Les domestiques ont longtemps été un confort courant dans la classe moyenne, jusqu’à la première moitié du XXe siècle. L’autobiographie d’Agatha Christie, publiée à titre posthume en 1977, nous offre un aperçu intéressant de cette époque révolue où la vie domestique était justement peuplée de domestiques, et pas seulement pour les aristocrates de la série « Downton Abbey ».
La Grande guerre est enfin terminée, et le mari d’Agatha Christie vient d’être démobilisé en tant qu’officier de l’armée anglaise. Le revenu annuel du couple est d’environ 700 livres sterling, ce qui correspond aujourd’hui à 50 000 dollars (pour obtenir ce chiffre, il suffit d’utiliser le calculateur d’inflation de la Banque d’Angleterre. Bien sûr, c’est une approximation : les habitudes de consommation sont très différentes sur des périodes aussi longues).
Le couple loue un appartement à Londres au quatrième étage sans ascenseur avec quatre chambres, deux salons et une vue sur le jardin. Le loyer est de 90 livres par mois, soit 530 dollars actuels. Ils vivent confortablement mais, pour l’époque, ne sont pas des nantis. Ils ont engagé une bonne à demeure pour 36 livres sterling par an, soit 2 600 dollars. Ils attendent leur premier enfant et ils ont également recruté une infirmière pour s’en occuper.
Un rapport au confort matériel évolutif
Agatha Christie s’étonne elle-même, des décennies plus tard, d’avoir trouvé ces dépenses normales et nécessaires. Elle écrit : « Avec le recul, il me semble extraordinaire que nous ayons envisagé d’avoir à la fois une infirmière et une domestique. Mais elles faisaient partie des composantes essentielles et incontournables dans le mode de vie de l’époque. L’idée d’y renoncer ne nous a pas effleurés un instant. En revanche, commettre l’extravagance d’avoir une voiture ne nous serait pas venu à l’esprit. Seuls les riches avaient des voitures. » En 1919, la Ford model T coûtait 170 livres, soit un équivalent, en 2022, de 12 000 dollars. Elle valait trois mois de revenus pour la famille Christie, et presque cinq ans pour leur domestique.
On devine peut-être déjà ce qui se profile derrière cet extrait de journal de l’écrivaine britannique : le niveau de vie et les attentes en termes de confort matériel ont beaucoup évolué depuis un siècle. Ces chiffres nous semblent même parfois complètement déséquilibrés. Une famille américaine avec un revenu de 50 000 dollars pourrait aujourd’hui se permettre d’acheter une voire deux voitures, mais n’aurait certainement pas de domestiques à demeure. Cela lui coûterait bien plus que 2 600 dollars par an. Et personne n’accepterait aujourd’hui de travailler à ce prix.
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Un Français ou un Américain de classe moyenne aura aujourd’hui beaucoup plus de difficulté à payer une place en crèche ou en garderie. Si la domestique et la bonne d’enfants étaient des figures familières du confort petit-bourgeois de l’époque, aujourd’hui, la bonne d’enfants à domicile a cédé la place, dans ce même milieu, à une nounou occasionnelle – de même pour la femme de ménage.
Pour la classe moyenne, ce confort-là s’est atomisé et transformé en services ponctuels. Cette main-d’œuvre à domicile est désormais un luxe que seuls quelques-uns peuvent se permettre. D’un autre côté, la voiture est devenue bon marché. C’est aussi le cas des jouets pour enfants, des vêtements et des téléviseurs, par exemple. Ce luxe s’est évanoui avec la croissance économique des pays occidentaux : à mesure que les foyers se sont dotés d’appareils électroménagers de tout genre, ces derniers ont cessé d’être considérés comme un luxe – ils sont rentrés dans le décor du quotidien.
Elon Musk et la valse du luxe
Au cours de l’histoire humaine, le luxe a parfois marché sur sa propre tête. Ce qui était nécessaire est devenu un luxe. Ce qui était luxe est devenu nécessaire. Et cette valse du luxe dépend en grande partie des aléas du progrès technique et technologique. Lors de la récente présentation « We Robot » de Tesla, Elon Musk a mis en évidence cette valse ancestrale dans l’histoire du luxe : nous entrons désormais dans une ère où les robots humanoïdes domestiques pourraient devenir un bien accessible aux classes moyennes. Ils seront capables de tondre la pelouse, promener le chien, aller faire les courses. Lors de la démonstration, ils ont même démontré certaines capacités relationnelles : interagir avec les invités, distribuer des cadeaux, jouer à pierre-feuille-ciseaux, et même danser.
Dans quelques années, nous dit Musk, le robot C-3PO de Star Wars ne sera plus un fantasme. Le milliardaire prévoit de commercialiser le robot humanoïde Optimus entre 20 000 et 30 000 dollars, avec un objectif de mise sur le marché dès la fin de l’année 2025. Ce prix peut sembler élevé mais il connaîtra très certainement le même destin que tous les appareils électroménagers depuis leur création : une baisse progressive de leur prix, permettant une généralisation de l’assistance robotisée dans toutes les classes sociales. De surcroît, Optimus va se heurter à une concurrence féroce dans le domaine des robots humanoïdes, notamment de la part de Honda et Boston Dynamics. Cette compétition pourrait accélérer l’innovation et l’accessibilité de ces domestiques humanoïdes.
Les promesses d’Elon Musk ne seront peut-être pas tenues dans un temps aussi court. Mais cette démonstration interroge notre rapport au confort matériel dans nos foyers. Alors que l’emploi des domestiques était devenu un luxe inaccessible pour la majorité des classes moyennes, les progrès de la technologie permettent d’envisager le retour d’une assistance domestique à domicile. Entre les années vingt et aujourd’hui, avons-nous vécu une parenthèse historique où avoir une aide domestique était un luxe inaccessible à 99 % des gens ? Quoi qu’il en soit, les robots de Tesla ouvrent un nouveau chapitre dans la saga du luxe domestique.
Source : Marianne