Inès a choisi de parler, sous son nom propre, abandonnant l’anonymat. Après les mois de silence qui ont suivi son dépôt de plainte, en octobre 2023, contre le sulfureux écrivain octogénaire Gabriel Matzneff, cette femme désormais quinquagénaire, qui se retranchait sous le pseudonyme de « Bérénice », a dévoilé les abus dont elle affirme avoir été l’objet dans son enfance dans le journal « Libération », qui révèle l’existence de tout un « réseau pédophile » qui aurait commis ses crimes rue du bac, dans une longue enquête dont le premier des six volets vient d’être publié jeudi 13 juin. Son avocat, Me Rodolphe Costantino, contacté à plusieurs reprises par le « Nouvel Obs », n’a pas donné suite.
Fille adoptive de Jean-François Lemaire, un médecin renommé de la bourgeoisie parisienne, passionné d’histoire napoléonienne, décédé en septembre 2021, Inès avait affirmé, selon une première information de RTL, avoir été victime d’inceste de la part de son père, qu’elle préfère surnommer « Gaston ». Mais pas seulement. Dès octobre, elle disait avoir également été victime de l’écrivain Matzneff, un ami de son père, entre ses 4 et ses 13 ans. Dans son cas, ces crimes présumés étaient prescrits.
La femme avait par ailleurs affirmé avoir été témoin d’abus de l’auteur sur trois autres enfants, des faits qui, eux, ne seraient pas prescrits. Dès la mi-octobre, une nouvelle enquête pour « viols sur mineur de moins de 15 ans » était donc confiée à l’Office des Mineurs (Ofmin), visant Gabriel Matzneff. Inès Chatin a été entendue par les enquêteurs. Elle est en possession de documents de son père qui devaient leur être remis.
Le frère d’Inès, également adopté, confirme les propos de sa sœur, mais ne participe pas à sa démarche judiciaire. L’identité des deux autres enfants n’est pas révélée dans « Libération », tout au plus est-il indiqué que les enquêteurs de l’Ofmin disposent de leur nom. Les accusations reposent donc pour le moment sur le récit d’Inès Chatin et ses documents, fournis aux policiers.
Un réseau pédocriminel ?
Mais l’affaire révélée par « Libération » va désormais plus loin, éclaboussant d’autres personnalités. Inès dénonce au premier chef son père et l’écrivain, mais aussi le célèbre fondateur et ancien directeur du « Point » Claude Imbert, ainsi que le philosophe Jean-François Revel, père du bouddhiste Matthieu Ricard. Deux hommes décédés il y a plusieurs années. Les familles des deux mis en cause, contactées par « Libération », confient leur sidération, leur incrédulité et leur souhait que la justice fasse la lumière sur cette affaire. Inès Chatin accuse également l’avocat François Gibault, 92 ans, également écrivain et exécuteur testamentaire de Céline. Via son avocat Jérémie Assous, il conteste avec vigueur ces allégations dans le quotidien. Contacté par « le Nouvel Obs », ce dernier n’a pas répondu.
L’écrivain Gabriel Matzneff a bâti son œuvre sur ses récits de conquête d’adolescentes en France, clamés haut et fort notamment dans son livre « les Moins de seize ans », ce qui lui valait des invitations complaisantes dans des émissions littéraires. Mais l’homme y revendiquait aussi sans détour son goût pour le tourisme dit sexuel sur des enfants prostitués en Asie, sans que l’on ne trouve trace, dans ses ouvrages, de revendication de crimes sexuels sur des enfants commis en France. Ces crimes commis à l’étranger n’étaient pas encore susceptibles de faire l’objet de poursuites sur notre sol, ce qui est désormais le cas. Tout au plus l’auteur mentionne-t-il dans son ouvrage des dîners mondains chez « les Jean-François Lemaire », rue du Bac à Paris, du nom des parents d’Inès, sans mentionner la présence d’autres convives, ni d’enfants.
Répondant au « Nouvel Obs » suite à cette plainte, en décembre 2023, son avocate d’alors, Me Isabelle Coutant-Peyre (aujourd’hui décédée), nous avait répondu que son client, revenu d’un séjour en Italie, avait appris « avec un profond écœurement cette nouvelle chasse médiatique ». L’homme avait ajouté « n’avoir jamais eu l’occasion de croiser les enfants de J.-F. L. », affirmant cette mise en cause « totalement mensongère », « sordidement absurde sur le fond et sur la forme », la comparant à des « fausses rumeurs ».
Gabriel Matzneff expliquait, dans un mail en date du 30 novembre que le « Nouvel Obs » s’est procuré : « Que cette femme à qui je n’ai jamais adressé la parole, que je n’ai jamais approchée, jamais touchée, fût-ce du bout du doigt, ose me mêler à son drame familial par la voix de ses avocats, est extravagant […] Cette histoire est inventée de toutes pièces. » Ajoutant : « Il me semble que logiquement les pères incestueux se cachent de l’être […] Toutes celles et ceux qui connurent le docteur Lemaire, ce grand bourgeois de droite, très soucieux de sa respectabilité, plein d’ambitions mondaines, apprendront, comme moi, avec surprise que sa fille l’accuse d’actes incestueux. »
Depuis la publication du livre de l’éditrice Vanessa Springora, « le Consentement » (Grasset), en janvier 2020, la réputation de « libertin tombeur de jeunes filles » de Matzneff a volé en éclats, sa jeune victime, âgée de 14 ans à leur rencontre, expliquant l’emprise que l’auteur avait exercée sur elle et le mal-être qui s’était ensuivi.
Une autre ancienne jeune maîtresse de l’auteur, la journaliste Francesca Gee, a, elle aussi, relaté son combat pour se faire éditer afin de dénoncer Gabriel Matzneff, ce qu’elle fera à compte d’auteur dans « l’Arme la plus meurtrière », en septembre 2021. La sexagénaire ne dénonce pas que l’homme, mais aussi tout un système, notamment dans le milieu de l’édition (Gallimard a publié son « œuvre »), coupable d’avoir couvert les agissements de l’auteur, qui n’aura subi l’opprobre qu’au soir de sa vie.
Source : L’Obs