David Medioni, Victor Mottin
Depuis des années, le compte « Zoé Sagan » sur Twitter, puis X, s’est construit une influence en ligne grâce aux insultes et aux calomnies qu’il répand à longueur de journée à l’encontre de personnalités politiques, médiatiques ou culturelles. Quel est le but de cette délirante chasse aux « élites pédocriminelles » ? Dans cette note, David Medioni, codirecteur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, et Victor Mottin, journaliste indépendant, analysent le projet politique de ce qui s’apparente à une tentative de QAnon français.
Il y aura donc un procès pour cyberharcèlement contre Brigitte Macron. Aurélien Poirson-Atlan, créateur du compte X « Zoé Sagan » et propagateur de la rumeur selon laquelle l’épouse du président de la République est née homme, répondra finalement de ses actes devant la justice. Un procès historique. Historique en ce sens que le compte « Zoé Sagan » a constitué, durant la période où il a publié sur Twitter quelque 6466 messages, un cloaque informationnel fait de haines recuites, de vengeances et de fausses informations. Cette “intelligence artificielle”, présentée ainsi par son créateur, a érigé en mode de communication la diffamation, les faux procès et les campagnes de cyberharcèlement contre de très nombreuses personnalités. Au-delà de ces attaques ad hominem, « Zoé Sagan » a contribué à l’hystérisation du débat public, et à la légitimation d’une forme de violence verbale comme outil d’intimidation et de déstabilisation de personnalités ou d’institutions.
Pour présenter sa création numérique, Aurélien Poirson-Atlan raconte que « Zoé Sagan » constitue “la première intelligence artificielle féminine”. Procédé habile, qui permet de se dédouaner de toute responsabilité par rapport aux contenus partagés et aux accusations formulées. Quoi de mieux qu’une intelligence artificielle pour en analyser une autre ? Avec l’aide d’Arlequin AI , un outil qui mixe intelligence artificielle et regard d’experts développé par les chercheurs Hugo Micheron et Alexandre Jardin, la Fondation Jean-Jaurès a souhaité revenir sur le phénomène du compte Twitter / X « Zoé Sagan », animé par le publicitaire.
Pour réaliser cette note, nous avons donc fait appel à Arlequin AI en analysant l’ensemble des contenus produits par le compte « Zoé Sagan » sur X, depuis sa création jusqu’à sa suspension en mai 2024. Arlequin AI nous a aidé à classer ces contenus par thèmes et à établir des statistiques permettant d’objectiver de façon quantitative et qualitative l’ensemble des attaques et des fausses infos diffusées par ce compte. Cela a permis aussi d’établir de façon précise quelles sont les thématiques qui ont mobilisé l’animateur du compte.
Dans cette tentative de constituer ce qui peut s’apparenter à un mouvement QAnon à la française, c’est-à-dire une entité mystérieuse qui assure détenir des secrets pouvant faire trembler “l’Etat profond” et plus largement les “élites”, l’objectif au-delà de la déstabilisation des personnes citées est plus large. Il vise à abîmer le débat public. Parmi les marottes de « Zoé Sagan », la même obsession du dévoilement que chez Q, et surtout la même volonté de raconter la manière dont les élites se couvrent et se protègent mutuellement pour continuer à profiter d’un “réseau pédocriminel”. Dans la majorité des messages de « Zoé Sagan », on retrouve ainsi une obsession pour la sexualité, pour le dévoilement, pour les élites corrompues qui travaillent contre le peuple, mais aussi pour une forme de populisme numérique qui vise à devenir la caisse de résonance de toutes les revendications du peuple, contre les pouvoirs quels qu’ils soient. En somme, il s’agit de faire de ce diffuseur de contenus un outil – politique – visant à parasiter le débat public.
Évidemment, une interrogation de méthodologie s’est posée : ce phénomène est-il assez important pour justifier une telle attention ? La volumétrie des publications du compte « Zoé Sagan » plaide en ce sens. Selon Arlequin AI , les tweets du compte « Zoé Sagan » ont cumulé 934 millions d’impressions, 1,5 million de partages et généré 3,9 millions de “j’aime”. Ce phénomène est donc loin d’être cantonné aux marges. En outre, le compte « Zoé Sagan » est emblématique d’une époque où le manque de régulation des plateformes numériques facilite l’impunité en matière de cyberharcèlement, d’attaques diffamatoires, d’injures et de diffusion de fausses informations, favorisant l’affirmation d’un écosystème toxique mélangeant informations vérifiées et rumeurs infondées, un monde dans lequel, comme l’écrivait Guy Debord à propos de la société du spectacle, “le vrai est un moment du faux”. Enfin, le compte « Zoé Sagan » méritait d’être envisagé comme un objet politico-médiatique renseignant sur les lignes de fractures de la société. Même s’il n’a pas connu la même postérité que le mouvement QAnon, né aux Etats-Unis fin 2017, « Zoé Sagan » dit quelque chose de la transformation du débat public hexagonal.
« Zoé Sagan », de l’ombre à la lumière
« Zoé Sagan » débute en 2018. Sur Facebook, puis Twitter, celle qui se présente sous les traits d’une jeune femme outrancière assure s’être « infiltrée » auprès des mondains du Tout-Paris. Sa plume laisse entrevoir les prémisses de ce qui fera sa réputation quelques années plus tard : des pseudos-révélations sur le monde du show-business, une obsession pour l’univers de la mode ainsi que pour les ragots des politiciens, une détestation des « élites » ainsi qu’une fascination pour la révolte « populaire ». En 2019, « Zoé Sagan » signera d’ailleurs un texte dans un ouvrage collectif consacré au mouvement des Gilets jaunes aux côtés de personnalités comme Annie Ernaux, François Bégaudeau ou Denis Robert (Gilets jaunes, pour un nouvel horizon social, éd. Au diable Vauvert).
L’année suivante, « Zoé Sagan » publie son premier roman, Kétamine, toujours aux éditions Au diable Vauvert, qui publie également les ouvrages de l’avocat Juan Branco. En parallèle, elle gratifie Le Média, site d’actualité français proche de La France Insoumise et dirigé à l’époque par Denis Robert, d’une série satirique sur le milliardaire français Bernard Arnault intitulée « L’intouchable ». Une idée fixe qui ne l’a pas quittée : entre février 2019 et avril 2024, date de la clôture de son compte X, « Zoé Sagan » a évoqué l’homme d’affaires ou un membre de sa famille dans pas moins de 88 tweets.
Si « Zoé Sagan » acquiert une relative notoriété dans certains cercles culturels, un événement bien particulier la propulse sur le devant de la scène médiatique. En février 2020, des vidéos à caractère sexuel de Benjamin Griveaux, candidat LREM à la mairie de Paris, sont rendues publiques par l’artiste russe Piotr Pavlenski sur son site internet « pornopolitique.com ». « Zoé Sagan » est la première à relayer les vidéos sur ses réseaux sociaux et affirme que Juan Branco, alors avocat de Pavlenski, lui aurait envoyé le lien – ce que ce dernier réfute. Cet épisode ravive l’intérêt concernant l’identité réelle de « Zoé Sagan ». C’est en janvier 2022 que Paris-Match révèle qu’Aurélien Poirson-Atlan est derrière ce compte. La jeune femme anonyme amatrice « d’infofictions » s’avère être un ex-publicitaire de 37 ans.
A l’hebdomadaire, Aurélien Poirson-Atlan explique avoir voulu « montrer combien la vie numérique pouvait être toxique, j’ai été pris à mon propre jeu, Zoé Sagan a bouffé ma vie. Il faut désormais la brûler ». Et assure vouloir « revenir au réel ». Une promesse qu’il ne tiendra pas. En octobre 2022, soit quelques mois plus tard, un nouveau livre signé « Zoé Sagan », Suspecte, est publié chez Magnus, une maison d’édition cofondée par Laurent Obertone, un essayiste particulièrement prisé dans la presse d’extrême droite. Mais c’est en 2023 que tout s’accélère réellement.
Une influence grandissante
L’acquisition de Twitter par Elon Musk en octobre 2022 ouvre une nouvelle ère. Devenu X, le réseau social bouleverse ses règles internes. Un nouveau système de certification des comptes est mis en place. Moyennant le paiement d’un abonnement mensuel à la plateforme, chaque utilisateur peut désormais se voir attribuer une prime de visibilité algorithmique et la possibilité d’écrire des posts beaucoup plus longs. La mise en avant sur la plateforme, autrefois réservée aux comptes professionnels, est désormais disponible à quiconque est prêt à payer. De nombreux comptes suspendus pour violation des conditions d’utilisation de la plateforme (désinformation en matière de santé, incitation à la haine, etc.) en profitent pour faire leur retour, et parviennent ainsi à monétiser leur activité sur X.
A partir du printemps 2023, le compte X « Zoé Sagan », profitant de ces changements, commence à accroître significativement son influence. Avec plusieurs tweets par jour, les mois de mai et juin 2023, octobre et novembre 2023 deviennent des pics : 22 messages par jour en moyenne en juin 2023, 20 par jour en octobre, 18 par jour en novembre, 17 par jour en mai.
C’est aussi à partir de cette période que « Zoé Sagan » développe ce qui deviendra sa marque de fabrique : un mélange d’attaques ad hominem, de rumeurs non vérifiées et de théories du complot.
Fin mars 2023, alors que son compte X ne dépasse pas les 6 000 abonnés, « Zoé Sagan » assure que « le monde de la mode fait partie de l’état profond » et partage un lien vers apar.tv (son site internet) pour visionner un « nouveau film choc » qui « prouve que la France est pedoland ». Le 10 mai, il relaie un post expliquant que Bill Gates est un « pédo », assorti de ce commentaire : « Ils vont tous tomber. » Le 4 juillet 2023, « Zoé Sagan » écrit, mobilisant des chiffres totalement fantaisistes : « Tant qu’on ne nous répondra pas sur la disparition des 11000 enfants français par an (ça en fait 110000, tous les 10 ans, qu’on ne retrouve jamais) et sur pourquoi on laisse une loge maçonnique assassiner des citoyens ordinaires on ne s’arrêtera pas. Répondez nous et on disparaît. »
Une méthode payante : trois mois plus tard, en octobre 2023, le compte dénombre plus de 100 000 abonnés, bien aidé par la promotion algorithmique offerte par la nouvelle pastille bleue, acquise durant l’été. Le compte Zoé Sagan dépassera les 200 000 abonnés avant sa fermeture en mai 2024.
Brigitte Macron : cible idéale
Aux commandes de cet outil, Aurélien Poirson-Atlan choisit une cible sur laquelle projeter toutes ses obsessions : Brigitte Macron, l’épouse du président de la République. A partir de mars 2023, « Zoé Sagan » se fait le relais (et l’amplificateur) de rumeurs courant dans les marges de la complosphère depuis plusieurs mois : Brigitte Macron serait en réalité un homme né sous le nom de « Jean-Michel Trogneux ». Une théorie à la fois complotiste, sexiste et surtout maintes fois réfutée, Jean-Michel Trogneux n’étant autre que le frère de Brigitte Macron.
Pour lever le voile sur ce soi disant « secret d’Etat », Aurélien Poirson-Atlan développe de nouvelles amitiés et se rapproche de Xavier Poussard, un influenceur d’extrême droite qui, jusqu’à récemment, était à la tête de la « lettre confidentielle » Faits & Documents. Cette publication mensuelle fondée par le militant nationaliste Emmanuel Ratier a été rachetée au printemps 2018 par des proches d’Alain Soral. Depuis décembre 2021, Faits & Documents a publié une longue série d’articles mettant en doute la véritable identité de Brigitte Macron.
Dans une publication postée en octobre 2023, Aurélien Poirson-Atlan annonce avoir trouvé « le journaliste le plus indépendant et incorruptible du pays » en la personne de Xavier Poussard. Il explique avoir participé à quatre numéros de Faits & Documents. Une collaboration confirmée par Alain Soral lui-même en avril 2024. Le polémiste « national-socialiste » estime d’ailleurs que l’ancien communicant est « un type qui a compris l’usage subversif qu’on pouvait faire des réseaux sociaux ».
Très vite, les rumeurs concernant l’identité de Brigitte Macron se propagent dans de larges pans de la complosphère, si bien que Xavier Poussard sera interviewé sur le sujet en septembre 2024 par Candace Owens, une complotiste américaine qui, avec 6 millions d’abonnés, dispose d’une audience mondiale.
Cannes 2024 : irruption dans les médias « mainstreams »
La capacité de « Zoé Sagan » à orienter les discussions ne se limite pas à l’arène numérique : même les médias classiques se révèlent perméables à ses manipulations comme on a pu le constater lors du dernier Festival de Cannes.
Au printemps 2024, la 77ème édition du Festival international du film se déroule dans un climat de libération de la parole sur la question des violences sexuelles dans le Septième art. Quelques mois auparavant, les actrices Judith Godrèche et Juliette Binoche ont témoigné des violences sexuelles vécues au cours de leur carrière dans le cinéma.
C’est dans ce contexte que « Zoé Sagan » amplifie une rumeur selon laquelle il existerait une « liste noire » de dix acteurs coupables de viols et d’agressions sexuelles. Cette liste s’apprêterait, selon Poirson-Atlan, à être dévoilée par Mediapart à l’occasion de la cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes, mardi 14 mai. En réalité, il n’y a jamais eu de liste. Le 13 mai, le média fondé par Edwy Plenel opère une mise au point cinglante : « Mediapart ne publie pas de “liste”. Quand nous révélons des faits à propos de violences sexistes et sexuelles, comme sur l’ensemble des sujets d’intérêt général que nous couvrons, nous publions des “enquêtes” portant sur des informations recoupées. » Il ne s’agit donc là que d’une énième fake news forgée par Aurélien Poirson-Atlan.
Mais cette rumeur ne s’arrête pas aux frontières des réseaux sociaux : le 5 mai, Le Figaro évoque à son tour, sans aucune preuve, l’existence d’une telle « liste ». Trois jours plus tard, Cyril Hanouna attestait, lui aussi, de son existence dans “Touche Pas à Mon Poste”. Et la machine à désinformer s’emballe : Le Progrès, L’Opinion, Le Dauphiné Libéré et même la matinale de France Info TV… Pour la première fois, une rumeur lancée et popularisée par Aurélien Poirson-Atlan est diffusée dans des médias professionnels.
Ses thèmes de prédilections
Pour mieux comprendre encore les marottes et les cibles de « Zoé Sagan », nous avons réalisé avec Arlequin AI , une analyse précise des tweets du compte entre sa création et la fin de son activité, lors de sa désactivation par X en mai 2024. Ce sont 6466 messages qui ont été scrutés et classés par thèmes, permettant ainsi de dessiner une sorte de carte mentale de l’entité « Zoé Sagan », et de déterminer à quelle période une thématique devient un sujet d’importance. A chaque fois, son activité coïncide avec l’actualité.
L’un des exemples les plus révélateurs de cette utilisation concerne les occurrences relatives à Gabriel Attal : elles commencent à monter en flèche au moment de sa nomination comme ministre de l’Education nationale en juillet 2023. Le 8 janvier 2024, alors que le nom du ministre commence à circuler comme possible successeur d’Elisabeth Borne à Matignon, c’est un véritable déferlement : le compte « Zoé Sagan » publie pas moins de huit messages sur le futur Premier ministre.
C’est l’occasion d’accuser Gabriel Attal de ne pas avoir « les diplômes qu’il prétend détenir », d’expliquer aussi qu’il « use du pouvoir » pour se venger de Juan Branco, un ancien camarade de classe qui fut l’un de ses harceleurs au temps du collège. Durant les journées qui précèdent et qui succèdent à la nomination de Gabriel Attal à Matignon, c’est l’hallali. Ainsi Gabriel Attal, accusé de participer à « des soirées chemsex » et d’avoir « des relations intimes » avec Emmanuel Macron, serait en « guerre contre Bruno Le Maire » pour protéger « la vérité sur le couple 14-39 (une allusion codée au couple formé par le président et son épouse – NDLR) ». Il accuse également – sans preuve – le ministre de l’économie de l’époque d’avoir été présent chez « Pierre Palmade » lors de le l’orgie ayant précédé son accident de voiture. Au total, « Zoé Sagan » mentionne Gabriel Attal à plus de 200 occasions, soit plus de 3 % de ses prises de parole.
« Zoé Sagan », un outil de lutte contre la « censure » et la dépravation sexuelle des élites
L’ancien Premier ministre n’est pas sa seule cible. Cyril Hanouna, Cauet, Bernard Arnault, Xavier Niel, ou encore Marlène Schiappa ont également été victimes de ses procédés, avec deux axes d’attaque principaux : la censure et les attaques dont il serait la cible de la part du pouvoir, et la dénonciation de la dépravation morale et sexuelle des élites.
Sur 6466 tweets, le mot « censure » revient ainsi à plus de 500 reprises. Avant la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, 7 % du contenu total dissémine ainsi l’idée selon laquelle « Zoé Sagan » est un « insider » du système, et que des forces obscures (une “agence”, des “lobbyistes de la Big-Pharma”, “des agents de l’ombre”, “les plus grands cabinets d’avocats”) tentent de “manœuvrer dans les ténèbres” pour l’empêcher de parler et de nuire.
La stratégie ici appliquée n’est pas nouvelle : elle a déjà fait ses preuves aux États-Unis. Il s’agit d’acquérir de l’audience en salissant des réputations au moyen d’accusations choquantes et calomnieuses censées attester la corruption morale des élites. Celles-ci sont accusées de tous les crimes, mais un thème revient avec insistance : leur participation à des réseaux pédocriminels.
Arlequin AI permet de prendre la mesure de cette obsession, dont l’ampleur inscrit « Zoé Sagan” dans les pas du mouvement QAnon. On dénombre ainsi 244 messages associant les mots “enfants” et “réseaux”, soit plus de 3 % de l’ensemble du contenu.
Cette matrice de l’abus sexuel sur mineurs serait ce qui lie les « élites ». C’est ce qui explique la diversité et le nombre des « personnalités » censées être impliquées dans ces « trafics » Bernard Arnault serait ainsi « le vrai pouvoir en France », prêt à payer très cher « pour protéger ses amis », parmi lesquels Jack Lang, Bruno Le Maire, Pierre Palmade, Barack Obama, Xavier Niel et évidemment Emmanuel Macron lui-même qui serait à la tête du « grand réseau » mêlant “prostitution”, “réseaux de pédocriminalité”, “trafic d’êtres humains”, “les bordels à Paris”, « Pierre Bergé, Jack Lang et Jeffrey Epstein”, et “de “mystérieux dons” financiers.
Pleine de sous-entendus qui racontent une forme d’entre soi élitiste qui vise à abuser sexuellement des enfants, cette ligne éditoriale qui ne produit jamais aucune preuve à l’appui de ses accusations permet à la fois de salir des adversaires politiques et d’élargir son audience.
Si la pédocriminalité est une réalité, elle n’est ici qu’un prétexte. Là encore, il n’y a rien de nouveau dans le procédé : c’est le même qui fut déjà utilisé aux États-Unis en 2016 avec la pseudo-affaire dite du “PizzaGate”, ou encore en France via Karl Zéro, occupé à dénoncer des réseaux pédocriminels cachés. « Zoé Sagan » s’inscrit dans cette mouvance avec tant d’application que le parallèle avec le mouvement QAnon est désormais saisissant.
« Zoé Sagan », QAnon à la française ?
Apparu en 2017 sur le forum 4chan, ce phénomène complotiste répandu dans la frange la plus extrémiste des sympathisants de Donald Trump a rapidement essaimé sur l’ensemble de la planète. Ses partisans croient à l’existence d’une organisation pédocriminelle sataniste et se basent sur les prédictions cryptiques de « Q », un soi-disant mystérieux haut fonctionnaire américain qui aurait accès à des informations classées « secret défense ». Ils se réunissent autour d’un univers de symboles, de slogans et d’une phraséologie codés, qui se matérialisent souvent sous la forme de hashtags : #WWG1WGA, #ReleaseTheKraken, #TheStorm, #SaveTheChildren, etc.
En 2021, les résultats de deux études menées par des experts en linguistique permettent de dissiper le mystère qui entoure la véritable identité de « Q ». Les messages du soi-disant haut fonctionnaire américain auraient en réalité été postés par deux personnes différentes : Paul Furber, développeur et journaliste tech sud-africain, modérateur de 4chan, et Ron Watkins, conspirationniste notoire et fils de Jim Watkins, l’homme qui, en juillet 2016, a racheté 8chan, le forum hébergeant les discussions QAnon. Deux hommes très loin d’avoir « infiltré » l’appareil politico-militaire américain.
Leur duplicité n’est pas sans rappeler celle d’Aurélien Poirson-Atlan. Avec « Zoé Sagan », le quadragénaire a adopté, lui aussi, une posture d’infiltré – non pas au sein du « Deep State », comme « Q » – mais parmi les mondains du Tout-Paris, le monde de la mode, de la communication, du cinéma, de la politique, du « show-bizz »…
La méthode employée est similaire. Comme les animateurs de “Q” avant lui, Aurélien Poirson-Atlan a développé et amplifié une rhétorique réservée aux initiés. Autour de hashtags comme #JeanMichelTrogneux et #Ladybug ou de tweets énigmatiques, l’ancien communicant a su fédérer des milliers d’adeptes tout en s’abritant derrière l’alibi de “l’info-fiction”. L’obsession de « Zoé Sagan » pour les comptes à rebours et les prophéties auto-réalisatrices rappelle également les publications de « Q ». Par exemple, « Q » prédisait l’arrestation imminente d’Hillary Clinton en octobre 2017 quand “Zoé Sagan” annonce pareillement, sur X, « le compte à rebours de la fin de la Ve République[…] Un tic-tac face à tous les français » ou « le compte à rebours de la fin de la liberté d’expression en France et en Europe ».
De même, la fascination de « Zoé Sagan » pour l’esthétique insurrectionnelle n’est pas sans rappeler l’obsession des adeptes de QAnon pour « The Storm » (la « tempête »), l’ultime phase du « plan », impliquant des arrestations et une purge expéditive, censée décapiter le « Deep State ».
Reste que « Zoé Sagan » est loin d’avoir eu le même impact, en France, que QAnon aux Etats-Unis. Outre-Atlantique, la croyance dans ce mythe complotiste a entraîné des mobilisations de grande ampleur au-delà des frontières d’Internet avec, en point d’orgue, l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. De plus, les partisans de QAnon se sont, dans leur grande majorité, rangés derrière une figure politique de premier plan en la personne de Donald Trump ce qui, pour l’instant, n’est pas le cas de « Zoé Sagan ». Juan Branco qui vient de se déclarer candidat à la présidentielle de 2027 et qui est accusé de viol et d’agression sexuelle par plusieurs femmes espère cependant incarner à son tour un débouché politique pour la sphère “sagannienne”.
« Zoé Sagan » : une nouvelle forme de populisme numérique
Au-delà des thèmes de prédilections, de l’envie de dévoiler des choses qui n’existent pas, en faisant croire à sa communauté que l’on est détenteur d’un secret d’Etat, le compte « Zoé Sagan » a aussi incarné une nouvelle forme de populisme numérique. Par populisme numérique, il faut entendre ici la prétendue “voix du peuple” que Poirson-Atlan prétend relayer. La voix d’un peuple qui serait manipulé et qu’il conviendrait de libérer du joug de l’oppression.
Arlequin AI permet d’établir et d’objectiver le champ lexical des tweets de « Zoé Sagan », dans lesquels on trouve un recours permanent à un vocabulaire du dévoilement. De nombreux tweets contiennent des allusions directes ou indirectes aux mots de ce champ lexical : “listes”, “secrets”, “élites”, “peuple”, “censure”, “révélation”, “occulte”, “copinage”, “pantin”. En clair, tout dans le positionnement de ce compte reprend le discours du “eux” contre “nous”, et espère faire monter une forme de contestation, une délégitimation à grande échelle de tous ceux qui incarnent pour une bonne ou une mauvaise raison une forme d’autorité ou de légitimité intellectuelle. Dans ses messages, Poirson-Atlan voue une haine tenace à ces personnalités diverses, symboles selon lui de la “dégénérescence de l’Occident” et coupables de “remplir leurs estomacs de chair humaine et leurs poches d’argent” et de “vol de l’identité de la jeunesse mondiale”,
Pour rendre ce populisme numérique opérationnel, Poirson-Atlan n’hésite pas à accompagner de la puissance de son compte toutes les révoltes qui ont lieu dans le monde réel. Ainsi, en février 2024, il s’enthousiasme pour le mouvement des #agriculteursencolère qui éclot un peu partout en France. Il y voit même la redite des Gilets Jaunes et l’avènement d’une révolution qui va mettre à mal le “pouvoir profond”.
“Les notes du renseignement français en ce moment ressemblent à un épisode dystopique de @blackmirror. Comme la mobilisation des #AgriculteurEnColere a déjà triplé, ils essayent d’anticiper le moment où les français vont rejoindre le mouvement. Et quel que soit le scénario prédictif mis en scène, c’est D Mai 68 x 2 à chaque fois.”
“Ce que le pouvoir profond ne supporte pas dans le mouvement des agriculteurs, c’est que contrairement aux gilets jaunes, ils ne peuvent pas les stigmatiser de fainéants. Ils travaillent douze à dix-huit heures par jour, sept jours sur sept, sans vacances et pour moins de 1500€ par mois. Ils trouvent même parfois le temps de semer une prairie sur une route nationale pour dire de manière poétique aux politiques qu’ils ne s’en sortent plus.”
Il rêve même d’une “convergence des luttes” pour renverser le pouvoir de celui qu’il se met à appeler le “roi” (en l’occurrence, Emmanuel Macron).
“Le roi qui fait un slow avec l’un des 600000 ménages qui vivent dans des taudis en #France. Le roi qui serre dans ses bras un #chômeur en fin de droits. Le roi qui danse avec une #retraitée qui a #froid. Le roi qui frotte un père de famille qui ne peut plus offrir de #cadeaux.”
“Vous êtes très nombreux à me demander pourquoi personne ne propose une convergence des luttes pour aider les agriculteurs à TOUS monter à Paris : « les Gilets Jaunes peuvent proposer de s’occuper des bêtes et des terres pendant que les agriculteurs foncent à Paris en créant des groupes sur les réseaux sociaux (comme les Gilets Jaunes ont pu le faire pour organiser les co-voiturages et les hébergements) et ceux qui ne peuvent pas donner de leur temps, ils pourraient donner de l’argent sur une cagnotte pour financer les pleins de carburant pour les tracteurs et les camions des agriculteurs jusqu’à Paris ?”
Ce que raconte ce populisme numérique, au-delà d’une volonté de bordélisation du débat public, c’est un fantasme de destruction, et une fascination pour la révolte désordonnée. Un but semble se dessiner : rééditer en France ce que le fut le 6 janvier 2021 aux Etats-Unis.
Epilogue : Que signifie ce phénomène ?
Depuis la fermeture de son compte X, « Zoé Sagan » s’est réincarnée à de multiples reprises, telle une hydre de la désinformation. D’abord, en récréant un profil « Nova Sagan ». Puis un autre. Et encore un autre. Aujourd’hui, tous les indices pointent en direction d’un compte sur X nommé « 99 % Youth ». Une référence à un obscur « projet politique » initié par Aurélien Poirson-Atlan il y a plusieurs années. La recette est toujours la même : calomnies, attaques ad hominem, complotisme, défense de personnalités comme Juan Branco… Une formule payante puisque « 99 % Youth » a reconstitué, en quelques mois, une base de plus de 36 000 abonnés.
Comment expliquer ce phénomène ? « Zoé Sagan » incarne d’abord le reflet des obsessions de son créateur, Aurélien Poirson-Atlan. La trajectoire de cet ex-publicitaire, passé, en quelques années, de la compagnie des mélenchonistes du Média à celle du soralien Xavier Poussard, témoigne de sa volonté de devenir « quelqu’un ». Et ce, peu importe la manière.
Le succès de « Zoé Sagan » témoigne également d’un glissement collectif, celui d’une société de plus en plus disposée à souscrire à ce genre de récit. Il s’inscrit à la confluence de plusieurs phénomènes : montée du populisme, adhésion croissante à un ethos conspirationniste, rejet des institutions, transformation des réseaux sociaux en outils politiques, désir de « voir le monde brûler »… En ce sens, « Zoé Sagan » est aussi le reflet d’une époque dans laquelle l’absence de récits positifs et mobilisateurs laisse place aux passions tristes. Clairement, « Zoé Sagan » reste un cas d’école : un QAnon français avorté, qui a posé des jalons pour la suite.
Source : https://web.archive.org/web/20250214133250/
https://www.jean-jaures.org/publication/compte-zoe-sagan-radiographie