père était cordonnier – et rien ne l’agace plus que le terme de « méritocratie » pour décrire son ascension sociale. « Je déteste ce mot. C’est un excellent moyen de maintenir la tête sous l’eau de ceux qui ne s’en sortent pas », dit-il. D’autant que son parcours a connu quelques callosités. Après un passage (raté) en fac d’histoire, il s’inscrit en droit, pénal et public, et obtient deux maîtrises sans mention. S’ensuit une première expérience professionnelle comme juriste, qui ne l’enthousiasme guère. Il se retrouve au début des années 1990 au chômage et se réinscrit à l’université, à Sceaux, où il intègre l’Institut d’études judiciaires, l’IEJ. Il est le seul garçon de sa promotion. La plupart de ses camarades veulent faire l’École nationale de la magistrature, l’ENM, à laquelle il s’inscrit au concours quinze jours avant la clôture des dossiers. Il est reçu. À la Commission des opérations boursières, la COB – devenue Autorité des marchés financiers, l’AMF –, où il est magistrat détaché, Patrice Amar s’acclimate avec la délinquance en col blanc. C’est là qu’il voit par exemple défiler à de nombreuses reprises sur les radars de la COB le nom d’Arnaud Mimran, lequel parvient à échapper, grâce au doigté de son avocat, Me Olivier Schnerb, à la moindre condamnation pour délit d’initié. « Je comprends qu’il y a dans la finance des usual suspects comme il peut y en avoir au commissariat de Montreuil », me raconte-t-il. Arrivé à Paris en 2008 après un poste aux Antilles, il hérite de dossiers d’escroqueries dans la téléphonie et se coltine des carrousels de TVA de plus en plus sophistiqués. Il fait des corrélations avec d’autres noms qui tiltent un peu partout, les Mouly ou les Souied, par exemple. Dans l’une de ces affaires, le dossier « MAM », le procureur se dit qu’il faut les « stopper ». Il se souvient : « J’ai requis comme une brute. J’avais traité Marco Mouly de parasite social – il avait détesté. Mais c’est vrai. Ces gars, aussi hauts en couleur et parfois inventifs qu’ils puissent être, ne font jamais rien pour le collectif. Ils adorent l’hôpital public quand ils se pètent un bras en scooter, mais il n’y a plus personne pour payer des impôts. Ils vivent en permanence avec la police et le fisc aux fesses, ça ne suffit pas. Tant qu’ils ne vont pas au trou ou qu’on leur prend pas leur fric, ils continuent. » C’est dans cet état esprit que le procureur aborde le procès de mai 2016 de la filière Souied-Mimran-Mouly. Mais pour Patrice Amar, ce procès représente plus que le jugement d’une énième récidive. Cela va bien au-delà. C’est un fait d’époque. Une leçon de choses. Il s’en explique dès les premières phrases de son réquisitoire, où l’on sent poindre l’influence de l’une de ses lectures favorites, les cours de Michel Foucault au Collège de France. Dans la salle du tribunal, toutes les têtes sont tournées vers lui, prêtes à écouter sa démonstration. Il amorce : L’assortiment d’un trader en Bourse, d’escrocs à la TVA et aux encarts publicitaires, du marché des droits à polluer, des marchés financiers, d’un courtier et des tables de poker n’est en rien dû au hasard. Aussi baroque que paraisse l’ensemble, il est le produit pourtant cohérent du même principe : celui par lequel la marchandise, voire simplement l’image de la marchandise, est devenue le dernier et le seul vrai lien social. La raison pour laquelle cela survient à l’occasion des fraudes ayant sévi sur le marché des droits à polluer est peut-être que les droits à polluer sont une expression presque parfaite de la marchandise comme abstraction. Le prétexte est la défense de l’environnement, c’est probablement un faux prétexte. Il s’agit plutôt d’une étape supplémentaire de la grande transformation : nous payons déjà l’eau que nous buvons et pourtant elle tombe du ciel et il n’y a probablement aucune raison pour que, dans un avenir proche, nous ne soyons pas amenés à payer l’air que nous respirons. La réalité, c’est que le quota est la quintessence de la marchandise. Ce n’est d’ailleurs même plus la marchandise : c’est l’idée de la marchandise […]. Le quota carbone produit dans l’ordre de la division du travail une prouesse mathématique : la division par zéro. Si la vérité de l’homme est son action, alors il n’a jamais été aussi loin du vrai […]. N’importe qui doit avoir son quota. Fourni à volonté, au-delà des besoins et de la demande, le système des quotas réalise la marchandise surnuméraire dans sa forme la plus radicale par l’abolition pure et simple de la valeur d’usage. Pour reprendre l’expression, simple et directe, de Mardochée Mouly : « Ça brillait. » La nécessité se fait désir et le désir se fait convoitise. Le marché des droits à polluer est donc un lieu : celui par excellence où l’être dégénère en avoir et où l’avoir dégénère en paraître. Ce lieu est celui dans lequel la marchandise se contemple elle-même dans l’ordre social qu’elle a créé. Le marché des droits à polluer est un moment : celui où l’économie politique ne produit rien d’autre que l’argent et le besoin de l’argent. Le marché des droits à polluer est une psychologie. C’est la psychologie de la frustration, de l’horizon fuyant de la satisfaction ajournée, de l’avidité chaque jour renouvelée. C’est la même psychologie qui a produit les effondrements boursiers […]. Voilà pourquoi l’affaire de la fraude au CO2 nous offre le spectacle affligeant de la vie falsifiée, de ses addictions, de ses tables de jeu, de ses débauches étalées sur papier glacé. Au fond, la fraude aux droits à polluer n’est que le drame de la modernité. Aussi fallait-il nécessairement que le spectacle se prolonge au prétoire. Quand j’ai sollicité un entretien avec le procureur un an plus tard, je voulais qu’il développe son analyse du spectacle de la société aliénée par la marchandise. Je pressentais qu’il avait visé juste : juger des pions ne vaut que si l’on a compris la nature de l’échiquier sur lequel ils avancent. Il s’est prêté de bonne grâce à l’exercice : Le CO2, pour l’État, il fallait que cela marche. Absolument. Parce que cela devait amener plus de ressources fiscales. Mais cela s’est fait avec un paradigme qui baigne dans l’ordo-libéralisme3. Mais attention, l’ordo-libéralisme, ce n’est pas l’économie libertaire. C’est plutôt l’idée selon laquelle il y a beaucoup de réglementations, sauf pour la libre concurrence… D’ailleurs, c’est marrant de voir que le seul domaine où nos sociétés ont organisé un espace de non-droit, c’est la haute mer. La haute mer, dans cette économie, c’est le marché. C’est pourquoi, pour moi, les Mouly, les Mimran, les Souied et tous les autres, ce sont des pirates. C’est une pensée à la Jean-Baptiste Say pour qui la malhonnêteté n’est qu’une variable économique. Ainsi, un vol de portefeuille ce n’est jamais qu’un déplacement de patrimoine. Il n’y a pas de régulateur et la fonction régalienne a été déléguée à la Caisse des dépôts et consignations… Pour autant, le procureur bat en brèche la thèse d’une complicité de la Caisse des dépôts dans la fraude. « Certes, le tiroir était grand ouvert et les gars se sont servis dedans, mais ce n’est pas la faute du tiroir. Ou alors on entérine l’idée que la fille violée était trop aguicheuse », m’explique-t-il. Patrice Amar a requis le maximum légal contre Arnaud et Marco, soit une peine de dix ans de prison ferme. Il y eut moins de deux mois entre la fin du procès et le prononcé du jugement. Au jour J, le 7 juillet 2016, les deux hommes écopent finalement de huit ans de prison. Des deux, seul Arnaud s’est présenté au tribunal pour le jugement. Il a quitté l’audience encadré de gendarmes chargés de l’escorter jusqu’à sa cellule. Quelques heures après l’énoncé de la sentence, l’avocat d’Arnaud, Me Schnerb4, qui ne manque jamais une occasion d’honorer sa réputation d’homme à l’esprit rieur, m’a envoyé par mail des vers anonymes du XIXe siècle : Nul n’a jamais su Où siégeait la conscience Mais, de toute évidence, On peut s’asseoir dessus Je m’étais permis de lui envoyer en réponse ces vers de Paul Éluard : Quelques rêveurs attendent à la porte la bouche ouverte Ils n’obtiendront jamais la vérité La vérité une caresse par-ci par-là et l’amertume Ils n’auront que des mots que des miroirs déformants Dont ils ne sortiront jamais Quant à Marco, il n’est pas venu au tribunal. Il fut déclaré en fuite sitôt la sentence judiciaire rendue publique. Visé par un mandat d’arrêt, il a finalement été arrêté quatre mois plus tard à Genève, alors qu’il s’apprêtait à monter dans une grosse BMW, et extradé en France pour y être mis derrière les barreaux. Il m’arrive de recevoir des vidéos tournées sur leur téléphone portable depuis leur cellule. Elles circulent un peu partout dans leurs entourages respectifs et même au-delà ; c’est comme cela que j’en suis devenu, comme d’autres journalistes, le destinataire involontaire. Dans l’une de ces vidéos, on voit Arnaud perdre un pari aux cartes qui le condamne à se pulvériser dans la bouche du spray anti-insectes – ce qu’il fait. La scène a lieu au centre pénitentiaire de Fresnes, dont un sous-directeur a été mis en examen pour corruption en mars 2018 pour avoir offert toutes sortes de libéralités à des détenus (portables en cellule, douches régulières, appui pour des parloirs ou des aménagements de peine…). Arnaud Mimran, qui a été cité par plusieurs articles de presse5 pour avoir profité de privilèges indus, a depuis été transféré à la prison du Havre, en Normandie. Marco aussi se filme. Dans une des bandes, on le voit se trémousser lascivement sur Wild Thoughts de Dj Khaled & Rihanna & Byson. « Je trouve qu’il y a quelque chose d’infiniment triste et touchant dans ce personnage », a immédiatement réagi Alice, ma femme, en découvrant la vidéo. Elle a raison. Je me suis longtemps demandé pourquoi l’histoire de Samy, de Marco ou d’Arnaud, comme celle du trio envoûté par lui-même qu’ils ont formé il y a dix ans, m’obsède à ce point. J’ai cru que la réponse se trouvait dans le journal de John Boorman6, le réalisateur de Délivrance, quand il y évoquait son rapport aux films de Martin Scorsese et plus particulièrement à Goodfellas, Les Affranchis en français. « Le scénario, écrit-il, s’acharne à démontrer que les personnages sont dépourvus de vertus rédemptrices, qu’ils sont cruels, implacables, impitoyables, brutaux […]. Pour le public, il en résulte un certain malaise. Devant une telle réussite, on ne peut être que séduit. Nos jugements moraux s’effondrent. On s’identifie. Mais Goodfellas va plus loin encore : on devient ces personnages et on commet leurs crimes […]. Le malaise profond que l’on éprouve lorsque l’on s’identifie à un scélérat vient de ce que l’on se rend compte qu’on n’est pas l’abri de semblables scélératesses. » À la réflexion, je crois que cette hypothèse, aussi séduisante soit-elle, n’est pas la bonne. La réponse est plus simple. Mon obsession trouve sa source dans un fait brut : Samy, Marco, Arnaud et tous les autres sont vrais, quand bien même certains d’entre eux essaient de calquer leur légende sur les films qu’ils aiment (Les Affranchis justement, Heat, Scarface…), comme un bovarysme de gangsters. Ils sont simplement vrais, je veux dire réels. Ils veulent être les premiers rôles de leur monde, ils se croient les maîtres du scénario et pensent pouvoir faire de leur réalité la trame de la fiction qu’ils s’inventent. Mais même morts ou en prison, ils demeurent insaisissables. »


Publicité - Pour consulter le média sans publicité, inscrivez-vous



Publicité - Pour consulter le média sans publicité, inscrivez-vous


Génial ! Vous vous êtes inscrit avec succès.

Bienvenue de retour ! Vous vous êtes connecté avec succès.

Vous êtes abonné avec succès à APAR.TV.

Succès ! Vérifiez votre e-mail pour obtenir le lien magique de connexion.

Succès ! Vos informations de facturation ont été mises à jour.

Votre facturation n'a pas été mise à jour.