Bergman a toujours été le cinéaste de l’introspection, du regard sur les tourments du couple, leur fragilité, leur instabilité, les douleurs familiales et les questionnements sur l’humanité ; un cinéaste qui transcende l’interrogation sur l’humain.
La Honte (Skammen), tourné en 1968 sur l’île de Faro, que Bergman a adopté depuis Persona (1965) et sur laquelle il finira sa vie, peut paraître comme un film atypique de la filmographie du maître suédois, loin des thèmes que l’on vient de citer : un couple, reposé et de façade bienheureux, vit sur une île loin des tumultes de la société. Bientôt, la guerre éclate non loin, et ils plongent malgré eux dans son tourbillon effrayant. Mais rapidement, Bergman embarque le spectateur vers l’analyse plutôt que le spectacle et la démonstration qu’un tel sujet pourrait laisser supposer… Bien sûr, Bergman ne soustrait pas à une critique de la guerre : manipulations, tortures, propagandes sont ici abordées sans détours. La malhonnêteté flagrante qui germe dans les guerres est dépeinte avec force ; malhonnêteté qu’on retrouve, de manière latente, au sein même du couple, et, comme une conclusion fataliste, chez le passeur de la scène finale…
Le couple incarné par Liv Ullmann (Eva) et Max von Sydow (Jan) paraît heureux, dans une première partie, parlant même d’un enfant. Ils cultivent dans leur jardin et vivent dans leur maison comme en retraite d’un monde agité. Mais déjà, leur couple semble fragile, Jan est faible, un peu couard, et Eva contient une colère ou un agacement, comme s’il était essentiel pour elle de garder solides des illusions qui semblent peu à peu s’effriter.
L’arrivée de la guerre va révéler leurs fêlures plutôt que bouleverser leur équilibre. Bergman ne s’attarde pas sur les raisons de cette guerre, ne s’approche jamais du manichéisme. Il préfère s’attarder, une fois de plus, sur les rapports humains, l’attraction paradoxale du couple et la porosité de la frontière entre équilibre personnel et réunion des intérêts des êtres aimés.
Jan, violoniste sensible, se découvrira couard, faible, peureux, fuyant ; et, en même temps que lui, Eva le remarque. Elle comprendra aussi que son engagement auprès de Jan est aussi faible que le manque de courage de son homme. Un attachement aveugle qui la pousse à suivre un homme qui la répugne autant qu’il la touche et l’attendrit. Les questionnements que les deux individus auront à éprouver, tout au long de leur parcours presque initiatique, reflètent les interrogations de Bergman, que chacun de ses films explore, chaque fois, de manière aussi profonde et subtile.
La honte (Skammen) scrute les tourments de l’Homme, une fois de plus. À la différence d’autres films de Bergman, c’est ici un événement extérieur brutal qui va dévoiler les cassures des uns et des autres. À travers des images d’une violence rare chez Bergman, et d’une poésie extraordinaire, le réalisateur offre un nouveau chef-d’œuvre, aidé encore une fois par la sublime photographie de Sven Nykvist (Persona, Cris et Chuchotements, l’insoutenable légèreté de l’être, Sonates d’Automne, l’heure du loup, crimes et délits…). Un film qui n’est pas parmi les plus populaires du cinéaste scandinave, mais qui est aussi fascinant que les pièces maîtresses d’Ingmar Bergman (Persona, Cris et chuchotements, Fanny et Alexandre, Le Septième Sceau, Les Fraises Sauvages, Scènes de la vie conjugale, l’heure du loup, A travers le miroir, etc.)
La scène finale, où Eva et Jan fuyant la guerre, partagent une barque avec d’autres « exilés », est sublime. Dans la brume, la barque semble dériver, se frayant un passage entre les corps flottants. Le silence. Et la voix-off d’Eva, qui conclut de manière philosophique et énigmatique un parcours, comme les réflexions d’une condamnée sur l’embarcation de Charon, perdue dans les eaux troubles de l’Archéon…
Elle (sa fille) se serrait contre moi et tout le temps je savais que je devais me rappeler quelque chose que quelqu’un avait dit et que j’avais oublié
Eva
https://www.youtube.com/watch?v=wHpTmZYL9JM
Source : ricketpick.fr