Tout commence avec une bande de passionnés de ciné qui trouve que les Cahiers du Cinéma se complait dans les profondeurs d’une réflexion élitiste (découvrez le supplément Cinéma Croate ce mois-ci), alors que les très implantés Première et Studio Ciné Live flottent à la surface d’une marre qui cache un océan.
Et puis, il y a un homme qui prend les choses en mains. Assez original pour être noté, le patron est Directeur Artistique, homme d’images avant tout. De 1987 à 2000, il traîne dans des titres de Golf, de Tennis ou de Basket comme DA. En 2000, puisque l’apocalypse n’a pas eu lieu, il décide de devenir Directeur de Rédaction (et Artistique) des magazines RER, Reggae Massive et R&B magazine. Puis il se met à son compte et retape la plupart des magazines qui trainent sur les tables d’attente de votre médecin : Télé 7 Jours, Ici Paris, Science&Vie, France Dimanche, Modes&Travaux, Vivre au féminin et Picsou Magazine entre autre.
Comme la fin de l’année 2012 approche, qu’on annonce une nouvelle apocalypse, que la presse papier est en crise et que l’industrie du cinéma est malade, Bertrand Le Port décide de lancer See, un nouveau mag ciné. Rencontre.
Tu sors du bouclage du numéro 2. Comment se sont passées les ventes du 1er numéro ?
Plutôt bien, sur les 100.000 exemplaires, on en a écoulé environ 35.000 dans les 15 premiers jours. Au total, on devrait en vendre 40 ou 45.000. J’espérais atteindre les 50.000, mais c’est déjà bien. Mais attention, on bénéficie de l’effet de curiosité. Le vrai boulot commence maintenant. On doit d’abord régler quelques soucis de distribution, de gens qui prennent le mag, mais ne le vendent pas. See n’est pas fait pour rester dans un stock en arrière boutique.
Tu dis vouloir t’insérer dans un vide laissé par la presse ciné. Quel est ce vide ?
La lecture. Il y a deux composantes de l’ADN de la presse. La première, c’est l’objet, sa qualité… Là, il n’y a aucun soucis. La seconde, c’est la lecture, qu’il y ait à lire et que ce soit bien écrit.
So Film, qui vient d’être créé, est à part. Il y a de quoi lire et le ton est différent. Mais So Film n’est pas sur le même marché que Première et Studio Ciné Live, nous oui. Ces deux titres mainstream ont totalement raté le virage d’internet. Ils cherchent encore les scoops, alors que le scoop n’est plus pour le papier. L’immédiateté est pour le web. Si Daniel Craig se foule la cheville, toute la planète le sait dans la demie journée.
Donc, nous, on cherche du fond. Le sujet du film peut dépasser le film. Par exemple, pour le numéro 2, en couverture, on a un type qui ne fait pas l’actu (pour le 1, Skyfall écrasait le monde du ciné, on n’a pas pu y couper).
Pour nous, le cinéma est un prisme.
Ça me rappelle une phrase de Godard, « je ne veux parler que de cinéma, pourquoi parler d’autre chose ? Avec le cinéma on parle de tout, on arrive à tout. »
C’est exactement ça. Cette phrase résume parfaitement la philosophie de See. Les films sont les témoins de leur époque. Il faut les faire témoigner.
Finalement, alors que le cinéma est un art populaire, il y a assez peu de titres qui lui sont consacrés dans la presse.
C’est le paradoxe oui. Il faut savoir que, si on omet les ovnis Bollywood et Nollywood, la France est le 2ème producteur cinéma derrière les États-Unis. Le ciné a été inventé en France. En 2011, la France a cumulé 215 millions d’entrées, et c’est en hausse chaque année. Il y a 32 millions de Français qui vont régulièrement au ciné.
Le problème de la presse c’est un problème typiquement français. On a le choix soit entre un titre très élitiste, soit très populaire. Il n’y a pas de juste milieu. Et d’ailleurs, les films français souffrent un peu du même mal.
Ce côté un peu caricatural de la production cinématographique est en train d’évoluer non ?
Oui. Chez les professionnels d’abord. Mais aussi dans le public. Les gens sont beaucoup plus éclectiques. Ils vont se faire un Spielberg et un Lelouch dans la même journée.
D’ailleurs, il y a une excellente interview de Claude Lelouch dans le numéro 1. Surprenant ce choix.
Claude Lelouch, c’est 50 ans de carrière, sur 125 ans d’histoire du cinéma. Un Oscar, une Palme d’Or. Et pourtant, personne ne parle de lui depuis des années.
Il nous a accordé 3 heures de son temps et quand mon journaliste m’a envoyé l’interview bouclée, j’étais sidérée. Il dit tout.
Nous, on fait un magazine pour les amoureux du ciné, mais qui n’ont pas de chapelle. Il faut savoir que de nombreux réalisateurs américains se revendiquent ouvertement de Lelouch. Kubrick, par exemple, avant chacun de ses films, il donnait à voir La Bonne Année à ses acteurs, en leur disant que c’est ce qu’il voulait. Tom Cruise et Nicole Kidman se sont inspirées de La Bonne Année.
Vous avez une approche du cinéma qui s’approche de ce que l’on fait chez nous, c’est le transdisciplinaire.
Oui, et c’est naturel. Première et Studio Ciné Live ont 10 ans de retard. Mais ce n’est pas de leur faute. Ils appartiennent à de grands groupes. Ils ont des obligations de rendements. Et, par exemple, Première appartient au groupe Lagardère. Et Lagardère finance aussi des films, ils doivent contenter tout le monde et limiter les risques.
Studio Ciné Live, c’est un autre soucis. Ils ont fusionné et ont déçu les deux lectorats qui ont l’impression d’avoir perdu leur titre.
Aujourd’hui, les gens sont ultra sollicités (TNT, internet…), donc ils ne se concentrent plus sur une seule chose. Ils s’intéressent à tout en même temps.
On finit par ton profil de cinéphile. Quel est ton film préféré ?
Le film préféré, c’est très subjectif, c’est souvent un écho à son passé. Pour moi, c’est Il était une fois en Amérique. Je l’ai vu des dizaines de fois. Je l’ai en DVD et je regarde parfois juste une scène au hasard. Et quand il repasse au ciné, j’y vais toujours. 3h49, avec un entracte, c’est magique.
Ton réalisateur favori ?
Chez les Américains, je dirai Spielberg, De Palma qui n’a pas fait que des bons films, mais même dans ses mauvais il y a une scène qui te reste à vie, Scorsese et bien sur Tarantino. J’aime aussi Nolan, mais j’ai été déçu par les Batman, alors que Inception est un excellent film. J’oubliais Paul Thomas Anderson, qui se revendique de Lelouch d’ailleurs.
Côté français, Lelouch, Truffaud, j’aime bien Xavier Giannoli chez les jeunes. Ah oui, et bien sur Toledano et Nakache. Ils ont une sensibilité extraordinaire. Je pense qu’ils feront une grande carrière.
Ton acteur préféré ?
Leonardo Di Caprio, Brad Pitt, Joaquim Phoenix, et comme je suis très Actor Studio, bien sur, l’immense Daniel Day Lewis. D’ailleurs, je peux vous dire qu’on a eu la chance de voir le Lincoln de Spielberg, et c’est une tuerie.
Ton actrice ?
Naomi Watts. Chez les francophones, j’aime Cécile de France. Mais elle est sous-exploitée. Un jour elle aura un rôle à sa hauteur, et alors là… on parlera un peu moins de Marion Cotillard. La différence entre les deux, c’est qu’il y en a une qui sait faire rire. C’est beaucoup plus facile de faire pleurer que de faire rire. La tragédie c’est simple, ça repose sur 4 ou 5 ressorts qui sont les mêmes pour tout le monde. La famille, la mort, la maladie… alors que le rire est propre à chacun. Il y a mille déclencheurs du rire. C’est pour ça que, quoiqu’on pense de Bienvenue chez les Ch’tis, faire rire 20 millions de personnes, c’est un exploit.
Pas de Charlize Theron ?
Charlize Theron, c’est pas pareil. Charlize, c’est le fantasme absolu. Un autre univers.
Pour finir, quel est le film que tu as honte d’aimer ?
J’en ai des tonnes. J’ai que de ça même. Mais il y en a un que tout le monde a détesté, sauf ma fille, c’est Australia de Baz Luhrmann (attention à son Gatsby, il va faire mal je pense) avec Nicole Kidman et Hugh Jackman. Pourtant, dans ce film, il y a tous les ressorts que je déteste, mais il ne faut pas le lire au premier degré et alors son côté radical devient génial.