Dans son existence monocorde, complètement aigri, Bernard Schoulberg s’ennuie ferme. Il a pratiquement tout raté, ses rêves bradés sur l’autel du consumérisme. La fin est proche et il n’en a
plus rien à foutre. Mais les évènements vont lui faire traverser l’Atlantique et atterrir à Los Angeles, la ville de tous les possibles. Son oncle en fin de vie, d’abord, puis le hasard des rencontres le révèleront à lui-même et trouver sa propre fonction.
De producteur minable totalement raté, inutile dans l’Histoire de la musique, Schoulberg deviendra de fil en aiguille, balloté par ce que l’on pourrait appeler le destin, le psychopompe de l’un des cadors du rock.
Ce roman recense tout un catalogue de frappadingues, d’excentriques en tous genres, du plus
sordide au plus illuminé, comme seule l’Amérique a su en fabriquer. Des gens qui vivent à fond leur
passion, au-dessus du « qu’en dira t’on », faisant fi des convenances.
Ceci nous rappelle de loin l’équipe hétéroclite dont Ed Wood s’était entouré. On pense à la fois au documentaire »l’Amérique interdite » et au « Festival de la couille » de C. Palahniuk. Des gens authentiques. Une belle galerie de « weirdos ». De nos jours, ces excentriques passionnés ont leur vitrine (l’annuel Burning Man) et peuvent laisser libre cours à leur créativité lors de cette grand-messe.
Entre l’appel de l’étrange et l’exaltation de la Liberté.
Parallèlement, le roman passe en revue une certaine histoire du rock n’ roll. Pas ce rock
« commercial » connu de tous mais bel et bien le rock fondateur du mythe. Celui qui donne une âme
à un style de vie. Au delà des caricaturaux blousons de cuir, jeans et bottes…
De glorioles passées inaperçues aux véritables légendes qui ont construit une identité populaire à
une Amérique déjantée qui se perdait, coincée entre un puritanisme gluant et une sauvagerie héritée
des grands espaces, ce pays cherchait des réponses à sa névrose collective. Dans la religion, dans la
musique (avec laquelle il exprimera beaucoup de son mal-être, (dans le roman les références sont
nombreuses)), dans les drogues aussi (l’Histoire du pays en est constellée)… En exprimant brutalement et simplement ces fantômes intimes, The Cramps allaient devenir l’une des réponses tant attendues, cristallisant bien des démons en faisant s’accoupler le rockabilly de papa et le psychédélisme à peine sorti de ses limbes embrumées.
Si vous ne connaissez pas The Cramps (ce qui, convenons-en, est plutôt malheureux pour une personne cultivée telle que vous), sachez que c’est un des groupes (sinon LE groupe) incontournable aux antipodes de l’enfer consumériste au quotidien, je parle de la vision « pop » et aseptisée du bonheur.
Il vous faut écouter certains albums pour saisir combien ils ont façonné l’antidote à l’apocalypse domestique, combien ils représentent le ras-le-bol, les monstres innommables que la ménagère américaine gardait en son sein sans le savoir.Et qu’elle allait elle-même mettre au monde.
L’Amérique bigote, propre sur elle et asexuée avait créé son pendant crade, dépravé, libre et
subversif.
Ce livre est très intelligemment construit. Tout est amené avec brio. Il y a tout au long du roman une architecture presque subliminale qui s’installe. C’est brillant de par cette mécanique quasi horlogère qui n’aurait rien à envier au savoir-faire suisse. Tout est intimement lié, les personnages, les lieux, l’histoire des lieux…. Comme Michel Audiard l’avait fait dire à Jean Gabin dans Un singe en hiver :
« Le bidule crée le bidule, y’a pas de hasard ».
Par exemple on ne peut pas évoquer The Cramps sans parler d’Hasil Adkins, et on ne peut pas
parler d’Hasil Adkins sans parler de poulets décapités. Autre exemple: ce sont les vieilles hippies
qui mettront Schoulberg sur la voie mediumnique, de même que ce sont les hippies qui ont ouvert
les portes du psychédélisme il y a quelques 60 ans (se faisant connaitre au monde entier lors des
festivals de Woodstock et de Monterey), en recherche permanente d’ouverture d’esprit et offrant un
espace vierge au blues de leurs aïeux. Moins de 10 ans après, The Cramps allaient s’engouffrer
allègrement dans la brèche et dévoiler leur psycho-rock.
Dans le livre, il y a des liens qui sont préétablis, on peut en quelque sorte « rebondir dans l’espace-temps », il y a des indices, comme l’anecdote de T. Savalas et la certitude d’Ivy que Lux ne la laissera pas tomber si facilement. Au fur et à mesure que la lecture avance, on se surprend à chercher d’autres éventuels indices, des pistes à recouper avec ce qu’on a déjà parcouru…. Le point d’orgue de cette idée résidant dans le passage de Dolly Deville, durant lequel tout s’imbrique délicieusement.
L’ensemble se lit de manière fluide, c’est documenté, c’est rayonnant (il est souvent question du
soleil). Et c’est une ode majestueuse et sans complaisance à l’esprit du rock n’ roll.
Alors aux antipodes des frontières physiques admises par la plupart, il existe une autre voie. Une autre vision est possible et il semble nécessaire d’y souscrire.
Car à la fin, qui doit gagner ? Au delà des névroses, des cas cliniques, des cortèges de drogues et de perversions ?
Par delà les énergies positives et négatives que l’on mobilise, qui doit gagner pour que ça puisse
continuer ?
L’amour.Et Mike le poulet sans tête….
« Médium les jours de pluie » de LOUIS-STEPHANE ULYSSE – paru aux Editions du serpent à plumes.