Dans Les Bacchantes d’Euripide, Dionysos entre dans la ville et enchante toutes les femmes. Elles le suivent jusqu’au bois où tout ce petit monde danse de manière effrénée sous l’influence du divin. C’est Dionysos avant qu’il ne devienne le type potelé qu’on retrouve sur toutes les peintures. C’est Dionysos au sommet de sa beauté, presque comme une femme. Les femmes qui le suivent sont les Bacchantes, et leurs danses festives sont appelées les bacchanales. En état de transe, elles transcendent la conscience pour accéder à un royaume hyperactif où elles sont capables de tout, tant sur le plan mental que physique. Ont alors lieu d’extraordinaires orgies au cœur desquelles se trouve le jeune dieu.
J’ai lu Les Bacchantes au lycée, à l’époque où j’étais obsédé par Jim Morrison. Il s’identifiait à Dionysos. Il était arrivé à Dionysos en passant par Nietzsche, dont la philosophie contrebalançait l’instinct artistique dionysiaque avec le goût apollonien pour l’ordre. On peut voir toute l’identité de Jim Morrison dans cette idée nietzschéenne de Dionysos : la musique en tant que rituel, les paroles (invitant toujours les gens à le suivre pour qu’il les encule, et pour qu’eux puissent tuer le père), et un personnage dont l’activité se résume à essayer de séduire et de baiser le public.
Dans la pièce, le roi Penthée s’aventure en forêt pour affronter Bacchus (le nom romain de Dionysos) parce que Penthée ne croit pas que le jeune étranger soit un dieu. Quand il tombe sur les femmes dans leur transe sauvage, et parmi elles, sa mère, il se fait démembrer à mains nues. Sa mère le décapite.
Si on le transpose à notre époque, Bacchus devient Charles Manson, ou Jim Jones, ou ce mec effrayant, le Do du culte du Heaven’s Gate. Bacchus, dans les bois avec ses femmes, qui les baise vigoureusement et les encourage à tuer, ça pourrait facilement servir de point de départ pour le recueil de pièces de Spahn Ranch, ou ce film sorti récemment avec John Hawkes et Elizabeth Olsen, Martha Marcy May Marlene.
En 1969, la troupe de théâtre qui enfanterait finalement le Wooster Group interprétait une version interactive des Bacchantes. Plus tard, Brian De Palma filmait la représentation et la présentait sur un écran partagé sous le titre Dionysus in ’69. C’est fantastique. Ils représentent la naissance de Dionysos en créant une voie génitale hors de leurs corps, puis ils tuent Penthée de manière tout aussi grandiose.
On voulait faire une vidéo inspirée par Dionysos, surtout parce qu’on était dans un lieu qui a une relation propre et particulière avec le dieu de la désinhibition : La Nouvelle-Orléans. L’un des plus importants défilés de Mardi Gras s’appelle Bacchus, et chaque année, un roi de Bacchus est élu.
Une année, avant Katrina, j’étais à La Nouvelle-Orléans pour le tournage d’un film intitulé Sonny, réalisé par Nicolas Cage, dans lequel je jouais un mec qui se prostitue. Nicolas a été élu Roi de Bacchus, et du coup, un des producteurs et moi avons atterri sur un char. On a fait un truc dégueu : avant le défilé, on a constitué un stock de bibelots achetés à un marchand ambulant du quartier : des fleurs en plastique, des pins et des poupées gonflables Spider Man. On a mis tout ça avec les boîtes de perles qu’on nous avait données pour les lancer depuis le char. Tout le monde sait que les gens deviennent fous pour des perles pendant Mardi Gras, mais ils ont totalement perdu la raison devant notre tas de merde. Chacun voulait sa poupée Spider Man à 3 dollars, alors qu’ils pouvaient l’acheter à n’importe quel marchand ambulant dans la rue, mais les nôtres étaient dix fois plus désirables parce qu’on les balançait depuis un char.
Notre grande idée c’était qu’au lieu de demander aux femmes de nous montrer leur poitrine en échange de nos perles, on leur demandait des bisous. On a dû se pencher au moins 50 fois pour recevoir des bisous d’inconnues. On a eu de la chance de ne pas attraper d’herpès. Quand la parade a touché à son terme devant un énorme entrepôt où se déroulait le bal de Bacchus, je me suis regardé dans le miroir des toilettes et j’ai vu mon visage couvert de crasse. Sur le char, ils vous font porter des uniformes de bouffon ; j’avais l’air d’un clown qui dirigeait une porcherie.
Quelques années plus tard, j’étais de retour à La Nouvelle-Orléans pour tourner ce court-métrage. C’était une collaboration avec Gucci, donc il fallait évidemment y glisser des influences de Fellini. Notre Bacchus s’inspirait de Marcelo Mastroianni dans La Dolce Vita, errant dans La Nouvelle-Orléans comme son personnage errait à travers Rome. Ce film, comme notre vidéo, embrassait tous les excès de la culture : du spirituel à l’intellectuel, en passant par l’esthétique et le sexuel. C’est une tentative pour contenir tous les niveaux artistiques.
Un dieu est venu au monde et il engage un dialogue avec le monde. Il l’étudie comme un nouvel arrivant. Il le trouve beau, dangereux, sexuel, chaotique, vindicatif, karmique, et en fin de compte, harmonieux.
par James Franco, via Vice.