On pense tous connaître Marilyn Monroe. Sa jambe émergeant de la piscine dans le film jamais fini Something’s Got To Give, ses numéros musicaux légendaires et ses photos de pin-up. Sa plastique de rêve, ses mots susurrés, son faux grain de beauté et sa jupe blanche volant au-dessus d’une bouche de métro. Blonde, film d’Andrew Dominik présenté en compétition à la Mostra de Venise, est là pour remettre les pendules à l’heure.
Cette biographie fictionnalisée, adaptée du roman de Joyce Carol Oates, s’éloigne de la légende Marilyn et écorche violemment l’image en papier glacé que l’actrice a laissée derrière elle. Elle offre à la place le portrait d’une femme violentée et détruite par son propre mythe, une figure tragique qui appartenait à tout le monde sauf à elle-même.
Structure expérimentale
Blonde n’est pas un biopic. C’est une fiction expérimentale, qui réinterprète librement les principaux éléments biographiques de l’actrice (sa mère atteinte de troubles psychiatriques, sa carrière, ses relations, ses problèmes d’addiction) et les transforme en tragédie horrifique.
Comme le roman dont il est tiré, le film s’intéresse moins à la véracité factuelle ou chronologique qu’à la psyché fracturée de Norma Jeane-Marilyn. Son style fragmenté et onirique brouille les frontières entre fiction, réalité, souvenirs et hallucinations, et désoriente volontairement le spectateur.
Avec peu de dialogues et une temporalité poreuse, le long métrage s’apparente à une succession d’images subliminales qui nous plongent dans l’expérience subjective de Norma Jeane et laissent entrevoir, loin du glamour, une vie de maltraitance, d’abus et de solitude.
Pour illustrer les différentes émotions de l’actrice, qui perçoit les moments importants de sa vie comme des scènes de film, la réalisation alterne entre couleur et noir et blanc, et passe sans cesse d’un format à un autre. Le son est parfois intrusif (les flashs de photographes font office de jump scares, les ovations des fans sonnent comme des cris d’horreur), et la narration non linéaire fait s’entrechoquer le rêve et la réalité, souvent au sein d’un même plan.
Blonde ne se contente pas de nous montrer l’histoire de Marilyn, il nous fait ressentir viscéralement la dissociation de l’actrice.
Détruire pour reconstruire
Cette narration cyclothymique sert le propos de Blonde, qui cherche à éclater l’image figée et monolithique de la star, perpétuée par les posters, photos souriantes et autres statues à son effigie. Tout au long du film, Andrew Dominik recrée certaines images emblématiques de l’actrice pour mieux les détruire.
Lorsqu’il revisite par exemple la scène culte de Sept ans de réflexion au-dessus de la bouche de métro, il nous plonge d’abord dans un male gaze affriolant, focalisé sur la jupe blanche qui se soulève au ralenti, la culotte de Marilyn, son sourire d’extase.
Et puis, l’image saute, et se répète: on assiste à un montage frénétique d’une, deux, trois, quatre prises de la même scène. À force de répétition, le moment célèbre ne semble plus qu’artificiel, mécanique. Une fois la dernière prise terminée, Marilyn fait un pas de côté et son sourire s’efface, tandis qu’une masse informe d’hommes rugit d’admiration.
La violence des regards
Les fans cherchant un récit révérencieux sur cette icône immortelle seront sans doute choqués par Blonde, qui fait le portrait d’une Marilyn terriblement humaine, et n’hésite pas à la suivre dans des moments intimes ou dégradants. Le film, interdit aux moins de 17 ans aux États-Unis, contient plusieurs scènes de viol ou de violences sexuelles et interroge l’image de sex symbol de Marilyn, en la montrant surtout comme une femme méprisée et violentée par tous les hommes qui l’entourent.
Lorsqu’elle leur fait lire les poèmes qu’elle a écrits, ou leur parle de Tchekhov ou de Dostoïevski, ils lui jettent un regard incrédule ou perdent leur intérêt. Ses relations amoureuses n’ont pas grand-chose de romantique: son mari Joe DiMaggio, surnommé «l’ex-athlète», est violent avec elle; Arthur Miller («le dramaturge») trahit sa confiance en écrivant sur leur vie intime. Quant à l’aventure entre Marilyn Monroe et John Fitzgerald Kennedy, lourdement fantasmée et cristallisée dans l’imaginaire collectif par la chanson «Happy birthday Mr. President», elle hérite des passages les plus crus et douloureux du film.
Ces moments choquants ne sont pas là pour titiller le spectateur. Ils nous mettent dans la peau de Marilyn et nous permettent de faire l’expérience, avec elle, de la violence du regard porté sur elle. Dans une scène où l’actrice arrive à une avant-première, les visages des hommes hurlant son nom sont déformés, comme s’ils étaient prêts à l’engloutir. Et lorsqu’elle se voit à l’écran, Marilyn réalise qu’aux yeux des autres, elle n’est qu’une simple blonde. Une femme que tout le monde veut posséder, mais que personne ne veut comprendre.
Un anti-biopic intime
En s’éloignant du biopic traditionnel, Blonde ne raconte pas tant l’histoire de Marilyn Monroe que celle d’une féminité aliénée, quitte à faire des sacrifices narratifs. Alors que le livre de Joyce Carol Oates détaillait plus amplement les rôles de l’actrice, son amour de la poésie, ses cours de théâtre et la manière dont elle construisait ses personnages, Andrew Dominik évite en grande partie de raconter la vie professionnelle de Marilyn. C’est peut-être son choix le plus regrettable, quand on sait qu’il s’agit du domaine dans lequel elle continue d’être sous-estimée.
Les scènes (trop rares) qui montrent tout le talent de l’actrice sont parmi les plus belles et les plus mémorables du film, comme celle de sa première audition, ou celle dans laquelle elle analyse la pièce d’Arthur Miller mieux que lui-même n’aurait pu le faire.
Dans ce portrait intime, foisonnant et parfois violent, la performance remarquable d’Ana de Armas, complètement habitée par son rôle, empêche le personnage de sombrer dans la caricature.
Blonde offensera très certainement ceux qui considèrent Marilyn Monroe comme une icône intouchable. Mais cet anti-biopic d’une tristesse infinie ne cherche pas à détruire la mémoire de l’actrice, juste à complexifier l’image unidimensionnelle que le public se fait d’elle. Dans la scène finale, alors que la femme de 36 ans meurt sur son lit, son image se dédouble. La seconde se blottit contre son oreiller et nous sourit, complice et séductrice. Norma Jeane est morte, mais le fantasme de Marilyn reste éternel.
Source : slate.fr