C’est où le Groenland ?
Avant de rentrer dans les détails de ce premier roman, une question. Simple et bête. Vous imaginiez qu’il y avait des villes, des gens avec des problématiques sentimentales, vous, au Groenland ? Vous sauriez le situer sur une carte, d’ailleurs ? Ou comme moi, engoncé.e.s dans votre ethnocentrisme, vous pensiez qu’il n’y avait que des phoques en voie d’extinction, des ours polaires et des pingouins ? Quoi qu’il en soit, vous deviez être loin de vous douter de la présence d’une communauté queer.
Une communauté queer ? Au Groenland ?
Premier roman d’une jeune groenlandaise, Niviaq Korneliussen, Homo Sapienne nous plonge au cœur des problématiques d’une bande d’ami.e.s et amant.e.s à travers 5 chapitres. 5 chapitres d’un roman polyphonique pour 5 voix et 5 façons différentes de vivre sa sexualité et son rapport à l’autre, aux autres, aussi. Homo, bi, trans, hétéro se tournent autour, se heurtent, s’aiment, découvrent leurs choix d’objet et leurs préférences sexuelles jusqu’ici tues. S’élève aussi une volonté de briser les tabous d’une société que sa jeunesse trouve archaïque et arriérée, engluée dans des problèmes d’alcool et de violences conjugales. Niviaq Korneliussen choisit un parti-pris très intéressant au niveau de la narration : il faut entrer dans la vie des personnages pour comprendre leur problématique, leur façon de vivre et ressentir le monde. Au lecteur d’être présenté à ces jeunes de chapitre en chapitre et de tracer leurs relations. On y rentre par des chansons et on suit le rythme rapide, presque incantatoire, de l’écrivain.
Pourquoi le lire ?
Parce que ces gens, c’est nous. C’était nous. C’est vous. Que vous aimiez les hommes, les femmes, les deux, aucun des deux. Les questionnements et les vacillements de cette bande de jeunes sont ceux qui traversent chaque individu, ou presque, j’ai le droit d’être lyrique. Interroger sa place dans la société, les modalités de son désir, découvrir ses sentiments et son identité, se chercher en sachant qu’on ne se trouvera sans doute jamais totalement… n’est-ce pas ce que nous faisons tous, à différents niveaux ? Niviaq Korneliussen réussit un pari audacieux, celui de faire ressortir l’universalité des angoisses existentielles, celles qu’on découvre quand on regarde l’avenir et qu’on réalise qu’il n’y a pas de manuel de vie. Son style, cash et cru, sans fioritures ni effets pesants, la place d’emblée au même niveau qu’un Tao Lin ou qu’un Ryu Murakami, plus haut même. Car Niviaq, permettez que je l’appelle par son prénom, prend le contre-pied de la morosité de cette littérature « nouvelle génération ». L’urgence intérieure se ressent à chaque phrase, comme si les paysages enneigés et les conditions climatiques rudes forgeaient des individus incandescents. Bref, Homo Sapienne est une tornade.
Niviaq Korneliussen. Homo Sapienne. Traduit du danois par Inès Jorgensen. Editions la Peuplade.