Deux cents pages qui s’avalent sans pouvoir refermer le livre et un penseur qui approche le beau, le To Kalon voltairien, qui lui tourne autour sans jamais chercher à l’enfermer, à le définir. Parce que, justement, le beau ne se dit pas, il se vit. Charles Pépin, dans Quand la beauté nous sauve, aborde les conséquences, les effets, les rêves même, du beau. Mais le dogme ne peut rien face à cette forme de foi, de certitude sans argument, qu’est le beau.
Beaucoup de penseurs s’étaient essayé au beau avant Charles Pépin, mais aucun que nous n’ayons jamais aussi bien compris. Une vulgate du beau que valait bien quelques questions.
Le beau n’est pas rationnel. Est-ce que du coup, la philosophie est légitime pour l’étudier ?
Oui mais au sens où la grandeur de la philosophie est selon moi de se confronter à ce qui la menace : la folie, la bêtise, le mystère, Dieu, la beauté… Et puis il y a aussi une philosophie qui se réclame d’autre chose que de la raison, celle de Nietzsche est une critique de la philosophie rationaliste, celle de Kierkegaard aussi, celle de Bergson se veut plus intuitive que rationnelle.. Enfin je ne suis pas sûr que la philosophie ait à être légitime… Il y a une tension intéressante à se sentir un peu illégitime…
Pourriez-vous approfondir cette phrase de votre livre : « le beau est menacé par le relativisme » ?
Oui, avec plaisir ! Notre époque est tentée, hantée même, par la perspective relativiste : à chacun sa vérité, chacun son chemin, chacun ses valeurs, chacun ses goûts etc… Mais devant la beauté, lorsque la beauté nous touche, nous sentons bien que l’absolu existe. Quel absolu ? Je n’en sais rien. Je dis simplement que lorsque la beauté nous coupe le souffle c’est le « chacun ses goûts » qui en prend un coup. A l’inverse, cette manière de répéter « chacun ses goûts », sous couvert de respect de la différence, peut cacher une indifférence à l’autre, et en effet menacer la qualité de nos émotions esthétiques. Mais ce n’est qu’une menace : le beau est plus fort, ou plutôt : l’émotion esthétique est plus forte. Il suffit de la laisser être pour fourmiller d’arguments à opposer aux relativistes.
L’objectif de l’art est-il le beau ?
Il vaudrait mieux dire que l’objectif de l’art est de donner naissance à des expériences esthétiques, intensifications de notre présence au monde induites par la présence de l’œuvre. On peut avoir une émotion esthétique, vivre une expérience esthétique devant le laid, ou même devant ce qui n’est ni beau ni laid, mais intéressant, troublant.
Il y a un passage dans le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde où il est expliqué que le beau est le seul vrai génie parce que c’est la seule qualité qui n’a pas besoin de se justifier ou de d’argumenter. C’est un peu votre propos tenu avec toute la nuance et la subtilité de Wilde. Vous adhérez ?
Parfaitement. Ce n’est pas beau parce que. C’est beau parce qu’il n’y a pas de parce que.
Selon vous, que dit-on vraiment à une femme quand on lui dit qu’elle est belle ? Et à un homme ?
Qu’on a envie de coucher avec elle. Ou avec lui. Ou alors qu’on n’ose même pas avoir envie, ce qui est pareil. La véritable expérience esthétique n’est pas de l’ordre du déclaratif. Dire « c’est beau », c’est déjà se couper de la beauté. L’expérience esthétique totale est silencieuse.
On trouve souvent de drôles de coïncidences entre la vie privée des philosophes et leurs sujets d’étude. Voyez-vous un événement de votre vie qui vous ait amené à étudier le beau ?
Oui, mais je ne peux en parler ici.
On fustige souvent les gens qui pensent trop à leur apparence. Mais ce n’est pas si idiot après tout, selon votre livre ?
Exactement ! Pour peu que le souci de son apparence réussisse à échapper à la tyrannie de la norme, il me semble digne d’intérêt. A Cette réserve près, il n’y a aucune raison de ne voir l’apparence que comme superficielle. Elle suggère du sens, elle symbolise des valeurs, elle témoigne d’une quête, d’un souci de l’autre. Elle est pour Freud chargée de libido, et même d’une libido éventuellement sublimée. Elle est pour Sartre, pas freudien du tout, une manière de s’inventer dans le regard des autres… Hegel est même allé jusqu’à dire que Dieu lui-même avait besoin d’apparaître pour prendre conscience de son essence..
Est-ce que le beauté est le meilleur accès à la tolérance ?
Non, je ne crois pas. Le beau peut se présenter comme une norme tyrannique. Et l’émotion esthétique peut être si forte que nous présupposons de la beauté qui nous touche qu’elle devrait aussi toucher les autres. Il y a là plutôt un mélange de générosité et d’autoritarisme que l’expression d’une tolérance. Lorsque la femme que vous aimez reste insensible à une chanson qui vous bouleverse, vous avez envie de la quitter, non ? Vous n’êtes alors pas très tolérant… La tolérance est plutôt une valeur triomphante dans les époques relativistes. Or, la force de l’émotion esthétique nous dit que le relativiste a tord : nous disons « c’est beau » et n’ajoutons rien d’autre. Nous disons pas « moi qui suis parisien quarantenaire je trouve ça beau ». Nous disons « c’est beau » et quand nous ne le disons pas nous le pensons très fort.
Platon a dévalorisé la forme. Descartes a dévalorisé la vérité par les sens. On a l’impression que la sensualité fait son retour après une période de forme sans sens.
Oui, c’est un peu vrai, même s’il faudrait nuancer. Il était temps en tout cas ! Le grand tournant, c’est Hegel. Il est le premier penseur majeur à revaloriser vraiment l’apparence, Hegel qui fut l’ami de Goethe : « l’être ne serait s’il n’apparaissait »..
Vous expliquez, si on ne se méprend pas, que la beauté est d’abord un mouvement personnel, introspectif, puis un mouvement vers l’autre. C’est en fait, le principe même de la méditation. Est-ce qu’expérimenter le beau est une forme d’épiphanie, de révélation ?
Oui, la présence du beau a le pouvoir de nous rendre plus présents au monde. La révélation du beau nous révèle à nous-mêmes notre propre capacité de présence. Nous partons loin au fond de nous mêmes pour revenir davantage capables de sortir de soi, de rencontrer l’autre, le monde, le mystère même des choses.
La beauté a-t-elle besoin d’un auteur ?
Non, la beauté sans auteur est encore plus folle. Celle de la nature, par exemple, si on ne croit pas en Dieu.
Y a-t-il un lien entre vérité et beauté ?
Oui, mais mystérieux. Pour Platon ou pour Hegel, le beau est l’éclat du vrai. Magnifique idée, mais que nous pouvons ne garder qu’à moitié. L’excès pourrait être de croire que le beau est l’éclat clair, indiscutable du vrai. Disons plutôt que lorsque nous contemplons la beauté, nous sentons qu’il y a quelque chose de vrai, mais sans trop savoir ce que c’est. Le beau est l’éclat mystérieux du vrai.
Il y a une strophe d’Aragon. « C’est quelque chose au fond que je ne puis comprendre, cette peur de mourir que les gens ont chez eux, comme si ce n’était pas assez merveilleux, que le ciel nous est paru un instant si tendre ». Est-ce que l’objectif du beau, c’est de mourir sans regret ?
Je ne sais pas, ça me semble trop ambitieux quand même. Ce qui est sûr, c’est que le temps de l’expérience esthétique ressemble à l’éternité, même s’il ne dure pas. Quand c’est beau, il y a quelque chose de sauvé. La beauté nous dit que ce qui est vécu l’est pour toujours, rien ne pourra jamais effacer que cela a été. Je crois que c’est ce que veut dire Aragon. Que le ciel paraisse un instant si tendre, c’est déjà merveilleux, que cela ait été merveilleux un instant durera pour toujours… Que demander de plus ? Le beau induit une sorte d’intensification de l’être : quand le monde est beau c’est comme s’il était davantage, comme s’il était de toute éternité alors même que justement la lumière est changeante… C’est aussi une manière d’apprendre à aimer l’éphémère, et donc à mieux le supporter. La beauté n’est pas éternelle, elle dépend d’une lumière ou d’un angle… Aimer la beauté, c’est aussi apprendre à aimer son existence en tant qu’elle n’est pas éternelle
Dans Critique de la faculté de juger, Kant dit que le beau fait le lien entre la part animale et la part humaine de l’individu. Est-ce que le beau est la clé du surhomme nietzschéen ?
Pas vraiment, le surhomme nietzschéen réussit à affirmer le monde comme il est, à lui dire « oui », avec ce qui est bon et ce qui est mauvais, avec ce qui est beau et ce qui est laid. Il dit oui au monde par delà le Bien et le Mal, par delà le beau et le laid. Au début de son œuvre, dans « Naissance de la tragédie », Nietzsche s’intéresse beaucoup à l’esthétique, qu’il voit comme manifestation apollinienne de la force dionysiaque, comme réconciliation de la forme et de l’ivresse informe. Plus tard, lorsque se développe notamment la figure du surhomme, il y a un dépassement de cette question esthétique dans une affirmation plus globale, plus massive : il s’agira alors de dire oui au monde. Mais là où votre question a du sens, c’est que dans les moments d’expérience esthétique il nous semble souvent que nous disons oui au monde…
Quelles sont vos références en terme de beau ? (livre, citation, personne, peinture, lieu…)
Il y en a tellement… J’aime beaucoup « la beauté est la promesse d’un bonheur partagé », je songe à la prose de Rousseau parfois, aux chansons de Bowie ou de Lou Reed, au requiem de Mozart, aux autoportraits de Rembrandt, à Gainsbourg et à sa beauté des laids, qui se voit sans délai, à « dis quand reviendras tu » de Barbara, à la version sublime et tremblante de Jean Louis Aubert, à Arno et à Arthur H, à tous ces paysages de France, aux vallons de Bourgogne et à la lumière folle du Var, à deux ou trois femmes plus particulièrement, à Rothko, à Chen Zhen, à la prose de Clément Rosset parfois, à l’Inde du Sud…
Y a-t-il une beauté dont vous avez honte ?
Non, mais j’ai honte (un peu) quand je me sens gagné par le snobisme : quand mon plaisir esthétique est davantage une manière de me distinguer socialement qu’une intensification de mon être au monde…