Doin’ time in Times Square est un documentaire amateur américain réalisé par Charlie Ahearn entre 1981 et 1983. Il alterne des scènes de vie quotidienne de la famille, stable et heureuse, de l’auteur et des épisodes urbains pris sur le vif du haut de sa fenêtre dans la 43ème rue du quartier
de Manhattan à New York.
Ce qui frappe d’abord, c’est le contraste entre les épisodes de la vie d’une famille banale et le chaos urbain qui s’exprime sitôt que l’on installe la caméra à la fenêtre. Mais ce chaos, manifesté sous bien des formes, est totalement nu compte tenu du fait que les personnes filmées ne savent
pas qu’elles le sont. Ahearn ne fait aucun commentaire, aucune analyse. Il se contente de montrer sans parti pris des individus lambda aux prises avec d’autres individus lambda. Il filme des fourmillements humains comme s’il s’agissait simplement d’archiver un moment du temps et de l’espace, sans fioritures, sans compassion, sans jugement.
Tandis qu’à l’intérieur on célèbre des anniversaires et l’on fête des Saint-Sylvestre, on s’aperçoit que, dehors, ces altercations, ces démonstrations de violence sauvage, ces échanges grossiers, rythment littéralement la vie de la rue. Et, en comparaison, la vie familiale agréable et douce parait vaine.
C’est un festival quasi permanent d’alcooliques, de drogués, de prostituées, de losers, de truands à la petite semaine, et on imagine ce que Ahearn n’a pas (ou pas pu) filmé: les clochards, les dealers, les proxénètes et la ribambelle de paumés en tous genres qui s’emparent de l’espace public de jour comme de nuit, mobilisant régulièrement forces de l’ordre et pompiers et, petit à petit, ce tableau décadent et dérangeant devient une sorte de norme. La violence spontanée semble aussi banale que les bougies d’anniversaire du petit.
Certaines scènes, notamment les coups portés durant les bagarres de rue, sont filmées au ralenti. Se dégage alors toute la sauvagerie crue, directe, animale, le quotidien sale d’une civilisation malade, terriblement malade et qui n’en finit pas de s’ouvrir les veines sur ses trottoirs.
Parfois on se surprend à essayer d’imaginer la vie sordide de ces personnes. Ainsi, cette vieille femme qui tire avec une corde une caisse en plastique sur le trottoir et fait les poubelles, ou cette autre qui pleure en lançant vers le ciel un poing rageur. Le désespoir est partout, presque
palpable. On assiste aussi à des scènes montrant des gamins qui jouent au baseball sur la route ou qui sautent dans des cartons abandonnés. On s’attend à tout moment à voir déambuler JM.Basquiat, Moondog, Keith Haring ou Lou Reed.
De ces 40 minutes émane un profond sentiment d’échec. Bien sûr, le côté «bonheur familial» est bien présent mais le reste prend le dessus. Cette Amérique des années 80 (que même nous, sur le vieux continent, connaissons parfaitement tant les films et séries qui la mettaient en scène sont
nombreux), cette Amérique sale et dépravée, toutes ces personnes livrées à la brutalité sordide d’un quotidien infect sont les pendants crados mais réels de la fictive famille Ewing. Les golden boys fleurissaient à Wall Street, quelques kilomètres au sud, tandis que se jouaient d’autres scènes autrement plus brutales, plus crues en plein cœur de Manhattan. On pourrait parler d’un ballet des perdants du rêve américain, des laissés pour compte. Ceux qu’on laisse s’entre-tuer. C’est une version live de la Comédie Humaine, des micro-drames, et on peut parier que Balzac aurait payé cher pour en être témoin. Aujourd’hui, bien sûr, le quartier de Times Square est très fréquentable. Il est propre, sécurisé et entièrement sous contrôle vidéo. Un «big clean up» a été mené dans le milieu des années 90, mettant fin à 3 décennies de délabrement social, d’agressions, vols, deals de drogues et autres nuisances à ciel ouvert. Le quartier est méconnaissable. Lorsqu’on lit quelques témoignages, certains disent que l’endroit a été «Disneyifié», une sorte de gentrification dévolue à la cause commerciale. Mais d’autres, parmi ceux qui ont vécu durant l’époque sombre, regrettent les «Good old days». Ce qu’ils regrettent est probablement la liberté de cette sauvagerie. Oui c’était plus dangereux, plus sale. Mais ce que nous, humains, avons gagné en sécurité et en salubrité, nous l’avons sans doute perdu en liberté et en innocence. La réalité brute, crue, qui s’exprimait chaque jour en plein cœur de la ville serait aujourd’hui très vite cachée et rectifiée.
Tout est désormais filmé et contrôlé en permanence. Et contrairement aux personnes du documentaire, tout le monde en est conscient. Ce simple fait modifie nos façons d’être. C’est en cela que ce documentaire prend tout son sens.
C’est un témoignage d’une époque pas si lointaine durant laquelle la vie à New-York, vitrine du monde occidental ,était à ce niveau de dégradation élevée.Il parait important que nous gardions à l’esprit que cela a eu lieu, si violent et dérangeant que ce soit, et que nos sociétés modernes, aseptisées, fliquées et surveillées, sont en partie le fruit de ces époques d’abandon. Et que cet abandon aussi a été, et peut redevenir, une réalité.
A la fin du documentaire, on voit le fils aîné de Ahearn qui regarde lui aussi par la fenêtre le rêve américain raté qui avait été, depuis les seventies et sans nul doute avant, bu, fumé, sniffé, consommé dans la violence de toutes les manières possibles (de même que bien des espoirs qu’il avait enfanté). La gueule de bois était sévère, persistante. Elle paraissait indélébile. Retentit alors la sirène de police, cette même sirène qui n’a pas cessé de sonner comme pour rappeler en permanence la présence du mal insidieux qui gangrène et que l’on combat. Cette sirène, c’était le son d’une vie quotidienne. C’est devenu celui d’une culture à part entière.