Le romancier britannique V. S. Naipaul doit sa notoriété autant à sa cruauté qu’à son génie. Narcissique insensible et fanatique, il détruisit sa première femme (“On pourrait dire que je l’ai tuée”) et traitait ses amis avec mépris. Ses admirateurs invoquent souvent le prétexte habituel, la nécessité de “séparer l’œuvre de l’artiste”. Récemment, en lisant son récit de voyage L’Illusion des ténèbres et son grand roman sur l’Afrique postcoloniale, À la courbe du fleuve, une pensée plus désagréable m’est venue à l’esprit. La cruauté est une cause de l’attrait pour cet auteur. Du moins en partie.
Naipaul s’emparait de sujets esquivés soigneusement par ses contemporains plus policés : la pauvreté, les États défaillants, les destins brisés par la tectonique de l’histoire. Son fanatisme déforme parfois ses propos, mais le meilleur de son œuvre est sans illusion ni réconfort. Là où un homme plus gentil aurait sentimentalisé, Naipaul, grâce à sa cruauté, montrait le monde tel qu’il était. Le choc froid et cruel de la vérité, c’est ce que recherchent ses lecteurs.
Une admiration teintée d’hypocrisie
Que la cruauté de Naipaul puisse être un trait essentiel de son charisme, voilà qui dérange singulièrement le lecteur d’aujourd’hui. Tout comme les victoriens, nous faisons preuve d’hypocrisie dans notre admiration de certaines qualités chez l’homme. Des Christ préraphaélites à l’air affecté aux enfants invalides et dévots, en passant par les héroïnes de Dickens au visage ovale et terne, les victoriens croyaient n’aimer que la vertu. Aujourd’hui, les symboles ont changé, mais l’esprit reste le même.
Le rejet du culte de l’innocence du XIXe siècle faisait partie intégrante de la réaction brutale contre la morale victorienne. Au XXe siècle, le citoyen averti se targuait d’être assez mature pour savoir que les femmes aiment le sexe et que Dickens avait été autant un artiste plein d’humanité qu’un monstre.
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