Ah, la dérive totalitaire, liberticide et policière, elle n’aura pas mis longtemps à venir, à occuper les poches d’air entre deux souches du virus, à se faire oublier, intronisée à coups de mots doux, bien paternels, bien infantilisants.
La dérive arrive en douce, en balayage constant, en bourdonnement électrique, ici à Tokyo comme là-bas à Paris.
Et encore, on est gentils si on appelle ça une dérive. Ça ressemble plutôt à une bonne occase. La pandémie, pour les petits chefs et les terreurs capitalistes que nous avons élues, c’est l’aubaine absolue. Ils peuvent forcer une population à une vie de fourmis, et si celle-ci n’est pas d’accord, ils lui disent de regarder les voisins. Plus dociles, plus sains, plus malins. On aurait aimés se sentir protégés, ou au moins un peu aimés.
A la place, on a subi une sorte de grande comédie macabre. En France, un mois avant le premier cas officiel du Coronavirus Collection Automne- Hiver 2019/2020, la police matraquait des infirmières. Au Japon, il n’y avait miraculeusement pas de Coronavirus tant que les Jeux Olympiques étaient maintenus. Le pays était épargné. Le lendemain du report des grands Jeux de Coca-Cola, les chiffres ont augmenté de 600%. On aurait voulu être aimés. A la place, on a élu des gouvernements qui nous parlent comme on parle à des gamins ou des idiots, ou des gamins idiots. L’ampleur de la pandémie est due à l’insondable incompétence de nos dirigeants, qui ont ignoré des décennies de rapports scientifiques alarmants, de simulations de pandémies évidemment similaires à celle du Covid-19.
Ce n’est pas la peine de se demander comment Steven Soderbergh a pu décrire dans son film Contagion la pandémie actuelle à l’identique à peu de choses près : il avait lu les rapports que nos présidents et autres ministres ont poussé sur le coin de la table. Aucun gouvernement ne confesse quoi que ce soit.
A la place, ils nous disent que c’était inévitable, que la pandémie tombe du ciel, et que si l’on tombe malade maintenant c’est parce qu’on ne suit pas leurs directives, que l’on est trop brouillons, trop barbares. Le gouvernement se décrit lui-même comme une sorte de bulle immunitaire, un concentré de bon sens.
Toute personne qui conteste ses décisions est pénalisée. Il faut bien saisir la violence, le totalitarisme mielleux, bien chrétien, qui arrive jusqu’à faire accepter à une population entière de ne pas assister aux dernières heures de sa mère malade, sous peine de peut-être être contaminé. C’est incroyable, c’est presque beau, la vitesse à laquelle des choses ubuesques, des sacrifices ont été embrassés. Têtes baissées. Bon. Et après? Après, c’est leur société rêvée.
Ce qu’ils nous disent déjà est simple : il va falloir se serrer les coudes, travailler plus, reprendre le métro le matin, être solidaires, mais par contre on ne vas pas pouvoir s’amuser. Le temps n’est pas à la fête. Les entreprises vont carburer à plein régime, mais les bars resteront fermés. Les concerts, les errances, les voyages, n’en parlons même pas. S’amuser, c’est abject, puisque l’économie souffre. Il faut l’aider, la pauvre.
Je vis à Tokyo. Le premier ministre a demandé aux gens de travailler de chez eux. Les entreprises ont demandé aux gens d’aller au travail sous peine d’être licenciés. Conséquence : les gens sont allés au boulot ET ont été humiliés par ceux qui ont la chance de travailler de chez eux, gouvernement inclus. Mais il y a pire. Le discours des autorités japonaises et des médias d’état concrétise une sorte de grand rêve orwellien.
Ils affirment que le problème, le vrai problème, ce n’est pas le virus en soi, c’est les jeunes qui s’entassent dans les izakayas de quartier, qui traînent dans les bars, qui ne respectent pas la grande solitude qu’on nous impose, en gros qui ne se concentrent pas sur le travail (en conséquence de ce matraquage médiatique, une bonne partie de la population nippone pense sérieusement que le coronavirus est un virus nocturne).
Alors ils les forcent à fermer, les restaurants, les bars, et puis tant pis si les portes restent closes. Le gouvernement s’en fichera. La troupe du Premier Ministre Shinzo Abe est composée exclusivement de gens nés dans la soie, fils et petit-fils de ministres. Le Tokyo sous-terrain, le Tokyo qui vibre, tressaute et gronde, ils ne le connaîtront jamais.
Ils le tueront peut-être mais sans le savoir, comme on écrase une fourmi en allant faire des courses. En attendant, à la télé c’est la faute aux jeunes qui sortent, s’amusent et tuent. Ce sera pareil dans le futur proche avec ceux qui auront à Paris le désir d’aller boire des verres, de rencontrer des inconnus, de s’oublier un peu. On les traitera d’inconscients, de meurtriers en puissance.
En France, au Japon, la mentalité des dirigeants est la même, la tendance est la même : utiliser la pandémie de deux façons. D’abord, comme un rassemblement solidaire, guerrier, autour d’un leader qui était ultracontesté jusque-là. Et puis, comme un pivot vers un monde encore plus capitaliste, encore plus à la merci de la bien-pensance, encore plus mauvais.
Il faudra que tout le monde pense pareil. Un exemple? Observons bien à quel point le soulèvement féministe pré-pandémie retourne dans l’ombre, et pendant combien de temps on va nous dire que c’est pas le moment. Place au grand normal.
Si les artistes et les musiciens ne peuvent plus payer le loyer et doivent travailler chez Google ou Total à nettoyer les toilettes, au regard de la société, c’est bien. Si les petits restaurants de quartier font faillite et sont remplacés par une boutique Zara ou un Pizza Hut, au regard de la société, c’est bien.
Plus efficace, plus facile. Mais la société, c’est pas nous. La société, c’est pas la somme des individus, c’est ce qui essaie de nous casser les genoux à la naissance. Avec la pandémie, la société prend des forces. Tout ce qui est vif, tourbillonnant, sombre ou multiple sera effacé. Place aux enseignes que tu connais par cœur et aux amis qui te disent de suivre les consignes. Pas besoin du panopticon de Foucault – nos amis nous surveilleront, gratis. A Tokyo on a les haut-parleurs qui nous ordonnent de rester chez nous, à Paris vous avez les flics.
Si tu veux voir ailleurs, t’es un peu un criminel déjà. En réalité, la négligence et la stupidité de nos dirigeants, c’était déjà criminel. N’importe quel système bien fait les aurait délogés à l’arrivée même de la pandémie, une pandémie annoncée et ignorée, une pandémie de leur faute. Mais ils sont encore là, et la suite s’annonce pire. Alors gardons les yeux bien ouverts, gardons nos caprices, nos excentricités bien vives.
Le monde va appartenir encore plus qu’avant à ces polices soit-disant bienfaisantes et ces ministres-caïds soit-disant protecteurs. Il va falloir dire non. Souvent. Et surtout à ceux qui nous parlent comme si on était des enfants débiles.